Gioachino Rossini (1792–1868)
Guillaume Tell (1829)
Opéra en quatre actes
Livret d'Etienne de Jouy et Hippolyte Louis Florent Bis, avec la participation d'Armand Marrast et Adolphe Crémieux, d'après la tragédie de Friedrich Schiller (1804)
Création à l'Opéra de Paris (salle Le Peletier) le 3 août 1829
Édition critique par E. C. Bartlet de la Fondazione Rossini de Pesaro en collaboration avec Casa Ricordi de Milan.

Direction musicale Michele Mariotti
Mise en scène Chiara Muti
Décors Alessandro Camera
Costumes Ursula Patzak
Éclairages Vincent Longuemare
Chorégraphie Silvia Giordano

Guillaume Tell Michele Pertusi
Arnold Melchtal Dmitry Korchak
Walter Furst Nahuel Di Pierro
Melchtal Evgeny Stavinsky
Jemmy Catherine Trottmann
Gesler Luca Tittoto
Rodolphe Brayan Avila Martinez
Ruodi Dave Monaco
Leuthold Paul Grant
Mathilde Salome Jicia
Hedwige Géraldine Chauvet
Un chasseur Huanhong Li

Avec la participation des élèves de la Scuola di Ballo dell’Accademia Teatro alla Scala dirigée par Frédéric Olivieri

Orchestra e coro del Teatro alla Scala
Chef des chœurs Alberto Malazzi

Nouvelle production du Teatro alla Scala

Milan, Teatro alla Scala, samedi 6 avril 2024, 18h30

195 ans après la première parisienne, Guillaume Tell dans sa version originale en français entre au répertoire du Teatro alla Scala. La dernière production (en italien) remonte à 1988. Mise en scène par Luca Ronconi, elle était dirigée par Riccardo Muti. C’est cette fois-ci sa fille, Chiara Muti qui assure la mise en scène, et la direction musicale a été confiée à Michele Mariotti.
Si la production résulte musicalement exceptionnelle, et merveilleusement chantée par les deux protagonistes, Michele Pertusi en Guillaume Tell et Dmitry Korchak en Arnold, on ne peut en dire autant de la réalisation scénique problématique sinon catastrophique, voguant d’idée étrange en idée étrange, naviguant entre Metropolis de Fritz Lang (référence assumée par la metteuse en scène) à Blanche Neige, puisque Gesler, tout de rouge vêtu tenant sa pomme a tout de la méchante sorcière offrant à la douce héroïne sa pomme empoisonnée.
Il en résulte un malaise réel, parce que la force musicale indéniable est sans cesse contrebalancée par cette vision uniformément noire (c’est selon Chiara Muti un parcours de l’obscurité à la lumière) avec de mauvaises idées et des moments qui confinent au ridicule. Alors on préfère se souvenir de Des Grieux dans Manon et jouir du moment « En fermant les yeux ».

Michele Pertusi (Guillaume Tell)

 

Ce qui rend mémorable cette production, c’est d’abord la qualité de la réalisation musicale, dominée par la direction éblouissante de Michele Mariotti qui s’était déjà confronté à l’œuvre gigantesque de Gioachino Rossini à Pesaro en 2013 avec des résultats discutés, et qui ici fait l’unanimité. Rarement en effet ces dernières années on a entendu un public de la Scala aussi enthousiaste pour un chef, un enthousiasme totalement justifié pour une direction qui transfigure l’œuvre…
Unanimité aussi contre la mise en scène de Chiara Muti, qui a réussi à unir contre elle conservateurs et progressistes, à cause d’un concept fumeux où la multiplicité des « idées » noie toute référence réelle à l’œuvre et toute lisibilité.
Alors, à tout seigneur tout honneur, nous commencerons notre compte rendu par l’ensemble de la réalisation musicale, qui est réellement une pierre miliaire de l’interprétation de l’œuvre.

Quelques rappels

Guillaume Tell n’est pas si fréquent à la Scala, la dernière production remonte à 1988, dirigée par Riccardo Muti et mise en scène par Luca Ronconi dans une des premières réalisations scéniques au monde où la vidéo jouait un rôle déterminant. Production de haut niveau, dans la version italienne Guglielmo Tell, elle ne fut jamais reprise. Et auparavant, une production signée Sandro Bolchi et dirigée par Francesco Molinari-Pradelli avait été proposée pendant la saison 1964–1965 et reprise la saison suivante. Celle-ci est tombée dans les oubliettes de l’histoire.
Cette production est donc la troisième depuis 1951, ce qui montre la très relative popularité de l’œuvre, mais c’est la création de la version originale française qui fait en cette saison l’originalité de la programmation. Encore un effort et un jour peut-être la Scala se décidera à proposer Don Carlos en version originale…

On le sait, Guillaume Tell est le dernier opéra de Rossini, avant un quasi silence d’une quarantaine d’années, non que Rossini disparaisse du paysage, non seulement il sera une ombre tutélaire que tous les musiciens en visite à Paris chercheront à rencontrer, mais il va continuer d’être joué sur toutes les scènes d’Europe, ses titres divers occupant bonne partie des saisons. Sur la première moitié du XIXe, c’est Rossini qui mène la danse partout, et c’est la référence absolue d’un Meyerbeer qui l’admirait éperdument ou d’un Donizetti : il suffit d’écouter leurs premières œuvres pour constater le poids du modèle rossinien.
Si on lit souvent et à juste titre que Guillaume Tell a ouvert la voie au Grand-Opéra à la française, on reste aussi stupéfait de l’influence de l’œuvre et du compositeur y compris sur des compositeurs un peu plus tardifs comme Verdi : il est clair par exemple que la scène II de l’acte IV, la cabalette qui suit  Asile héréditaire avec le chant de guerre d’Arnold qui entraine avec lui le chœur (Amis, amis secondez ma vengeance  va donner l’idée au grand Verdi d’un de ses « must » de Trovatore, Di quella pira , sans compter l’influence du modèle rossinien sur ses œuvres de jeunesse, Nabucco face à Moïse ou même le plus souriant Un Giorno di regno. Mais Rossini est tellement à la mode pendant la période qu’Offenbach lui-même puisera à pleines mains dans ce modèle pour ses opéras-bouffes.

Et le paradoxe, c’est qu’en dehors d’Italie, ses opere serie et encore plus ses dernières œuvres écrites pour Paris restent relativement confidentielles. Il est vrai qu’il faut trouver les artistes adéquats pour les interpréter, mais le travail effectué à Pesaro par l’Accademia Rossini a permis de former des générations de chanteurs capables d’affronter ce répertoire qui demande, c’est vrai une technicité que tous n’ont pas. Un rôle comme celui de Mathilde n’a pas trouvé depuis longtemps son interprète idéale, Studer se fit huer à la Scala par exemple et Salome Jicia, très honnête ici ne rend pas néanmoins pleinement justice au rôle, quant à Nadine Koutcher qui fut Mathilde à Genève en 2015, elle est tombée dans les oubliettes de l’histoire sans évoquer certaines erreurs de distribution au disque (Malin Byström avec Pappano), seule ces dernirèes années à ma grande surprise, Jane Archibald n’avait pas si mal fait à Lyon.

Du point de vue de l’orchestre, si Guillaume Tell a donné naissance au genre du Grand-Opéra, synonyme de grand spectacle, d’orchestre spectaculaire et de chœurs importants, c’est une œuvre à la fois profondément originale mais qui procède aussi pleinement de la tradition rossinienne. On ironise souvent je l’ai souvent écrit sur les « trucs » rossiniens, réutilisation d’airs, réorchestrations, emprunts dans le style de ce que se pratiquait fréquemment au XVIIIe. Mais Guillaume Tell, c’est différent, même si certains moments sont des passages obligés de nombreux opéras rossiniens comme la tempête ou le déchainement des éléments, qui prennent ici une couleur d’autant plus importante que la nature est un des éléments cruciaux de l’œuvre. Mais au contraire du Comte Ory, du Siège de Corinthe ou de Moïse et Pharaon, Guillaume Tell n’est pas une réécriture, mais une création ex-nihilo dont l’histoire est puisée aux meilleures sources du romantisme allemand, à savoir le drame de Schiller (1804) encore très récent appelé d’ailleurs simplement par Schiller « pièce de théâtre ». Exaltation du sentiment identitaire lié aussi au contexte et à la nature, conquête d’indépendance face aux envahisseurs autrichiens, revendication de liberté, on y trouve les thèmes post révolutionnaires qui peuvent convenir à Paris et en même temps Rossini soucieux d’afficher quelque chose de vraiment neuf travaille une musique aux colorations nouvelles.
Mais Rossini reste Rossini : il ne sera jamais tonitruant, jamais bruyant, et toujours raffiné, particulièrement attentif à l’orchestration, à l’équilibre orchestre-voix, à la parfaite adéquation de la couleur orchestrale au livret. La fameuse ouverture en est un exemple avec son début qui évoque la nature, mélancolique et un certain lyrisme, et qui s’achève avec cette explosion orchestrale fameuse entre toutes, symbole de dynamique et de mouvement. Rossini est un habile doseur, il sait alterner lyrisme, mélancolie, drame, déchainement, parce qu’il est aussi un maître du théâtre, d’autant plus dans une œuvre aux dimensions inédites (près de 5h en tout, exécutée à Milan presque sans coupures) où la part de chaque moment doit être subtilement calculée.

Dernier élément déterminant, la variété des ambiances musicales, morceaux orchestraux, grands moments choraux, ballets, et évidemment chant : tout cela détermine un jeu particulièrement minutieux destiné à éviter la lassitude et à donner la primauté, toujours, au théâtre.

 

 

Emportées par Michele Mariotti, des forces locales au sommet

Michele Mariotti, qui est né dans la marmite rossinienne et y a barboté de manière continue pendant une bonne part de sa jeunesse et des débuts de sa carrière aborde pour la deuxième fois Guillaume Tell, plus de dix ans après sa première fois. Il l’aborde donc ici avec une maturité plus grande, une connaissance plus large du répertoire lyrique auquel il s’est confronté, et propose un Guillaume Tell d’une force et d’une justesse inédites. J’ai eu la chance d’entendre dans cette salle un Muti extraordinaire, et aussi à Lyon une splendide lecture de Daniele Rustioni dans un style très différent qui correspondait à une mise en scène de génie signée Tobias Kratzer. Mais la manière dont Mariotti aborde l’œuvre a cette couleur si spécifique de Rossini, tout en en soulignant les innovations et les traits inédits qui plus tard feront florès chez ses successeurs.

Mariotti ne fait pas de Guillaume Tell un pré-Meyerbeer (ce serait plutôt Meyerbeer qui serait d’ailleurs un « post-Rossini » dans ce cas), et ne cherche pas à le diriger non plus comme du jeune Verdi dont il est par ailleurs un des meilleurs interprètes.  Il travaille avec une palette propre, essayant de puiser essentiellement son inspiration et ses trouvailles dans ce qui pouvait être l’univers musical de Rossini, matiné de Gluck (dont il a dirigé à la Scala un bel Orfeo ed Euridice) pour un certain aspect monumental et de Mozart (dont il a dirigé à Rome un Idomeneo particulièrement stimulant) pour l’élégance et les raffinements. Ces deux viatiques éclairent la subtilité de certains passages, la noblesse de certains chœurs, les limites au volume d’une musique qui pourrait vite devenir débordante.

Par nature, les interprétations de Mariotti quelles qu’elles soient privilégient toujours la souplesse aux aspérités, et donnent au drame non pas forcément le halètement, mais la fluidité, le continuum, la ligne. Il dose parfaitement le degré de tension, sans jamais rien de trop mais sans jamais laisser le théâtre de côté.
L’ouverture si fameuse (et très traditionnellement rossinienne dans sa forme mais nouvelle par sa substance et l’exploitation de la pâte orchestrale) est une leçon de style et de cohérence. Il y a plusieurs moments qui s’enchaînent avec souplesse, en commençant par appuyer légèrement sur les échos initiaux merveilleusement interprétés du violoncelle qui sonne comme une plainte mélancolique aux accents presque déchirants, à peine interrompus par les percussions en sourdine, prémonitoires. Voilà qui pose la couleur qui devrait être celle de toute d’œuvre (hélas Chiara Muti dans ses errances va un peu bousculer cet ordonnancement qui commençait si bien).

Le deuxième moment (alternant flûte et cordes puis cuivres) tempétueux, presque beethovénien (un des rêves de Rossini) va déboucher en contraste sur l’un des thèmes fondamentaux, le ranz des vaches au cor anglais et à la flûte, solitaires, bucoliques, pastoraux (on songe aussi à la Pastorale) c’est-à-dire une autre ambiance, radicalement différente et pourtant ne se posant jamais en contraste, tant les enchainements sont souples et subtils, avec une respiration incroyable, interrompus par la cavalcade finale à un rythme d’enfer, d’une stupéfiante clarté, mais jamais débordante par le volume, laissant se développer une dynamique étourdissante qui mène l’orchestre puis la salle à l’incandescence. La messe est (presque) déjà dite, vu l’explosion d’enthousiasme délirant qui s’ensuit.
Et toute la représentation est de cet acabit, faite de délicatesse extrême, de couleurs peut-être jamais révélées avec ce soin, de respiration grâce à la clarté du rendu qui révèle toutes les subtilités d’orchestration, le rôle de chaque série de pupitres, et notamment l’importance des bois, dont la présence souligne l’importance de l’évocation de la nature, toujours présente (en fosse, pas en scène hélas), tout en ne relâchant jamais les rythmes, notamment évidemment dans les ballets, mais pas seulement. Mariotti souligne sans cesse l’incroyable science rossinienne de l’agencement, où l’on passe sans transition mais sans brutalité d’une ambiance à l’autre, du lyrisme au drame, de la mélancolie à l’épique. Il souligne la mise en scène du son chez Rossini sans jamais être superficiel ou gratuitement spectaculaire. C’est un caractère de Mariotti dans ce répertoire de ne jamais exagérer les volumes (même s’il sait le faire par ailleurs dans d’autres contexte, comme son récent Mefistofele à Rome). Il joue sur différents niveaux, en laissant en évidence par exemple les sourdines, on l’a évoqué dans l’ouverture, mais à d’autres moments également, montrant comme Rossini n’est jamais simpliste, mais construit sa musique en fonction des nécessités dramatiques, de ce qui va suivre, de ce qui est annoncé. Mariotti rend la partition évocatoire, stimule l’imaginaire du spectateur (à condition de fermer les yeux, vu ce que la scène nous offre) à travers une musique qui ne cesse d’être métaphorique, comme l’avait si bien montré Kratzer à Lyon.

C’est un paysage sonore d’un infini miroitement que dessine Mariotti, magnifiquement secondé par un orchestre du Teatro alla Scala des grands soirs, particulièrement engagé, où la qualité des pupitres est mise en valeur par la limpidité de l’approche. Il y a des moments où l’on sort de ce théâtre persuadé que cet orchestre est le meilleur orchestre de fosse au monde, ce soir-là on retrouvait cette qualité incroyable du « son Scala » qui parfois – pas toujours- nous emmène au seuil du Ciel.

Le choeur de la Scala (image finale)

Autre magnifique protagoniste, le chœur de la Scala, dirigé par Alberto Malazzi, a fait preuve d’un éclat, d’une présence, d’une intelligence musicale en tous points exemplaires. La mise en scène ne lui donne pas de grands mouvements ni d’exercices de jeu trop acrobatiques mais des positions répétitives et plutôt favorables au suivi du chef. Dans une œuvre où la présence du chœur est déterminante (il s’agit à travers l’histoire du héros national, de l’épopée d’un peuple), il a des parties bucoliques, épiques, tragiques, avec ce final extatique qui nous emporte et cette variété des interventions sans jamais qu’un seul instant  la couleur ou la tension ne se relâche nous laissant pantois.  Le chœur a donné là, même si la diction française est quelquefois un peu plus brumeuse que souhaité, une performance exceptionnelle, voire époustouflante.

Michelle Pertusi (Guillaume Tell), Catherine Trottmann (Jemmy)

 

Les difficultés vocales

Les voix sont assez nombreuses dans Guillaume Tell, ce qui contribue à la difficulté de monter l’œuvre pour un théâtre « ordinaire », mais qui fait aussi hésiter les plus grands : notre cher Opéra national de Paris, référence obligée en la matière puisque Guillaume Tell y a été créé, n’a eu droit depuis 1972 qu’à une seule production, en 2003, jamais reprise, et à un total de neuf représentations en 52 ans. On cherchera l’erreur…

Mais c’est aussi une œuvre difficile par la nature des rôles et de leur vocalité, dont celle de Guillaume Tell est pratiquement la plus simple à trouver, c’est une basse (comme Moïse) ou quelquefois un baryton-basse, mais avec des qualités d’expression et de diction notables. La voix de basse parmi tous les rôles de l’œuvre est sans doute la mieux partagée (Gesler, Melchtal, Fürst, Leuthold), et face à toutes ces basses, les ténors sont à la peine, en premier lieu Arnold, dont j’écrivais dans un autre article Arnold, fait partie des ténors impossibles de la période, les Raoul des Huguenots, les Benvenuto Cellini, les Léonard de La Juive, les Henri des Vêpres Siciliennes. C’est Arnold et quelques autres ténors rossiniens qui est leur modèle, joli cadeau de Rossini à ses successeurs… Mais il ne faut pas oublier non plus l’autre ténor, plus petit rôle, mais qui ouvre pratiquement l’opéra, Ruodi, avec son air Accours dans ma nacelle, timide jouvencelle qui est souvent la doublure d’Arnold, pour dire la difficulté de l’air. Un ténor aussi fêté que Enea Scala a commencé par chanter Ruodi en doublant Arnold…

Du côté des personnages féminins, commençons par Jemmy, rôle de travesti qui inspirera la présence de rôles travestis dans d’autres grands-opéras du XIXe, survivance des temps d’avant (XVIIIe), ainsi dans Les Huguenots Urbain, dans Benvenuto Cellini Ascanio, Siebel dans le Faust de Gounod, mais aussi chez Verdi (Oscar dans Ballo in Maschera,  ou Thibault/Tebaldo dans Don Carlos/Don Carlo).

Seule mezzo de la distribution le rôle d’Hedwige, personnage qui nécessite un vrai relief vocal malgré les courtes interventions, et enfin, la quadrature du cercle, Mathilde, un rôle qui exige des agilités et une « légèreté » toute rossinienne, avec aigus et suraigus, mais aussi des centres larges et puissants, on appellera cela un colorature dramatique d’agilité une voix que Verdi adorera dans ses œuvres de jeunesse et pour lesquelles on ne trouve pas forcément les interprètes idoines (Oropesa aujourd’hui ?).
En somme, un opéra rude à distribuer, et pour lequel il reste difficile de trouver pour une vaste salle une distribution complètement satisfaisante.

Une très belle distribution

La distribution réunie à la Scala est dans l’ensemble de bonne à très bonne facture, avec des rôles de complément plutôt bien tenus, par des chanteurs qui par ailleurs occupent des rôles de protagonistes ailleurs, comme le Melchtal (l’orthographe est erratique selon les éditions) prophétique (ou traité comme tel dans la mise en scène de Chiara Muti) d’Evgueni Stavinski, à la voix bien projetée et chaleureuse ou le Walter Fürst assez émouvant à la belle diction de Nahuel di Pierro, toujours de forte présence scénique. En revanche le Ruodi de Dave Monaco au timbre clair monte difficilement au suraigu nécessaire et peinerait à doubler Arnold, comme on l’a évoqué plus haut. Corrects le Leuthold de Paul Grant et le Rodolphe légèrement criard pour mon goût cependant de Brayan Avila Martinez tandis qu’on peut signaler aussi la présence de Huanhong Li, élève de l’Accademia del Teatro alla Scala dans le rôle d’un chasseur.

Luca Tittoto (Gesler) en pleine "Nuit de Walpurgis"

Luca Tittoto est une basse bien connue, notamment un bel interprète du répertoire baroque, à qui il a été confié le rôle de Gesler, dont la mise en scène fait une telle caricature méphistophélique qu’on la croirait sortie du Grand Macabre de Ligeti ou du Septième Sceau de Bergman, ou dans une autre genre de la sorcière de Blanche Neige.Cela finit par nuire au chant qu’il doit forcer dans la noirceur pour correspondre à l’image scénique. Mais l’artiste est intelligent, plus intelligent que ce qu’on veut lui faire jouer et il s’en sort avec les honneurs, avec cette voix parfaitement posée, cette diction claire, et une belle projection au volume qui n’est pas indifférent. Il eût été un très bon Gesler « ordinaire », mais il est nettement gêné aux entournures par la caricature de méchant de bande dessinée qu’on lui impose.  Bonne prestation cependant.

Michele Pertusi (Guillaume Tell) et au fond Catherine Trottmann (Jemmy) contre l'arbre

Catherine Trottmann en Jemmy obtient un vrai succès, justifié. La voix claire, fraiche, la belle projection, le jeu très naturel pas trop perturbé par la mise en scène, tout concourt à la crédibilité du personnage, d’autant que la voix émerge avec sûreté dans les ensembles.
De même le mezzo assuré et puissant de Geraldine Chauvet en Hedwige s’impose sans effort avec une voix homogène, un timbre sombre, et surtout des accents très marqués dans une interprétation vibrante qui la fait remarquer tout particulièrement dans Toi qui du faible es l’espérance la prière du quatrième acte.
Plus généralement les trois voix féminines (incluant celle de Mathilde, Salome Jicia) ont des timbres qui se combinent particulièrement bien ensemble comme on le note dans le trio très réussi (et magnifiquement dirigé par Mariotti) qui précède la prière dont il était question ci-dessus.

Samome Jicia (Mathilde), Trottmann (Jemmy), Geraldine Chauvet (Hedwige): trio

Salome Jicia est Mathilde, un rôle qu’elle connaît bien, qu’elle a déjà chanté par exemple à Munich et elle remplace ici Marina Rebeka qui a renoncé, comme à tous les rôles qu’elle devait chanter à la Scala ces derniers mois (Médée, Amelia Boccanegra). C’est une vraie chanteuse rossinienne qui dans les rôles dans lesquels nous l’avons entendue a toujours été à la hauteur, sa Semiramide très prometteuse en 2019 à Pesaro (déjà avec Mariotti) et sa Matilde élégante, émouvante, dramatique dans Elisabetta Regina d’Inghilterra toujours à Pesaro en 2021.
Si elle a dans la voix les agilités et les aigus (à peine un peu tirés et quelquefois non dépourvus d’une légère âpreté), elle sait déjouer les pièges du chant rossinien (elle a été formée à l’Accademia Rossini de Pesaro), et son chant est loin d’être dépourvu de sensibilité. Mais la voix manque de la largeur voulue dans le registre central et s’affirme moins qu’attendu. Il faut sans conteste une voix plus large pour ce rôle. C’est un peu l’inverse de Studer en 1988 qui fonctionnait très bien dans le registre central mais vacillait à l’aigu au bord du gouffre et lui valut les huées du public toujours charitable de la Scala. Ici la prestation reste estimable, loin d’être insuffisante, mais seulement en deçà des attentes pour un rôle qui est redoutable. Un peu décevante certes, mais tout de même de belle dignité.

Salome Jicia (Mathilde), Dmitry Korchak (Arnold)

On attendait Dmitry Korchak dans un rôle éminemment difficile, et il a non seulement satisfait les attentes, mais il les a largement dépassées tant son Arnold est apparu intense, ouvert, sans aucune scorie, avec un timbre lumineux, une prononciation exemplaire et un vrai style rossinien qu’il fréquente depuis des années. La voix a atteint un degré de maturité qui en fait un Arnold imposant qui tranche avec les rôles qu’il abordait jusque-là. Il en déjoue les pièges (essentiellement des aigus ravageurs) avec cran et sans difficulté apparente, mais le chant est aussi sensible, et montre une capacité singulière à alléger, au lyrisme, à la mélancolie, à l’intériorité, et aussi à s’affirmer dans le style épique de la cabalette Amis amis secondez ma vengeance dont nous signalions plus haut les ressemblances avec le « Di quella pira » verdien. Arnold est un personnage déchiré entre son amour pour Mathilde, une Habsbourg, son désir de vengeance suite à la mort de son père et son amour de la patrie. En fait, il compose toutes les facettes du personnage de l’amoureux romantique au fils vengeur, puis au héros qui sacrifie l’amour pour sauver ses compagnons, en se projetant immédiatement au niveau des grands interprètes du rôle comme John Osborn ou Chris Merritt. Une très grande performance, qui se conclut par un succès triomphal.

Non moins triomphal l’inusable Michele Pertusi dans le rôle-titre dont il possède toutes les nuances, du père déchiré au héros patriote. Ce Guillaume Tell est d’abord intérieur, réfléchi, mais en même temps décidé, sachant parfaitement dominer sentiments et passions. Son charisme en scène immédiatement perceptible correspond parfaitement à ce chant complètement dominé, à l’impeccable phrasé, aux accents vibrants, à la diction française parfaite, qui est proprement ce qu’on appelle un chant incarné. Son Sois immobile est un modèle du genre. Sa longue fréquentation du répertoire belcantiste lui a permis de dominer le style et les pièges techniques, mais aussi et surtout de savoir colorer le chant, sans jamais être histrionique ou trop démonstratif. Chant incarné, disions-nous c’est-à-dire un chant qui a la capacité immédiate de faire ressentir le personnage dans ses doutes et ses certitudes, avec justesse, mais aussi modestie : en quelque mois à la Scala il a été un Filippo II encore référentiel et il s’affirme sans doute ici la référence dans ce rôle, un modèle à suivre, de continuité, de longévité, de perfection formelle et de présence scénique, et profondément humaine. Bouleversant.

Michele Pertusi au milieu du chœur brandissant des tablettes : l'esclavage du numérique sans doute.…

Une collection d’absurdités scéniques

On aimerait que ce compte rendu s’arrête ici, sur une réalisation musicale de très haut niveau, qui aurait mérité une ouverture de saison. Malheureusement il y a ce soleil-là et le nadir son symétrique, et dans le « nadir livide », il y a le gouffre sombre des lectures passées à côté, dont cette mise en scène de Chiara Muti qui à aucun niveau ne paraît satisfaire : ni esthétiquement et visuellement, ni conceptuellement et intellectuellement.
Le défaut essentiel, réduire la trame à une parabole d’une simplicité et d’une banalité affligeante totalement à côté de la plaque : les héros sont dans le noir et ils vont vers la lumière… Si l’on fait le compte des livrets d’opéra qui pourraient répondre à cette parabole, nul doute que Chiara Muti a signé là une mise en scène qui pourra s’adapter à bien des trames.

Le second problème, c’est que la mise en scène n’a aucune cohérence conceptuelle, faisant surgir de scène en scène des « idées » nouvelles qui chargent la barque si lourdement qu’on n’arrive pas jamais au port, des idées qui sont autant de références explicites ou implicites, autant de visions excessives qui dénaturent au sens propre et figuré l’œuvre de Rossini et le drame de Schiller. Tout, de Faust à Walt Disney, mais pas Guillaume Tell.

Walpurgis ? Les Stigmatisés ? Non, Guillaume Tell.…

Si l’on écoute l’ouverture, on y trouve la mélancolie, les alpages suisses et le ranz des vaches et la cavalcade « révolutionnaire », et cela suffit pour une œuvre qui exalte la victoire des hommes simples, naturels comme leur environnement sur le pouvoir d’un Empire. C’est la petite vallée d’Uri contre les légions d’Empire, David contre Goliath, dans une énième histoire de conquête et de peuples qui se dressent contre l’envahisseur, sans même des relents bibliques à la Nabucco, ni même un massacre final à la sauce des Vêpres siciliennes. Elle est simple cette histoire que les peuples soumis sous la botte napoléonienne ont vécu une vingtaine d’années auparavant : Heidi contre François-Joseph et c’est Heidi qui gagne. Pourquoi ? Parce que le peuple montagnard a l’habitude de la rudesse, des pièges de la montagne et de la solidarité des simples, parce qu’il a avec lui l’humanité, l’humanité dans une nature qui le couve et le protège. Rien d’autre. Un Guerre et Paix de vallée suisse.

Kratzer avait bien vu à Lyon la simplicité dramaturgique de l’ouvrage, et son potentiel métaphorique. Chiara Muti comme si elle voulait à toutes forces montrer qu’elle a des lettres, écrase ce malheureux Guillaume Tell sous une avalanches de références multiples et hétéroclites, devenant à la fin risible, à la limite du loufoque : ainsi la première scène semble-t-elle issue de la Fanciulla del West, monde noir (la mine ?) ouvriers, et la deuxième scène semble sortie de Don Carlo/Carlos avec un défilé de pénitents avec leur capirotes, et puis en fin de premier acte apparaît au sommet une silhouette rouge comme le sang, qu’on n’identifie pas immédiatement : ce sera Gesler, la figure du Mal, assimilée à Mephisto.

Gesler se promène sur un char avec les « sept péchés capitaux » qu’on pourrait prendre comme les figures de la Nuit de Walpurgis mais cette nuit de Walpurgis a tout d’un Sabbat, avec Gesler sorcière en chef qui brandit bientôt la pomme qui va atterrir au-dessus du pauvre Jemmy pour être visée par Guillaume Tell, mais pour moi et tant d’autres, sorcière et pomme c’est Blanche Neige… et nous voilà fugacement dans Walt Disney comme la photo ci-dessous nous le montre.

Gesler (Luca Tittoto) en sorcière avec sa pomme

Vision à la Bergman au dernier acte où apparaît dans le lointain nuageux l’ombre de la Faucheuse, on est cette fois dans le Septième Sceau, mais à la fin, quand tout est résolu et se finit bien, tout ce qui était noir à commencer par les costumes devient blanc parce que la lumière est revenue, tout le monde est en blanc et au fond apparaît une image de cascade qui semble issue de la mise en scène de Ronconi il y a 36 ans… enfin la nature…

Et la Lumière fut… (enfin…)

Comme si tous ces gens avaient été privés de nature, emprisonnés dans un univers noir et oppressant, fait de buildings à la Metropolis (sic) puisque la première référence de Chiara Muti c’est le film de Fritz Lang : Metropolis au pays du ranz des vaches et du Gruyère…

Metropolis…

Alors le décor est fait de grands immeubles noirs censés rappeler le film qui se déplacent selon les scènes, devenant tantôt maisons, tantôt prisons pour ce peuple innocent et candide en proie aux forces telluriques du mal… Le Darkvador du Canton d’Uri … oui, Gesler a aussi un peu de Darkvador, mais en rouge…

Direction d’acteurs, aucune, Mouvements ? toujours les mêmes, latéraux, et répétitifs (évidemment, sur 5h de spectacle…) avec les même six ridicules soldats en armure qui traversent la scène pour faire armée, comme dans la scène de l’autodafé du Don Carlo inaugural.
Quant aux ballets, ils se sont pris les bordées de huées du public, qui a trouvé sans doute l’occasion de se révolter contre la mise en scène. Des ballets (chorégraphie de Silvia Giordano) sur la violence de l’oppresseur qui viole les femmes à répétition, pas forcément plus scandaleux que le reste, mais qui se trouvaient là sur le chemin d’un public excédé, à moins que les hueurs n’aient été choqués par le spectacle des violences faites aux femmes chorégraphiées, ce qui serait encore plus drôle ou encore plus délétère et désolant.

En bref, il n’y a rien à sauver de cette symphonie en noir où l’on distingue d’ailleurs à peine les gentils helvètes des méchants impériaux et qui répond à la question fatale : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Alors que justement, la « simplicité » est l’une des valeurs cardinales de l’œuvre dont toute l’idée et que la vie simple en harmonie avec la nature et les gens simples pétris de vraies valeurs triomphent des empires.

Plusieurs questions plus graves pour moi se posent :

- On sait que la question de la mise en scène est secondaire à la Scala, mais tout de même, on y méprise tellement la mise en scène que pour un titre aussi important et emblématique, on accepte sans sourciller une telle collection d’absurdités ?
– Comment confier un spectacle aussi lourd et complexe à une metteuse en scène qui n’a pas le curriculum à la hauteur de l’enjeu ?
– Comment arriver à présenter un travail aussi peu pertinent face à une réalisation musicale aussi accomplie ?

Les voix scaligères sont impénétrables…

Le noir ne va pas si bien à Tell
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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