Quelques remarques préliminaires
La difficulté de l’opéra tient aux choix assez radicaux de Messiaen, qui a décidé de se concentrer sur la montée en sainteté de François, sur ses aspects christiques et notamment les stigmates mais de ne pas évoquer la vie de François dans la cité et tous ses aspects séculiers, il évite donc la « vie d’avant », la famille plutôt aisée, les agitations de la jeunesse dorée, mais aussi Sainte Claire et la constitution de l’ordre franciscain en ne se concentrant que sur le personnage, qui de prière en prière, d’invocation en invocation se rapproche du divin en un dialogue permanent avec le Ciel. Dans la mesure où la vie du Saint présente aussi des aspects plus dramatiques, plus “humains” ils auraient pu être matière à théâtre car François, même entré en religion reste un « activiste ». Mais ce sont les aspects contemplatifs qui ont été revendiqués dès l’origine par Messiaen qui voulait même se charger de la mise en scène.
Messiaen est conduit par plusieurs fils : François est celui qui parlait aux oiseaux et Messiaen est ornithologue et a travaillé sans cesse dans ses compositions à retranscrire musicalement les chants d’oiseaux, par ailleurs, il s’est imprégné des paysages de l’Ombrie pour s’inspirer aussi d’une nature frémissante, déterminante dans la vie de François, enfin il compose son texte lui-même à partir des textes issus de la légende assez vite née de la vie du saint et notamment les Fioretti, fixés iconographiquement par Giotto, Cimabue et Fra Angelico. Messiaen a d’ailleurs insisté à la création pour que la mise en scène traduise ces sources iconographiques en scène, avec un résultat disons (pudiquement) contrasté.
Ainsi, l’appel à un plasticien qui exploite aussi à sa manière ces sources en citant par exemple Fra Angelico (les ailes de l’Ange) est pleinement justifiable au regard de la genèse de l’œuvre.
D’un autre côté (et le Grand Théâtre de Genève évite on ne sait pourquoi de donner le sous-titre), l’œuvre s’appelle Saint François d’Assise, scènes franciscaines et se présente donc de manière formellement hybride, le mot “scène” renvoie au théâtre, même si à l’intérieur de chaque acte s’affichent les divisions en tableaux qui semblent nier un lien de l’un à l’autre qui créerait une dramaturgie et afficher plutôt une succession de moments sans liens. Mais si chaque « tableau » est une « scène », il faut le traiter peut-être esthétiquement ou visuellement, mais aussi théâtralement. Certes, dans la mesure où Messiaen avait exprimé sa méfiance devant l'opéra traditionnel on peut comprendre ceux qui immédiatement défendent l’option en disant « que faire d’autre avec cette œuvre ? ». Mais c’est pour moi le choix de la facilité si de dix ans en dix ans, de vingt ans en vingt ans chaque plasticien à la mode fait de-ci de-là son Saint François d’Assise. Aucun intérêt en soi. L’intérêt c’est la difficulté du théâtre dans ces circonstances, et donc qu’un vrai metteur en scène se coltine la « non-dramaturgie » de l’œuvre. Un seul l’a fait jusque-là sur une scène avec un succès historique, c’est Peter Sellars à Salzbourg (puis Paris) qui sans doute en a livré la version la plus théâtrale, et aussi la plus fascinante fondée sur l’écrasement de l’individu devant la lumière du divin, dans le cadre magique de la Felsenreitschule.
Messiaen parlait de Mystère, et l'on est proche des confusions qu’on voit quelquefois avec Parsifal. Si Saint François d’Assise est un opéra qui se joue dans un théâtre, c’est une œuvre théâtrale, ni une messe, ni un mystère. Et le rapport qu’entretient Messiaen avec Saint François, dans sa religiosité et sa foi, est un rapport strictement personnel. En livrant son œuvre au théâtre, laïc et profane, Messiaen la livre au monde et accepte qu’elle soit traitée comme n’importe quelle autre, Parsifal, Pelléas, ou Don Pasquale…
Récemment à Stuttgart la metteuse en scène Anne-Sophie Mahler a proposé un travail tout particulier, faisant du deuxième acte une sorte de chemin de pèlerinage dans la nature autour de la ville pendant que les deux autres actes se déroulaient en salle. Ainsi, elle cassait le rituel théâtral pour entrer dans celle d’une autre expérience acoustique et artistique, mais aussi presque religieuse, pour vivre un rapport musique et nature censé représenter l’expérience de François. Elle déclare à ce propos :
"Pour moi, c'était depuis longtemps un rêve de réunir les lieux culturels et la nature, de faire de la musique en plein air. Et quand j'ai entendu ce Prêche aux oiseaux, j'ai tout de suite pensé que ce serait une idée géniale". Voilà une option possible quand s’y prête le cadre naturel. Tout est ouvert en la matière.
La production d’Adel Abdessemed
Adel Abdessemed a travaillé sur une vision plus traditionnelle, revenant à la définition de tableaux, et jouant sur des références multiples allant de son propre univers à celui des représentations traditionnelles du Moyen-âge (Cimabue, Fra Angelico), mais soulignant également la modernité du message du saint, qui semble s’opposer aux tendances de nos sociétés par certains aspects (prêcher la pauvreté dans un monde perverti par les puissances d’argent est évidemment subversif) tout en épousant d’autres tendances d’aujourd’hui (le retour à la nature, la biodiversité, la préservation de la vie animale – les oiseaux).
La première décision qui détermine ici tout le reste est de mettre l’orchestre et le chœur sur scène, faisant ainsi de la représentation un spectacle global visuel et auditif, (ce qu’est l’opéra), mais accentuant l’aspect syncrétique faisant de l’orchestre un personnage, comme dans l’épisode de l’Ange musicien.
Sans doute cette décision cache-t-elle aussi l’impossibilité de caser l’orchestre dans la fosse, y compris avec des praticables supplémentaires, avec des instruments souvent très volumineux, et simplifie-t-elle la question du chœur, qu’on ne voit pas jusqu’à la dernière minute de l’œuvre, où il envahit la scène. Ainsi la toujours délicate question de la présence scénique du chœur et de ses mouvements pour un metteur en scène novice ne se pose pas : chœur et orchestre sont disposés en fond de scène (et sur toute sa largeur) en oratorio, comme un décor vivant et bruissant, avec un éclairage qui de loin paraît assez intime, dans un jeu de paradoxe entre gigantisme et intériorité.
En visualisant le son, le système métaphorique fonctionne évidemment autrement. Mais avec des conséquences qui ne sont pas indifférentes sur la perception de la musique.
- Les chanteurs sont placés au premier plan et doivent nécessairement avoir une diction impeccable parce que le texte est perçu avec une extraordinaire netteté et proximité.
- L’espace de jeu est réduit d’autant, puisque même si le plateau est vaste, les mouvements et les décors ne peuvent que s’étendre à l’horizontale ou à la verticale mais peu en profondeur. Ainsi donc, on privilégie l’effet d’image, avec des médaillons géants qui descendent des cintres affichant des projections qui fonctionnent en aimantant notre attention.
- Enfin, las but not least, même s’il est un peu sonorisé, l’orchestre ne peut avoir les effets telluriques qu’il avait à Garnier, à Bastille ou à Salzbourg, notamment au moment des stigmates ou des coups de boutoir de l’Ange. Et donc l’effet presque dévastateur de l’océan sonore qui nous engloutissait ne peut être ici reproduit, et c’est regrettable. Mais il faudra s’en sortir autrement
Il reste que le spectacle d’ensemble est à la fois musicalement de très haut niveau, et scéniquement très estimable, sans être une révélation esthétique, ni scénique, dans la mesure où Adel Abdessemed a peut-être habitué ceux qui le suivent à un travail plus fort. Au-delà d’incontestables réussites, certains tableaux déçoivent en effet par la banalité des solutions trouvées.
La vision de François
Le projet d’Adel Abdessemed est un projet syncrétique qui pose comme principe l’universalité du message de François, à savoir l’humilité, la pauvreté, la fraternité. Il ne faut jamais oublier que les disciples de François ne se constituent pas d’abord en ordre religieux stricto sensu mais qu’autour de François d’Assise se regroupent des laïcs : même s’il se constitue dès 1209, l’ordre religieux en son sens traditionnel sera fondé à la mort de François (en 1229, alors que François meurt en 1226). Les premiers franciscains se mêlent au peuple et vivent de mendicité. La constitution en ordre religieux est aussi une manière de « contrôler » ce nouveau mouvement dont la hiérarchie se méfie, et d’ailleurs l’histoire des Franciscains montre aussi des branches trop marquées par la proximité des pauvres, exclues et au bord de l’hérésie.
« Le véritable but de leur rassemblement en fraternité, c’est de suivre les traces du Christ Jésus, pour vivre une fraternité vivante et vraie, basée sur l’esprit de prière, auquel est subordonné tout travail. C’est d’être une cellule d’Église, ouverte à tous et engagée en Église pour le monde actuel, surtout envers les plus défavorisés. »[1]
C’est l’universalité qui intéresse Abdessemed, ainsi qu’un certain syncrétisme religieux qui correspond à sa propre histoire, né en Algérie au cœur de la Kabylie (à Constantine) c’est un berbère (c’est-à-dire issu d’un peuple autochtone, bien antérieur à l’invasion arabe), il raconte qu’il est né « d’une mère musulmane, dans une maison juive avec des sœurs chrétiennes comme sages- femmes. ». De son univers on voit par exemple des tapis de prière pendus dans l'épisode du baiser au Lépreux
Il a à la fois vécu le « multiculturalisme » religieux, mais aussi l’arabisation forcée et la négation de la langue berbère, c’est-à-dire l’oppression culturelle (la question de la langue est toujours fondamentale quand on veut éliminer les particularismes : la conquête du Français sur les langues régionales en est la preuve chez nous). Il va ensuite étudier les arts à Alger, qu’il doit fuir à cause des attentats islamistes qui visent les artistes et se retrouve en France en 1994 : c’est donc lui aussi un errant, un exilé, un voyageur et cet aspect est évidemment essentiel dans son approche de l’histoire de François et de l’ordre qui se définit très tôt comme missionnaire et voyageur. François lui-même accompagne les troupes de la cinquième croisade (1219–1220) en Orient et notamment en Égypte. Abdessemed le revêt d’un costume hétéroclite avec un de ces sacs en plastique énormes qu’on voit souvent dans le barda des émigrés et exilés divers.
Autre élément sensible qui lie Abdessemed à l’histoire de Saint François d’Assise, c’est la question de la pauvreté, qu’Adel Abdessemed a connue dans sa jeunesse, et qui est une question centrale de l’histoire des Franciscains. La revendication de la pauvreté va conduire (nous l’avons déjà évoqué) à des crises internes et à des séparations, et des condamnations pour hérésie. La Papauté se méfie de mouvements trop proches des plus pauvres, et va publier des textes modérant cette revendication de pauvreté.
On voit bien ainsi qu’il y a dans les choix de Saint François d’Assise quelque chose de subversif, dont la haute hiérarchie se méfie, et qu’elle va chercher à récupérer ensuite : il n’est pas sain idéologiquement que le fils d’un riche marchand qui a vécu fortement dans le siècle se transforme à un point tel de prêcher la fraternité et la pauvreté absolue, d’autant moins sain que le mouvement Franciscain va très vite s’étendre à des milliers de frères, une sorte d’état dans l’état qu’il deviendra nécessaire de contenir et réguler. La mort de François, sa sanctification immédiate et la construction de la basilique d’Assise, la « Rome franciscaine » est aussi une manière de récupération d’un mouvement qui pouvait échapper…
Il y a donc dans cette histoire, au-delà de l’histoire du Saint, et de la foi vibrante de Messiaen, des réalités historiques et politiques qu’on ne peut ignorer. Et qui continuent de remuer l’Eglise aujourd’hui. Et une vraie séparation entre la vie de François, et son « exploitation » post-mortem. Incontestablement au départ, François et ses disciples ont suscité une certaine défiance.
Aussi le travail d’Abdessemed aborde les questions par touches, et notamment la première, la pauvreté, qui est toujours une question plus politique que religieuse : la religion est souvent (quelles que soient les religions) un moyen de tenir les pauvres en laisse, un frein social en quelque sorte. La portée du message de François est donc bien plus que religieuse : elle marque une préoccupation spirituelle certes, mais aussi humaniste et donc universelle.
Les réussites
Alors Abdessemed utilise des symboles religieux divers dont presque immédiatement l’étoile de David, soulignant par-là les origines hébraïques du christianisme et utilise les messages religieux pour leur portée humaine et non leur côté prescripteur. C’est ainsi que le « baiser au lépreux » est illustré par une vision (un film d’Abdessemed) de Hammam rempli de femmes (dans le style du Bain turc de Ingres) comme une vision de chair heureuse, débarrassée de tout idée d’érotisme, comme le baiser au lépreux montre l’absence de toute prévention face au corps quel qu’il soit, l’absence de barrières nées d’idées malsaines. On est hélas toujours le « lépreux » de quelqu’un, et les religions ont souvent fait de la femme quelque chose de maléfique (séparations femmes-hommes dans les lieux de culte, traitement des femmes etc… nous ne développerons pas ce que tout le monde sait).
Voilà comme fonctionne le système d’images qui est illustratif à sauts et à gambades, comme les robots qui foulent le raisin « au pied » comme le font traditionnellement les vignerons, image numérisée d’un geste séculaire, comme l’est la meule quant à elle très traditionnelle qui se dresse devant l’écran.
Un monde auquel François a renoncé, comme le montrent les costumes faits de bric et de broc, de résidus de modernité divers, où l’objet est détourné de son usage complexe pour devenir le plus simple, un vêtement rapiécé, qui devient aussi symbole de la charge du monde que portent ces frères sur leurs épaules comme s’ils voulaient qu’on les voie comme le rebut-refus du monde.
Belle image aussi que ce lépreux au manteau fait d’ampoules clignotantes comme pour dire « attention pustules » (ce lépreux est comme pestiféré) qui est à la fois avertissement et repoussoir, et qui , une fois le baiser reçu (magnifique jeu avec de la corde qui se dénoue mais qui continue de lier), laisse son manteau pustulo-lumineux pour apparaître dans une quasi-nudité d’un blanc candide, comme une renaissance.
Il y a donc des surgissements d’images particulièrement fortes dont l’une des plus fortes est celle de l’Ange musicien, qui apparaît au fond, longeant l’orchestre, presque émergeant de lui, et qui a une sorte de fonction de « Monsieur Loyal » pendant qu’au centre trône une colombe géante sur un tas d’œufs et de pommes, percée en son cœur d’une tache de sang, évoquant discrètement le Golgotha et préfigurant les stigmates. La scène de l’Ange musicien est une préfiguration du paradis, comme dans toute l’iconographie médiévale, et la vision de la blanche colombe (tout un symbole) géante sur ce tas, à la fois candide et sanglante, est une image de la Passion, de la souffrance par laquelle on passe pour atteindre le paradis. On ne gagne pas le paradis sans l’épreuve. La facilité n’a jamais été le chemin tracé de la sagesse.
D’autres images sont plus attendues, mais non moins belles, comme le moment de la mort de François, au milieu des frères, comme des disciples, faisant penser par instants à « La mort de Socrate » de David et à d’autres à une Pietà dont il serait le Christ mort (il a reçu les stigmates) et les frères les substituts de Marie, deux images qui donnent la double nature du Saint, celui qui donne la direction « intellectuelle » aux autres et celui qui souffre en son être la passion christique. Mais cette scène, nous le verrons plus loin possède aussi ses ambiguïtés.
Entre vidéos, projections, jeux lumineux savants orchestrés par l’excellent Jean Kalman, l’un des grands créateurs d’éclairages du monde du théâtre, assisté ici par Simon Trottet, Abdessemed joue sur la palette qui est notre monde, notre aujourd’hui et ses scories, tout en se reliant aussi au monde « d’avant », à l’univers médiéval voulu par Messiaen à travers ses modèles iconographiques Giotto, Fra Angelico, Cimabue, mais aussi par ce personnage qui traverse la scène portant l’église franciscaine dans ses bras, comme on représente les donateurs dans les fresques byzantines ou médiévales.
Messiaen voulait que l’Ange soit celui de Fra Angelico dans l’Annonciation du couvent San Marco à Florence. Abdessemed s’en est souvenu, en donnant à son Ange les ailes de Fra Angelico sans en faire une copie conforme comme c’était le cas dans la mise en scène de Sandro Sequi à la création en 1983. Par ailleurs, à l’arrivée de l’Ange Voyageur au couvent, dans une scène où Saint François est absent, le Saint reste présent par le portrait de Cimabue qui trône au milieu, comme s’il était déjà fixé par l’iconographie, « officialisé » en quelque sorte avant même sa mort.
Les faiblesses
L’Ange voyageur devrait être une des scènes les moins contemplatives avec les frères qui balaient le sol du couvent et l’Ange qui semble déranger le bel ordonnancement du travail quotidien, et c’est peut-être une des scènes théâtralement les plus faibles, alors qu’on pouvait en exploiter l’humour discret (les frères balaient ou travaillent et l’Ange pose une question sur la prédestination, ce n’est vraiment pas le moment… à moins que ce ne soit toujours le moment comme le disent eux-mêmes les Franciscains (voir ci-dessus "fraternité vivante et vraie, basée sur l’esprit de prière, auquel est subordonné tout travail").
Un petit exemple de mouvement attendu et un peu ridicule, quand l’un des frères va chercher frère Elie, il sort à droite puis on le voit repasser de droite à gauche, puis quand on va chercher Frère Bernard, le frère qui sort le fait à gauche pour repasser de gauche à droite : dès qu’on voit le premier mouvement, on devine le second en une symétrie un peu vaine et insuffisamment soulignée pour faire effet théâtral.
Dernière remarque sur cette scène, le décor construit qui barre la vision (une rupture avec un premier acte plus aéré) avec au-dessus du portrait du Saint le mot « EXIL », référence à ce qu’on avait compris des costumes de SDF (sans domicile fixe) des frères, mais aussi de la nature du message de François aux déshérités et damnés de la terre. Il reste aussi que cet exil peut-être aussi intérieur dans un monde qui n’est pas vraiment celui des déshérités, exilés par définition, y compris chez eux. Était-ce si utile de le surligner ?
D’autres éléments nous sont apparus aussi faibles, comme l’élévation dans les airs de François, entre fils et regroupement pour l’attacher ou le détacher… l’artifice théâtral est grossier et pouvait être résolu autrement, dans un tableau (le Prêche aux oiseaux) qui est le centre musical de l’œuvre et un des grands points de référence. Mais justement ce tableau est traité scéniquement avec une sorte de détachement, entre une image de pigeon en cage et une autre avec tous les oiseaux dont la musique parle dans leur milieu, mais sans solliciter de la part du spectateur une implication émotionnelle forte. Cela reste banal et assez extérieur. Sans doute cela sollicite-t-il la concentration sur la musique, mais la scène dure quasiment 45 minutes et demande peut-être une plus grande inventivité pour rester captivante.
De même la scène des stigmates, qui se déroule devant une église (franciscaine évidemment, on la reconnaît à ses hautes fenêtres étroites en ogive, telles qu’elles seront construites plus tard et on a là l’indication d’un futur presque d’une autre nature que celle de ce François qui promène ses haillons de plastique et son sac de migrant) qui barre la scène et dissimule tout l’orchestre (à un moment où le son est particulièrement impressionnant pourtant et devrait s’imposer). Cette scène tellurique est traitée comme une scène solitaire où François est blotti contre son église, avec certes de jolis effets (la main sanglante et solitaire qui apparaît dans l’obscurité par exemple) et d’autres plus attendus, comme la rougeur-sang de l’église. Quand on se souvient de Sellars qui mobilisait tout le théâtre et en faisait une scène explosive visuellement, on a ici le choix de l’intimité, de la solitude et de la terreur divine (le thambos (θάμβος) grec) une peur (« j’ai peur ») qui d’ailleurs ouvre l’opéra et le ferme.
Peut-être aussi Abdessemed a‑t‑il voulu se rapprocher de la scène de Giotto (Au Louvre) où Saint François est adossé à une architecture, mais je trouve le décor envahissant voire étouffant, là où l’on aurait besoin de quelque chose de plus ouvert qui travaille peut-être mieux sur l’imaginaire.
Cette église très réaliste qui se dresse et qui barre la scène, empêchant de voir l’orchestre et l’espace (ce que ce moment peut-être demanderait), ne peut m’empêcher de penser à l’avenir « institutionnel » des Franciscains, devenus un ordre, avec ses règles, ses crises et ses hérétiques, et que l’architecture ecclésiale symbolise ici, comme la marque d’une rentrée dans le rang, d’une récupération, après une vie de François vécue à la fois dans l’intensité de la foi, mais aussi dans la marge sociale toujours dangereuse pour l’institution. Tout comme le passage dont nous avons parlé de cette église miniature comme portée par le donateur telle qu’on le voit dans les fresques médiévales occidentales ou byzantines. Sorte de signature « institutionnelle » d’œuvres qui montrent aussi le fonctionnement de l’art, mu essentiellement grâce au(x) pouvoir(s) politiques ou économiques.
Cette dichotomie entre un François humain en cours de sainteté puis sanctifié en cours de mythification est aussi ce que je vois dans la dernière scène, à la fois intense (l’individu, l’humain devant la mort) ou se pose en même temps la question philosophique (« La mort de Socrate ») et la question religieuse (« La pietà »), car l’interrogation sur la mort est à la fois une donnée du stoïcisme ou de l’épicurisme, mais de toutes les religions. Ne disait-on pas que le christianisme est un « platonisme pour le peuple » ? Alors entre les attitudes construites (Pietà, Mort de Socrate exposées plus haut), la certitude de la nouvelle vie, c’est la construction de l’image du saint pour les générations futures qui est offerte, une vision « pour l’histoire » et pour l’édification, une entrée dans l’éternité organisée des saints de l’Église, tandis que le corps s’enfonce ensuite dans la terre, dans cette terre qu’enfin le chœur va fouler au premier plan, devenu métaphore du peuple, ce peuple au milieu duquel François et ses disciples ont voulu vivre et dont ils ont voulu partager la souffrance, comme un Christ lui-même quelquefois dépeint comme un danger idéologique et subversif pour les institutions auxquelles il se confrontait. Finir sur cette image enfin vibrante et non plus méditative ou trop léchée, c’est un « retour aux sources » du message franciscain des origines qui sonne optimiste mais qui marque aussi la double nature des religions, leur nature institutionnelle d’encadrement des peuples, et la foi des individus, qui elle, est irréductible, avec d’ailleurs ses risques inhérents, des « révolutions » aux hérésies et aux fanatismes.
Ces aspects ultimes m’ont été inspirés par cette vision de cette église monumentale qui vraiment m’a surpris par sa présence au moment de la scène des stigmates, et qui m’a fait relire cette fin sous d’autres focales, jouant entre présent de l’homme et futur du saint, le François terrestre et le François céleste.
Mais Abdessemed continue de jouer sur le clavier personnel, aussi, parce que la première image de cette scène est un dromadaire qui s'élève au Ciel, une sorte de retour au désert qui fait penser à l'Orient, aux voyages de François, indirectement aussi aux rois Mages, une sorte d'imagerie décalée non dépourvue d'humour parce que ce dromadaire interroge au seuil de cette scène de Mort comme si on assistait à une montée au Ciel de l'animal voyageur, du marcheur infatigable et sobre, une surprenante et souriante métaphore de François.
Plus généralement, le choix d’Abdessemed est à la fois un choix philosophiquement universaliste et esthétiquement plus intimiste et méditatif, centré sur l’image et pas la dramaturgie ni le théâtre : les gestes sont souvent assez traditionnels, les mouvements assez frustes et limités, sauf ceux du lépreux, aidés en cela par la belle interprétation d’Aleš Briscein et de l’Ange aux mouvements élégants et fluides, avec un humour discret, même ceux où il use de ses ailes à la Fra Angelico sont assez répétitifs. Il faut attendre la toute fin pour que la venue du chœur (double chœur du Grand Théâtre et chœur Le Motet de Genève) au proscenium donne un peu de vibration épique (et sociale) à l’ensemble.
Pour tout dire, le choix de la méditation et de la contemplation fait un peu l’impasse sur un des aspects qui me semble important, qui est en quelque sorte la « joie de dieu », quelque chose qui malgré la souffrance, malgré les obstacles, malgré le monde, amène une respiration et donne une sorte d’optimisme de la Grâce. On ne sent pas ici d’optimisme de la foi, de béatitude, d’envolée, et c’est peut-être la limite d’un exercice par ailleurs d’une très grande noblesse, souvent puissant, souvent juste et émouvant, mais qui ne réussit pas à rendre compte de cette totalité qui apparaît quelquefois contradictoire et qui pourtant traverse l’œuvre et la musique de Messiaen. Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains critiques ont parlé de spectacle laïc ?
Je ne partage pas l’expression, même si la foi m’est inconnue. Mais je suis persuadé que la foi doit avoir la couleur d’une vie et d’une intensité qu’on ne trouve pas toujours ici. Il reste que ce spectacle renvoie à des questions fondamentales, existentielles, sur notre monde, dans un monde d’aujourd’hui secoué par ce retour du religieux dont parlait Malraux et qui n’est pas forcément une bonne nouvelle vu les ambiguïtés et les violences qui s’y rattachent et qu’au milieu de ces désordres, la figure de François d’Assise pacificatrice, sensible à la diversité et à la multiplicité du monde, profondément en phase avec la nature, est une figure qui parle aujourd’hui, comme l’a bien montré le choix par le pape actuel de porter son nom.
Une musique des sphères, comme venue d’ailleurs
Monter Saint François d’Assise est une entreprise tellement singulière et rare, parce que mobilisant des forces inédites et donc financièrement lourdes pour toute institution, mais nécessitant aussi une préparation si longue et si minutieuse qu’il est quasiment impossible qu’elle soit musicalement approximative. Et c’est la force de toute production depuis sa création que d’offrir de l’œuvre de Messiaen une version exemplaire.
C’est le cas ici, où chacun des éléments musicaux mis en place est digne d’éloge.
Le chœur
Le chœur du Grand Théâtre, renforcé par Le Motet de Genève, est à peu près invisible pendant toute la représentation, on en distingue au loin les visages émergeant de l’obscurité, ce n’est que dans les derniers moments, quand le corps de François a disparu sous terre, que le chœur descend de la place assignée pour remplir le plateau en des mesures finales explosives d’une intensité qu’on aurait aimé vivre de manière aussi directe à certains moments de la représentation. C’est à ce moment qu’on en mesure aussi l’engagement et l’énergie, même si tout au long du déroulement de l’œuvre il a montré une clarté d’émission, une justesse, mais aussi une suavité qui perdue dans l’arrière scène, se montre presque surnaturelle, comme des voix venues d’ailleurs, comme déjà des anges du Paradis, même si on aimerait les entendre de manière plus « charnelle ». Mais sa position permet évidemment au chef de le diriger avec la même précision attentive qu’il dirige son orchestre, ayant sous la main à portée la totalité des masses. Une très belle performance, préparée par le nouveau directeur des chœurs, Mark Biggins.
L’orchestre
L’orchestre de la Suisse Romande se déploie sur toute la largeur du plateau, lui aussi au fond, avec les défauts que nous avons signalés, un son légèrement amplifié, un comble dans une œuvre où il est aussi présent, aussi imposant, aussi écrasant. Et donc paradoxalement avec les effets telluriques moins marquants que dans d’autres productions.
Mais par ailleurs, l’effet esthétique de ces ombres scandées par de petites lampes, de ces percussions visibles (les ondes Martenot) et qui au loin se devinent et fantomatiques et monumentales et surtout de la vision du chef, petite silhouette lointaine tantôt visible et tantôt cachée, provoque une perception presque irréelle de cette présence pourtant massive, mais qu’on devine plus qu’on ne la voit (sauf nettement au début de l’épisode de l’Ange Musicien, un des plus beaux effets de la soirée).
Il y a là un effet théâtral, qui joue sur la vision et le son, une vision totale ou partielle, cachée plus qu’offerte, qui laisse échapper cette forêt sonore, moins écrasante, mais plus ciselée, plus analytique qui montre le travail effectué par l’orchestre et le chef pour rendre la précision millimétrée de chaque mesure.
L’Orchestre de la Suisse Romande est à son meilleur, et Nott a privilégié l’analyse à la synthèse, soucieux de respecter avec un soin jaloux et pointilliste chaque tempo, chaque jeu sur le volume, chaque variation de couleur, faisant de la partition gigantesque un miracle miroitant d’autant d’instants, de phrases, de flaques sonores constituant une mosaïque métaphorique et dorée.
Jonathan Nott, dont nous avons souligné quelquefois les aspects ternes et peu engagés, dans Strauss notamment mais pas seulement, est ici le maître d’œuvre d’une symphonie des couleurs sonores, d’une précision extrême, mais aussi d’un engagement, et d’une sensibilité qui émeut. On aurait aimé quelquefois des moments plus spectaculaires, une musique de Pantocrator qui nous pétrifie sur place comme quelquefois nous firent l’effet les orchestres d’Ozawa ou de Salonen, et ce n’est qu’à la fin que la force se déchaine, nous faisant regretter ces déchainements à d’autres moments. Mais il reste que ce choix d’une lecture attentive, précise, complète, exhaustive, rend l’idée de tableau sonore, avec toutes ses nuances, toutes ses variations, et aussi d’une œuvre qui sonne quelquefois presque intimiste, en accord avec le projet d’Adel Abdessemed. On pourra discuter à l’infini de la manière de prendre cette œuvre, qui n’a pas encore été suffisamment jouée dans le monde pour avoir fait naître une tradition interprétative, mais Jonathan Nott dans sa manière d’épouser cette musique est ici pour moi le plus beau cadeau de la soirée.
Les solistes
Nous avons émis assez de réserves sur certains choix de distribution à Genève pour saluer ici une distribution juste, équilibrée en tous points et défendant parfaitement la grandeur de l’œuvre et dont la plupart des éléments chantent leur rôle pour la première fois. De tous il faut d’abords souligner la clarté de la diction et les qualités d’émission. Nous avons souligné d’emblée que la position des chanteurs au premier plan nécessitait de leur part une parfaite expression française, qui soit compréhensible par le spectateur. De ce point de vue c’est très réussi.
On citera pour mémoire le baryton Anas Seguin (qui a étudié d’ailleurs avec José Van Dam) en frère Ruffin et Joé Bertili en frère Sylvestre deux jeunes valeureux lauréats de concours, ici en présence fugace, mais dont les interventions sont impeccables et qu’on entend bien dans les ensembles. Avec le ténor Omar Mancini (frère Elie) et William Meinert (frère Bernard), nous retrouvons deux excellents membres du Jeune Ensemble. Omar Mancini a ce léger accent caractérisant souvent les chanteurs italiens qui ont assez traditionnellement quelques difficultés avec la prononciation française (plus que les anglo-saxons), mais dans une mise en scène qui célèbre toutes les diversités, ce n’est pas si gênant, d’autant que la voix est claire, bien posée et projetée, et donne une touche un peu plus colorée à l’ensemble vocal dans un rôle d’ailleurs un peu plus comique. William Meinert, qui s’est formé aux États Unis, n’a aucun problème de clarté ni d’expression française et sa voix de basse, particulièrement bien assise et claire, donne une belle interprétation de frère Bernard, avec les accents justes et la noblesse voulue, et ce qu’on appelle une présence vocale. On l’avait déjà remarqué par ailleurs : à suivre…
En frère Massée, le ténor Jason Bridges affirme lui aussi une belle présence scénique, avec un timbre clair, une diction impeccable, un certain allant dans le chant qui donne une couleur très humaine au personnage. Une voix lumineuse.
On avait déjà entendu Kartal Karagedic plusieurs fois à Hambourg et récemment à Genève dans Voyage vers l’Espoir où il interprétait le rôle principal. Sa voix de baryton forte, au timbre velouté, à la projection impeccable et à la diction parfaite fait merveille dans Frère Léon qui nous frappe d’emblée avec ses « J’ai peur », En plus sa forte présence scénique en fait un vrai personnage immédiatement identifiable. Belle prestation qui confirme l’excellente impression d’un chanteur qui vient enrichir la longue théorie de bons barytons qui peuplent les scènes aujourd’hui.
Avec Le Lépreux, nous arrivons aux rôles pas forcément longs, mais emblématiques de l’œuvre, car il faut dans la scène « Le Baiser au Lépreux » exprimer d’abord la lassitude, le refus de la compassion, la haine du monde, puis la stupeur et enfin une joie débordante. Nous connaissons par ailleurs la qualité du ténor Aleš Briscein vu aussi bien à Genève qu’ailleurs dans d’autres rôles notamment de Janáček et on est frappé d’abord par sa parfaite diction doublée d’une expressivité étonnante, avec un chant qui sait varier les couleurs dans ce personnage miraculé qui se débarrasse de son lourd manteau pour apparaître dans la quasi nudité d’un corps immaculé. La voix est claire, elle sait se faire entendre, pleine de nuances. Magnifique incarnation.
Dans l’Ange, nous avons entendu notamment Chrsitiane Eda-Pierre à la création, Dawn Upshaw à Salzbourg et Paris, et Camilla Tilling à Amsterdam. Eda-Pierre avait été évidemment frappante dans son intervention, malgré son costume à la Fra Angelico un peu excessif. J’ai personnellement un souvenir ému de Dawn Upshaw, à la fois délicate et énergique, adulte et petite fille dans la production Sellars qui reste pour moi peut-être « mon ange préféré ». Claire de Savigné est de cette veine, une image jeune, ondoyante, un joli personnage qui par son allure, sa manière de se mouvoir, son discret sourire (lorsqu’elle imite l’ange de Fra Angelico) occupe immédiatement la scène. La voix magnifiquement suave, claire, délicieusement enfantine aussi et qui tranche sur ce monde d’hommes s’impose par la justesse du ton, le naturel, la fluidité et surtout l’émotion dégagée. C’est un chant parfaitement dominé, particulièrement sensible qui rend immédiatement le personnage. Une grande réussite qui devrait faire d’elle un Ange recherché dans de futures productions.
Enfin Robin Adams aborde pour la première fois le rôle de Saint François, et il le domine avec une force et une justesse qu’on doit saluer. D’abord, le texte est dit de manière parfaite, chaque mot est sculpté et exprimé clairement, avec un timbre d’une douceur étonnante. Il est un François profondément humain, tourmenté sans doute, mais avant tout humain, parmi nous, de cette proximité qui émeut profondément. Le rôle est écrasant et il s’en sort avec tous les honneurs, chantant avec un raffinement et une élégance marqués. C’est une prise de rôle et il n’a pas sans doute encore la pleine capacité à s’imposer comme incarnation, mais sans doute la fréquentation de l’œuvre (qu’on souhaite pour lui voir reprise souvent) lui permettra de fouiller encore son interprétation. L’ombre de José Van Dam plane encore sur tous les Saint François d’aujourd’hui, lui qui immédiatement imposait l’idée de puissance intérieure, de force et de conviction. Mais on sent chez Robin Adams toutes les qualités requises pour devenir lui aussi le Saint François de référence : son interprétation n’est pas un coup d’essai, elle s’impose déjà comme une évidence. Certes, la mise en scène par son statisme et son absence de théâtralité n’aide pas à entrer pleinement dans la complexité du personnage, et il manque encore une intériorité forte, mais déjà l’art du chant, le souci de chaque mot, certaines phrases allégées, certaines couleurs, mais aussi la puissance et l’affirmation de soi et une technique impeccable nous indiquent un chemin qui va rapidement arriver au sommet. Un très grand Saint François.
À L’heure où nous faisons paraître cet article, il reste une représentation, le 18 avril à 18h. Si vous êtes à Genève et alentours, en France ou en Suisse, il ne faut pas hésiter, une telle occasion de se confronter à cette œuvre ne se renouvellera pas de sitôt et pour tout amateur d’opéra la manquer est non pas une erreur, mais une faute.
[1] Site Franciscain.org : qui sont les franciscains ?