Nous renvoyons dans une premier temps le lecteur au premier compte-rendu détaillé paru à l'occasion des premières représentations à Anvers : https://wanderersite.com/opera/le-lac-des-signes/
Avec le Lac d'argent se referme la parenthèse de liberté de création dans la République de Weimar. Pressentant que l'arrivée au pouvoir d'Hitler allait faire peser une chape de plomb sur l'Allemagne, Kurt Weill et Georg Kaiser avait décidé de ne pas donner leur opéra à Berlin mais dans trois salles différentes et simultanément : Erfurt, Magdebourg et Leipzig. La censure interrompit le spectacle en le rangeant illico au rang des œuvres dégénérées et anti-allemandes.
Le travail de Ersan Mondtag multiplie les angles de lecture dans un livret dont la complexité tient au fait qu'il s'agit d'une dénonciation acerbe du nouveau pouvoir politique sous l'apparence d'une fable morale. La relation entre Olim et Severin se déploie avec une saveur queer qui ne dissimule pas pour autant les arrière-fonds plus sérieux, laissant penser à la répression qui s'abat sur les minorités sous un ciel de dictature et d'injustice. La question de la faim et du vol de l'ananas n'est pas à ranger au rayon des anecdotes faciles – elle sert de fil rouge et de référence à une période profondément troublée où la crise économique succéda à l'humiliation du Traité de Versailles. Élément important au service de cette thématique, ce fantastique décor imaginé sous la forme d'une tournette à trois faces, le château qu'Olim gagne à la loterie et que lui substitue Frau von Luber fourmille de détails et de clés. L'aristocrate n'a pas de scrupule pour déposséder Olim de sa fortune, témoignant au passage des nombreux arrangements de cette classe sociale avec le régime nazi pour garder ses privilèges.
Sur deux niveaux, on se prête à scruter les références à la thématique de la faim : caricature de Daumier, Brueghel, Max Ernst, Bosch, Goya… mais aussi les plus rares Käthe Kollwitz et Alberto Martini. L'impressionnante partie "égyptienne" du décor fait allusion au principe de la raison suffisante dans la citation (tronquée) de Christian Wolff, contemporain et adversaire de Leibnitz, dans ses Elementa Medianica (1): (Nihil est) sine ratione (sufficiente) cur potius sit quam (non sit), dont on retiendra la traduction théâtrale qu'en donne Mondtag d'un théâtre de l'absurde et d'une suite de péripéties où la raison semble avoir disparu. En réalité, la critique touche ici la philosophie de Leibnitz, déjà décriée dans le Candide de Voltaire et qui, rapportée à notre monde contemporain, tend à mettre en lumière l'absurdité de l'actualité et de ses drames. D'où la danse macabre où se suivent terroristes de Daesch, policiers robocops, martyrs chrétiens, personnages du théâtre chinois, infirmières et juges robots androïdes…
La fuite des deux compagnons et amants, et le projet commun d'en finir et se suicider dans le lac d'argent, est contrariée par la couche de glace qui le recouvre. La scène déchirante (sans doute un des sommets de l'ouvrage) fait directement allusion à l'exil en Suisse de Kaiser, de l'autre côté de ce lac de Constance qui ne signifiait pas pour autant l'accès à une liberté confortable. Tandis que Weill fuyait aux Etats-Unis, Kaiser finit ses jours dans une misère absolue. La récitation par Anne-Élodie Sorlin (Fennimore) de la lettre bouleversante qu'il écrit au compositeur est un moment d'inexprimable douleur qui vient jeter sur un spectacle faussement déglingué un jour terrible et froid.
Le plateau de cette reprise réunit des chanteurs qui se plient à merveille à une direction d'acteur qui repose en grande partie sur la capacité des protagonistes à réciter et improviser dans les longs passages parlés. Le passage du flamand au français permet de faire surgir des détails que l'absence de surtitres rendait difficiles à Anvers. L'action est ainsi menée tambour battant par le premier des protagonistes : Olim le policier repenti, joué par l'inénarrable Benny Claessens, très à l'aise dans ses multiples variations et improvisations. Il ajoute à son rôle celui d'un metteur en scène interrompant une représentation qui s'enlise dans l'improbable image d'acteurs mutants post conflit nucléaire (nous sommes en 2033…). Cette mise en abîme dramaturgique est l'occasion de faire surgir sur scène des idées-personnages comme cette double Fennimore à la fois actrice (excellente et gouailleuse Anne-Elodie Sorlin) et chanteuse (Ava Dodd, un peu encombrée par une large émission qui limite la finesse du phrasé). Après l'opéra social de Sebastian Rivas récemment créé à Lyon, on retrouve Nicola Beller Carbone dans le rôle plus libre et plus fantasque de Frau von Luber. Le volume et l'incarnation sont ici au rendez-vous d'un numéro d'actrice remarquable. Grand succès également pour James Kryshak en agent de la loterie et Baron Laur. Seul artiste (avec Benny Claessens) rescapé des représentations flamandes, il rend avec maestria l'humour grinçant et décalé qui émane de l'écriture de Kaiser, sans pour autant démontrer un talent suffisant dans l'articulation du chant en allemand et la clarté des propos récités en français. Le duo pétulant des vendeuses (Inna Jeskova, Séverine Maquaire) répond avec brio à la dégaine désabusée des fossoyeurs mutants (Benjamin Colin, Wook Kang, Yong Kim, Ill Ju Lee), tandis que Yanis Bouferrache dessine à main levé de vibrants et très contrastés chasseur, médecin et policier. On accordera assurément la palme de la soirée au Severin de Joël Terrin, acteur et chanteur polymorphe, dont la voix très dense et volubile marque une belle présence en scène
Gaetano Lo Coco dirige avec une expression très versatile un Orchestre et des Chœurs de l'Opéra national de Lorraine qui rendent parfaitement l'enchaînement des contextes musicaux (cabaret, valse expressionniste ou polyphonie néo-classique). A la fois kitsch et doucereuse, la ligne expressive ne retombe jamais et trouve dans la direction une motivation à toujours aller de l'avant, quitte à rattraper au passage les quelques sorties de route et les numéros d'improvisation tragicomiques du plateau. Du grand art et un spectacle à ne manquer sous aucun prétexte.
(1) https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2002–1‑page-105.htm