Les contextes
L’Opéra de Rome, au public assez traditionnel a décidé d’afficher des choix de modernité dans la mise en scène en invitant la plupart des metteurs en scène importants d’aujourd’hui sur les scènes d’opéra jamais invités en Italie alors qu’ils le sont partout ailleurs. Ainsi s’ouvre une saison 2023–2024 qui voit Simon Stone pour la première fois travailler en Italie, mais qui verra aussi pour la première fois Barrie Kosky (pour Salomé en mars), Ersan Mondtag pour Gianni Schicchi et L’Heure Espagnole (à ne manquer sous aucun prétexte), Claus Guth pour Jenufa et la magnifique production de Deborah Warner pour Peter Grimes. Un sacré bond en avant.
San Carlo de Naples et Opéra de Rome portent un air nouveau dans la péninsule en matière de mise en scène, et c’est un très bon signe.
On était donc très curieux de voir Simon Stone se confronter à cet étrange opéra, après sa somptueuse Passion grecque à Salzbourg l’été dernier et j’ai au départ ressenti une relative déception devant la production romaine, mais elle est devenue avec le temps et la distance un souvenir qui me poursuit. La trace, toujours la trace, qui montre que les premières impressions ne sont pas toujours les meilleures conseillères.
Aussi bien La Damnation de Faust de Berlioz que le Mefistofele de Boito, y compris dans sa version remaniée de 1875, restent des œuvres dramaturgiquement en retrait : successions de tableaux, ellipses temporelles, peu de travail sur la psychè des personnages (Margherita exceptée, et encore), à la différence du Faust de Gounod à la dramaturgie plus serrée et aux personnages plus dessinés.
C’est une succession de tableaux plus ou moins vivants, qui visent à exprimer la totalité d’un univers. Là où Gounod restait terrestre, Boito s’envole vers les sphères du Paradis dès le premier tableau, entreprise à dire vrai étonnante par son audace, avec ses énormes chœurs, son chœur d‘enfants, et une introduction musicale qui elle aussi essaie d’embrasser une totalité au lever de rideau, avec ses instruments disposés en salle. Il s’agit d’abord de frapper.
L’entreprise est pour l’Italie totalement neuve, elle dit adieu au Bel Canto, les airs qui existent se font sur un autre mode que celui traditionnel, le texte devient la base, comme chez Wagner, celui des airs, du chœur, mais aussi des dialogues continus au lieu de récitatifs, puisqu’à l’instar de Wagner le compositeur se confond avec l’auteur du texte. Il y a évidemment une musique de l’avenir à l’italienne qui fait comprendre que Wagner est passé par là mais surtout que le chant italien a basculé et ne sera plus jamais le même, dès Ponchielli et sa Gioconda dont le librettiste est un certain Tobia Gorrio derrière lequel se cache Arrigo Boito.
La production
Simon Stone conçoit pour cette œuvre étrange et difficile à monter sans tomber dans le ridicule une immense boite blanche, qui va structurer l’ensemble de l’œuvre et à l’intérieur de laquelle les scènes au décor différent vont se succéder, à la fois unicité et pluralité, pour maintenir l’idée de tableaux vivants qui se succèdent. C’est esthétiquement très réussi et techniquement assez problématique tant les interruptions sont nombreuses et surtout les longs intervalles entre deux tableaux, et cela devient interminable en dilatant au-delà du raisonnable le temps de représentation. C’est vraiment le gros problème de ce travail qui par ailleurs ne manque pas de séduction ni d’intelligence.
Mais ‑je l’ai esquissé plus haut- je dois battre ma coulpe, m’étant lors de la représentation focalisé sur cette longueur et ces interruptions, qui cassent les rythmes, mais qui au total laissent du temps au temps, permettant d’installer l’idée d’une méditation métaphysique continue interrompue par des images et non l’idée d’images interrompues par des vides, des creux, des noirs.
Stone qui est homme de théâtre avisé ne peut avoir ignoré ces interruptions, mais dans un travail éminemment abstrait et débarrassé de toutes les fanfreluches faussement germaniques qui inscrivent l’œuvre dans une sorte d’opéra bourgeois à la Gounod, la démarche est celle d’une construction intellectuelle qui interroge fortement notre monde.
Un spectateur français ne peut ignorer que si en 1868 est créé à la Scala Mefistofele, en 1869 le Faust de Gounod (créé au Théâtre lyrique dix ans plus tôt) entre flanqué de son ballet à l’Opéra de Paris dont l’œuvre va faire les beaux soirs. Mais entre la tentative wagnéro-philosophique de « musique italienne de l’avenir » de Boito et l’opéra à grand spectacle hérité du Grand-Opéra, il y a comme une béance car Gounod se limite à l’histoire de Marguerite dont il fait une enième histoire de femme sacrifiée et délaissée dans la grande tradition du XIXe, un opéra bourgeois dont Jorge Lavelli jadis avait su si bien lire la signification culturelle.
Il y a au contraire dans l’entreprise de Boito, un intellectuel européen, polyglotte, poète, littérateur, librettiste et complètement tourné vers la modernité un défi musical et intellectuel qui à la fois se rapproche de l’aventure de la Damnation de Faust de Berlioz, un autre fou de Goethe, et annonce celle de Mahler dans sa Symphonie des Mille, comme nous l’avons rapidement évoqué en introduction.
Il y a dans le mythe de Faust une sorte de confrontation abrupte avec tout ce qui construit notre univers moral et mental, le Bien, le Mal, la Connaissance, le Désir, le Temps, la Mort, l’Immanence la Transcendance, le Divin, la Mythologie et la lecture que nous en faisons etc… Bref, Boito apparaît comme un conquérant de l’impossible, dans un XIXe qui n’a même pas encore digéré Wagner, et dans une Italie en train de quitter le Belcanto vers d’autres formes non encore bien dessinées… auxquelles Boito contribuera fortement comme librettiste de Ponchielli et de Verdi.
L’œuvre a été populaire, elle a été chantée par les plus grandes légendes du chant italien, elle l’est moins aujourd’hui, même si cette année en Italie Cagliari et Venise l’affichent en plus de Rome, et à l’étranger elle est encore moins souvent affichée : à Munich elle est entrée au répertoire en 2015, à Vienne, entrée en 1882 dans une production jouée jusqu’en 1892, elle a dû attendre 1997 pour une reprise alla grande dirigée par Riccardo Muti, et Lyon en a proposé en 2018 une production faiblarde de la Fura dels Baus, mais bien dirigée par Daniele Rustioni et chantée… par John Relyea qui est justement ce soir Mefistofele. Quant à Paris, on attend encore une production après trois représentations concertantes en 1989 (Paris sera toujours Paris).
On est surpris de voir affichée pareille œuvre comme inauguration de la saison, mais cela correspond au désir du chef Michele Mariotti de montrer qu’il élargit son répertoire, et c’est une opération de communication efficace parce qu’à l’inauguration de saison, la presse nationale et internationale est présente. L’an prochain ce sera Lohengrin, son premier Wagner. Pour lui aussi c’est rendez-vous (réussi) en terre inconnue.
Simon Stone a une vaste culture cinématographique (il fait des films), une carrière théâtrale bien fournie et une carrière lyrique qui ne l’est pas moins. Il est l’un des phares de la mise en scène, avec des travaux qui visent à rendre lisible à un public d’aujourd’hui des problématiques d’œuvres d’hier. Il ne s’agit pas de transposition plate, mais de proposer d’inscrire dans un contexte contemporain des œuvres qu’on pouvait estimer « intemporelles » ou trop inscrites dans leur époque (par exemple Tristan und Isolde vu comme crise d’un couple de grands bourgeois à Aix (2021) ou Traviata vue comme une influenceuse suivie par des milliers de followers qui finit seule en soins palliatifs (Paris 2019 et Vienne 2021) , voire l’hyperrréaliste Innocence, de Kahja Saariaho encore à Aix, mêlant une fête de mariage et un massacre dans une école survenu dix ans auparavant. Il nous a justement plus habitués à un style réaliste voire hyperréaliste qu’un style abstrait, voire hiératique : c’est pourtant cette voie déjà explorée dans Passion grecque qui est ici choisie.
Le décor de Mel Page est une boite toute blanche, d’un blanc aseptisé à l’intérieur de laquelle tous les tableaux vont s’inscrire. Les éclairages colorés quelquefois violemment et aussi un peu (volontairement) vulgairement de James Farncombe redessineront les tableaux où pour l’essentiel interviendra Mefistofele. Ainsi d’emblée a‑t‑on d’un côté le blanc immaculé (sans taches), intouché et comme je l’ai dit aseptisé, correspondant à la vision paradisiaque initiale, et de l’autre la « perversion des couleurs » qui marque l’intervention de Mefistofele sur la terre.
Ce qui va marquer le personnage de Mefistofele, c’est la couleur des murs, souvent violente, rouge, vert, mais aussi celle du sang, ou celle des boules multicolores du jardin. Ici la couleur est maculaire, non une image de vie, de nature et de sourire. C’est le blanc contre ce qui ne l’est pas (et pas le noir, qu’on ne voit jamais dans ce travail – ce serait trop facile). La couleur contre l’immaculé.
Ainsi du premier tableau, le prologue « Au Ciel » (Boito avait osé représenter le paradis…) propose une vision du Ciel qui est totalité humaine, les âmes adultes mâles et femelles disposées essentiellement sur le mur du fond en travées étagées, et sur le plateau les anges, c’est à dire les enfants innocents et le chœur d’enfants (on dit en italien justement les voci bianche, les voix blanches, blanches dans la voix et ici dans l’aspect extérieur, reflétant donc extérieurement ce qu’elle sont à l’intérieur : au paradis l’être et l’apparence se confondent. Pas de caverne platonicienne.
Au centre un escalier en colimaçon duquel va surgir Mefistofele « des dessous ». Par ce signe, Stone souligne la correspondance structurelle entre dessus et dessous, entre les deux mondes contrastés, et cet escalier ressemble furieusement à la représentation d’un ADN, qui est comme l’ADN du monde, où ce contraste auquel nul ne peut échapper est toujours présent. Il n’y a pas de Paradis sans Enfer, comme pas de bien sans mal etc… Et quand Mefistofele apparaît tout vêtu d’argent, comme un personnage de revue de Music-hall les murs blancs se couvrent de rouge, jusqu’à ce que le chant des chérubins ne chasse le méchant, moment où l’espace retrouve sa blancheur.
Le prologue marque donc les deux univers, celui qu’on voit et celui en creux, indissolublement liés et comme solidaires, l’un n’existe pas sans l’autre.
La structure de l’œuvre est assez simple, quatre actes, quelques scènes : deux scènes à l’acte I et II, une seule à l’acte III ainsi qu’à l’acte IV et l’épilogue, qui clôt symétriquement l’œuvre avec la même musique enlevant Faust à la Terre et à Mefistofele. Quatre actes et six scènes, comme composant une sorte de tableau d’autel qui raconte une de ces histoires édifiantes, avec des vides entre les scènes qui sont des ellipses temporelles, comme des moments ou des épreuves :
Acte I
‑le dimanche de pâques, où Faust est repéré par Mefistofele
‑le pacte, qui clôt l’acte I
Acte II
‑La scène du jardin de Margherita
‑Le sabbat, qui clôt l’acte II
Acte III
La mort de Margherita qui est tout l’acte III
Acte IV
La scène d’Hélène de Troie, qui est tout l’acte IV
L’Épilogue, Faust redevenu vieux, choisit Dieu et non Mefistofele qui essaie une dernière fois de l’attirer.
Simon Stone souligne le fond particulièrement chrétien de l’histoire, en analysant dans les grands réalisateurs italiens (de Fellini à Visconti et à Pasolini) cette manière de construire des contrastes dans leurs différents films qui tous marquent une profonde culture catholique (voir par exemple Pasolini), ici marquée par l’épilogue et le choix de Dieu, affirmé : « Baluardo m' è il Vangelo!/L’Evangile m’est un rempart » y chante notamment Faust
Acte I
Dans cette mise en scène frappent les références au monde de l’enfance, comme dans cette scène du dimanche de Pâques (la Kermesse chez Gounod) où les hommes s’amusent comme des enfants, avec un manège de petits chevaux, des serpentins et des vendeurs de pop-corn, barbe à papa ou saucisses. Il ne s’agit pas de glorifier le vert paradis des amours enfantines, mais de traduire le monde comme le voit Mefistofele, un monde qu’on peut manipuler, un monde léger, un monde qui chante et danse, un monde insouciant comme est celui de l’enfance, un monde de contes de fées évoluant bien entendu sur le volcan méphistophélique.
Dans ce monde, l’innocence est toujours sur le fil du rasoir. Même le Roi et la Reine qui apparaissent sont comme des figures de jeu de cartes, ou des images surgies de contes et deviennent banales, englouties par l’ambiance, avec ce bouffon qui fait face à un Mefistofele non vêtu en frate (moine), mais en clown (au nez en forme d’ampoule électrique), avec la valence inquiétante que peut revêtir le clown. Le bouffon est le clown-figure diabolique de commande, face à Mefistofele qui représente une sorte de magie noire, comme lorsqu’il semble guider les paroles de Wagner qui accompagne Faust arrivant dans la fête. On est dans l’irréel, comme si la fête avait été créé par Mefistofele lui-même pour mettre en scène l’arrivée de Faust en hiatus au milieu de ce monde.
Et justement ce Faust est là, au milieu de l’amusement, dubitatif et interrogatif, et il tranche par l’âge et les cheveux gris, et Wagner semble être non tant l’ami que l’aide-soignant qui l’accompagne. Faust fixe immédiatement le clown ou le « frate » et Wagner manipulé le dissuade (Ah ! No ! Fantasma quest'è,
Quest'è del tuo cervello/Ah ! Non ! Ça c’est un fantasme de ton cerveau).
Ce jeu confirme deux idées, d’une part celle de Stone qui est de faire de cette fête de Pâques (avec toute sa signification chrétienne), une fête suscitée par Mefistofele pour matérialiser son regard sur un monde à mépriser, et de l’autre, l’idée du texte selon laquelle au milieu de cette populace sans intérêt, qui disparaît au moment de la « rencontre avec Mefistofele ». Faust est ainsi choisi justement pour sa singularité, celui qui voit ce que les autres ne voient pas – notable dans le jeu avec Wagner. Celui qui sait.
Dans la scène suivante (Il patto/le pacte) se confirment les intuitions. Le cabinet de Faust est rempli de corps vus au travers de radios, aux rayons X, comme si Faust passait son temps à radiographier le monde du vivant, animaux et hommes, à chercher à connaître au-delà de l’apparence pour voir ce que les autres ne voient pas. Or la curiosité et la connaissance ont été les moteurs de la Chute de l’homme chassé du paradis. Un scientifique comme Blaise Pascal, était parfaitement conscient que sa soif de connaissance était signe de son humanité structurelle de pécheur. L’air Dai campi dai prati est son invitation à la nature, à l’amour de Dieu à travers celui de l’homme dans le monde. Il apparaît dans une sérénité presque résignée.
Cet homme-là par sa curiosité insatiable est la victime désignée de Mefistofele, parce qu’il va l’inviter à aller plus loin dans la connaissance. Il apparaît au milieu de fumées derrière le bureau sous lequel s’entassent des papiers par centaines, comme émergeant de ce monde de strates de connaissances, et il se débarrasse de ses oripeaux clownesques pour apparaître dans un costume Lie-de-vin, couleur qui dans sa valence négative renvoie au mystère et à l’étrange, qui est aussi couleur de sang séché. Quelques tours de magie (allumage de flamme etc…) deux ravissantes nymphettes pour stimuler un désir sans doute enfoui chez Faust et il se présente (Son il spirito che nega sempre tutto/Je suis l’Esprit qui nie toujours tout) à celui qui avait déjà compris à qui il avait affaire, et qui signe un pacte de sang, avec autant d’éclairs et de musique ironique par sa fausse grandeur.
Faust ne choisit pas le mal, il choisit au départ d’aller encore plus loin dans « le péché » de la connaissance avec ce guide singulier, voire unique, Simon Stone souligne qu’il ne va pas augmenter ses connaissances, mais simplement son expérience, une expérience humaine qui mène à l’abime. Mais qui veut trop connaître et trop embrasser mal étreint.
Acte II
Dans l’acte II, la scène du jardin est sans doute l’une des plus réussies de la production, référencée encore au monde de l’enfance avec ce bac de bulles de plastique multicolores de celles qu’on voit dans les espaces d’enfants des Mc Do ou de supermarchés. On va jouer aux jeux d’enfants du désir, aux jeux insouciants qui pourtant déterminent le futur sans qu’on n’y prenne garde, dans un espace très marqué par le monde contemporain.
Faust est rajeuni, vêtu d’un costume proche de Mefistofele : c’est une idée largement rebattue, depuis Lavelli (1975) que de faire de Faust et Mefistofele des figures jumelles. Ici Mefistofele est en rouge-lie de vin comme on l’a vu, et Faust en violet, couleur positive (puissance réussite) mais exprimant aussi mystère et solitude, comme le lie-de-vin.
Une fois encore c’est un monde coloré, où sur les murs blancs on projette les couleurs voulues, manière de montrer que c’est Mefistofele qui crée l’illusion théâtrale et les couples Faust-Marguerite et Marta-Mefistofele s’y ébrouent avec un autre couple tels de petits animaux innocents – qui ne savent pas… La scène est réussie parce qu’elle est scène de fausse fraicheur et vrai piège. On se croirait vraiment dans le vert paradis des amours enfantines (les murs sont verts)… mais tout n'est qu'apparence : on joue sur le volcan.
Le volcan, il vient ensuite, dans la scène du Sabbat (sc.II), qui est la première scène où Mefistofele va apparaître ès qualités, et Faust de manière accessoire, comme de côté. Conçue non comme une danse macabre, mais comme une réunion politique où le peuple, rangé sur les gradins, attend le chef, qui préside à une cérémonie, et va ensuite discourir derrière un pupitre.
La scène par sa disposition et sa dramaturgie fait penser à celle de la Festwiese de Meistersinger vue par Katharina Wagner dans sa production à Bayreuth où le discours de Hans Sachs devenait peu à peu référencé à un discours d’Hitler.
C’est exactement la même idée ici, sauf qu’à Hitler va se substituer Mussolini, dans une Italie d’aujourd’hui gouvernée par les post-fascistes et autres poussières.
Simon Stone va donc s’en donner à cœur joie. Cela commence par l’image d’un cochon éventré pendu par une patte d’où s’échappe un sang dont est couvert Mefistofele, qui en couvre une théorie de jeunes gens et jeunes filles, sorte d’adoubement par le sang (qui rappelle un peu une cérémonie Vaudou, et pour le bayreuthien qui écrit la cérémonie du Graal vue par Christoph Schlingensief.
Ici l’allusion est claire, le pouvoir dictatorial a quelque chose de cultuel, de ritualisé qui le renvoie à un monde irrationnel, un monde non gouverné par la raison, mais par une foi aveugle à fanatiser.
Suit un discours au pupitre où Mefistofele couvert d’un petit calot à la Mussolini éructe ses vérités en maniant un petit ballon en forme de monde à la Charlot du film Le Dictateur (l’allusion est évidemment transparente) avec des phrases du type ecco il mondo vuoto e tondo (Voici le monde vide et rond) ou repris par le chœur riddiamo che il mondo è caduto, riddiamo che il mondo è perduto/Nous rions de la chute du monde, nous rions de la perte du monde.
Ainsi en assimilant le sabbat, la fête du diable, à une réunion à la gloire du dictateur, Stone assimile le Satan d’hier aux divers dictateurs d’aujourd’hui, traduisant ce qui est pour lui le mal, c’est-à-dire la perte totale d’autonomie de la pensée. Et un Faust présent là malgré lui et visiblement peu à l’aise confirme le hiatus de sa présence.
Acte III : La mort de Margherita
Nous passons dans cet acte qui est une seule scène, celle de la mort de Margherita, dans un espace qui est le moins chargé de toute la production, qui tranche avec ce qui précède et ce qui suit.
L’espace vide est valorisé par la position de Margherita dans le coin droit, recroquevillée, comme si elle était désormais incapable de remplir l’espace.
C’est le moment de son air de solitude et de désespérance L’altra notte in fondo al mare, un des moments les plus déchirants de l’œuvre, peut être le seul air véritable de la partition où Stone va souligner à la fois la raison vacillante et la solitude par la vision de la mère d’un côté, et de l’autre ce qu’on croit être un bébé dans les bras de la jeune femme qui se révèle un drap vide.
La simplicité de la scène est ici soulignée en ce qu’elle ne se démarque pas des visions habituelles de ce moment, même si à la fin, la défaite de Mefistofele se marque par l’apparition de quatre enfants (les pires ennemis de Mefistofele) qui emportent Margherita la tête couverte vers une mort salvatrice (on entend salva /sauvée) tandis que Mefistofele qui avait lancé giudicata/jugée n'a plus que Faust à emporter pour une dernière expérience.
Acte IV Elena
Après la simplicité déchirante de l’acte III, une sorte de transfiguration par un autre moment spectaculairement réussi de la mise en scène, une seconde nuit de Sabbat au sein de la mythologie.
La didascalie du livret nous offre une vision de paradis à l’antique, vu et traversé par nos visions picturales de la mythologie, mais aussi presque revue par l’opérette.
La rivière Penée. Eaux claires, buissons épais, fleurs et feuillages. La lune immobile (…) diffuse une lumière enchanteresse sur la scène. À gauche, un temple avec deux sphinx. À l'arrière-plan, Hélène et Pantalis, dans une cymba[1] de nacre et d'argent ; un groupe de sirènes autour de la barque. Faust somnole sur les mottes fleuries.
J’évoque le monde de l’opérette parce qu’en 1867, un an avant la création milanaise de Mefistofele, a été créée La Belle Hélène d’Offenbach à Milan.
Il y a quelque chose de ce monde rêvé dans la vision du décor de Mel Page, avec ses colonnes et ses arcatures, un monde des amours de tous genres et des plaisirs de tous ordres au milieu duquel Faust est étendu sur un lit de plage. Une vision d’un paradis théâtral bercé par deux voix de femme Elena (chanté par la même chanteuse que Margherita, dans sa version païenne et idéalisée) et Pantalis, chantée par la même chanteuse que Marta, comme si du monde terrestre et dramatique, Faust avait voulu s’évader et parcourir celui idéalisé de la mythologie, où évidemment, il va séduire Hélène de Troie. (Forma ideal purissima della bellezza eterna/Forme idéale et très pure de beauté éternelle)
Si dans le livret Elena par une vision à la Cassandre imagine la guerre de Troie (Notte cupa, truce, senza fine, funebre/ Nuit sombre, lugubre, sans fin funèbre) Stone va faire voir les horreurs de la guerre qui détruisent ce monde idéal et le macule du sang des victimes qui s’accumulent, faisant de Faust ensuite un soldat (avec l’écusson italien) venu sauver Elena (il soigne ses ‑légères- blessures), leur duo d’amour final devenant alors un amour naissant sur un champ de ruines, évidemment déchainé par Mefistofele, dictateur au deuxième acte et fauteur de guerre au quatrième, deux versions du Sabbat méphistophélique qu’il faut évidemment lier dans cette vision de Stone qui nous dit qu’en somme, non seulement Mefistofele est parmi nous, mais que peut-être, il est nous.
L’acte se termine par le fameux duo Amore ! Misterio celeste, profondo ! chanté devant le rideau qui a masqué le décor de destruction, et qui se relève laissant apparaître comme dans les meilleures comédies musicales ou opérettes le chœur qui chante l’air conclusif Poesia libera t’alza pe’ cieli comme une sorte d’hymne à l’amour des poètes, grand final ouvert souriant et positif auquel on pourrait presque croire si le chœur ne quittait pas la scène au moment de l’évocation de l’Arcadie, paradis des amours pastorales et littéraires, par le couple qui se sépare en quittant la scène chacun de son côté laissant voir de quelle Arcadie il s’agit, une maison de retraite, un EPHAD. Cette fois-ci pas de transition entre acte IV et épilogue.
Épilogue
Apparaît alors clairement l’impasse et les échecs successifs des expériences de Faust même celles les plus éthérées. La rupture entre les deux ambiances chacune dans la blancheur, celle de l’Arcadie céleste à celle de l’hospice.
L’épilogue nous montre Faust redevenu le vieillard du début, encore plus vieilli dans un EPHAD en fauteuil roulant. Une vision particulièrement fataliste, où l’on nous dit qu’en somme, quels que soient les chemins et les expériences, la fin est à peu près la même échéance/déchéance pour tous les hommes. Faust est plongé dans une méditation et presque absent quand entre Mefistofele en costume d’argent rappelant le prologue, qui vient évidemment au seuil de la mort récupérer l’âme promise par le pacte.
Mais pour Faust le désir a fait place aux souvenirs, à la mémoire d’une vie qui de toute manière a abouti là où chacun aboutit. « L’ideal fu dolor » chante-t-il pendant que Mefistofele comme un parent qui rend visite à l’aieul lui donne à manger. Sorte de vision « familiale » qui une fois encore n’est qu’apparence, comme si l’autre cherchait à l’attirer par un semblant de sollicitude.
Mais c’est alors que Faust dans son ultime monologue exprime son dernier et vrai rêve, celui de la poésie qui soit simple poésie de l’existant, « voglio che questo sogno sia la santa poesia dell’esistente » (je veux que ce rêve soit la sainte poésie de l’existant)
C’est alors que l’on entend la musique des anges et que Mefistofele se sent menacé : dans une parabole à la « lève-toi et marche » , Faust se lève de son fauteuil roulant et se dresse quand retentit le chant du Paradis du Prologue alors qu’en opposition Mefistofele entame le chant d’amour final du quatrième acte, celui d’Hélène et des illusions de la fable, Faust répond par « Baluardo m’è il Vangelo » pendant que le chœur du paradis rachète Faust et que Mefistofele, le magicien des illusions, s’avoue vaincu et disparaît en sifflant.
Ainsi Stone construit-il une parabole qui semble abstraite, mais qui en réalité relie fortement cette histoire aux agitations du monde d’aujourd’hui, populisme, fascismes, guerres, culte des apparences, mépris de toute substance. De même il montre une existence humaine qui irrémédiablement se termine dans une sorte de déchéance du corps et quelquefois de la pensée.
Mais comme il le souligne lui-même dans le programme, il est à Rome, capitale de la Chrétienté, et évoque par la vision finale céleste la victoire de l’Évangile sur le malheur humain.
Ce travail assez affûté, malgré tout assez sage – injustifiables les huées à la première- même avec les allusions claires à l’actualité italienne, mais sans lourdeur, propose une vision épurée qui finit par marquer le spectateur, débarrassée de tout ridicule et de toute imagerie surannée.
Les aspects musicaux
Il est vrai que cette mise en scène est accompagnée dans la démarche par une direction musicale d’exception et des forces locales qui se sont engagées d’une manière toute particulière, offrant une qualité qui fait honneur à ce théâtre.
On connaît suffisamment l’histoire accidentée de l’Opéra de Rome pour ne pas souligner d’abord, avant de saluer les individualités, la qualité du collectif et des ensembles réunis pour la réussite de la soirée dans l’engagement scénique et musical. On entend un chœur vraiment valeureux, dirigé par Ciro Visco, puissant, clair, au volume qui correspond à l’œuvre, aidé aussi par une mise en scène qui ne le sollicite pas par des mouvements « intempestifs », et un chœur d’enfants (de « Voci Bianche ») dirigé par Alberto De Sanctis lui aussi engagé et très bien préparé (volume, phrasé).
Les parties chorales étant essentielles dans cette œuvre, on entend là une prestation exemplaire.
L’orchestre de l’Opéra de Rome qui est quelquefois irrégulier est ici au contraire particulièrement engagé et concentré, sans scorie aucune, jouant sur les volumes (le début, impressionnant) mais aussi sur les moments plus lyriques ou mélancoliques, jamais pris en défaut dans une partition riche en contrastes de volumes et en ruptures de dynamique (accompagnement de Margherita, introduction à l’épilogue). On est frappé par un niveau général enviable qu’il faut saluer qui rend à la partition le plus juste des tributs.
Mais c’est bien sûr le travail de « concertazione » de Michele Mariotti qu’il faut saluer, qui offre une lecture claire, fouillée, contrastée, mais jamais excessive ou bruyante de la partition. Il est facile en effet d’exagérer les effets, de rendre certains moments vulgaires dans une partition qui emprunte tant au wagnérisme (le début) mais aussi au Grand Opéra, et qui se cherche, ou cherche à asseoir un style et une originalité.
Mariotti navigue entre tous les écueils, commençant très fort volontairement (certains ont dit trop) plaçant des cuivres dans la salle et les loges pour spatialiser au maximum l’effet produit de ce prologue au Ciel, mais en même temps passant rapidement à d’autres rythmes, en suivant attentivement le texte, soutenant les chanteurs sans jamais les couvrir. Alors, Mariotti propose une lecture vraiment exceptionnelle, pour ma part sans doute la meilleure entendue jusqu’ici, Le volume même quand il est très fort, est toujours maîtrisé, les parties plus délicates sont abordées avec souplesse, les ruptures sont négociées sans que jamais on ne perçoive de hiatus, en un jeu permanent qui colle aux différents moments scéniques où alternent énormité chorale et moments d’intimité. La lecture de Mariotti n’est jamais grandiloquente, alors que l’œuvre se prête aux excès, mais plutôt incisive, coupante, quelquefois heurtée, jouant sur les différences de dynamique sans jamais oublier l’homogénéité générale et surtout le suivi du texte, ici essentiel, aussi essentiel que chez Wagner, avec des systèmes d’écho entre paroles et fosse dans l’ironie, le lyrisme et la délicatesse. On a souvent entendu Mariotti travailler à diminuer les âpretés, arrondir les angles, éviter que les sons ne se heurtent : ce n’est pas le cas ici où il ose affronter les contrastes avec une grande habileté, un grand engagement et surtout éviter tout sentimentalisme sans toutefois jamais tomber dans l’objectivité ou la froideur. Une lecture aux multiples facettes qui étonne par sa variété, ses couleurs, sa précision.
C’est vraiment un travail exceptionnel en tous points qu’il faut saluer, dans une partition tout en jeux sur le fil du rasoir où rien n’est simple.
Le plateau
L’Opéra de Rome a réuni un plateau homogène de bon niveau dans une œuvre où les plus grands, Caruso, Beniamino Gigli, Ezio Pinza, Tancredi Pasero ont chanté, et récemment encore Samuel Ramey ou René Pape. À part Maria Agresta, aujourd’hui bien installée au sommet des sopranos italiens, pas de stars dans cette distribution, mais des chanteurs solides qui s’en sont plutôt bien sortis.
Correct le Nereo très épisodique de Leonardo Trinciarelli, et très attentif au phrasé et à l’émission Marco Miglietta que l’on remarque vraiment dans Wagner, avec une belle projection du son et une voix de ténor bien posée. Sofia Koberidze chante à la fois Marta et Pantalis, tout comme Maria Agresta est Margherita et Elena : c’est volonté de Boito de faire chanter en écho ces personnages différents pour montrer dans les différents contextes la recherche désespérée du même (ou en l’occurrence, de la même). Le mezzo géorgien s’en sort avec les honneurs dans les deux rôles de Marta et Pantalis, cherchant à travailler sur la couleur, avec une jolie personnalité scénique.
Mais l’opéra repose sur les trois protagonistes, à commencer par le Faust de Joshua Guerrero, ténor américain d’origine mexicaine qu’on voit actuellement commencer une carrière européenne, à cause de la recherche désespérée de nouveaux ténors puisque la génération précédente commence à se tarir. Guerrero a sans nul doute des qualités techniques notables, de phrasé et de diction : l’émission est claire, les aigus sont solides. Il manque à cette voix un timbre plus séduisant, une luminosité qu’il n’a pas et surtout en engagement dans le chant qui reste en retrait : peu d’accents, peu de couleur, notamment dans les parties plus lyriques et méditatives. C’est meilleur dans les moments plus explosifs (le duo avec Elena, la scène du jardin) où l’on entend une voix puissante aux assises solides, mais pour donner de la profondeur à un personnage il faut aller plus loin dans l’expression et là nous n’y sommes pas. J’entends là un ténor qui « assure » sans nul doute, mais qui ne fait pas (encore ?) rêver.
Au contraire, Maria Agresta a acquis au fil des années une solidité vocale, un sens de l’expression et de la couleur, un engagement qui rendent sa Margherita profondément émouvante, sans doute la plus émouvante du plateau, celle qui remplit l’espace et sait interpeller le spectateur. La voix est forte, bien projetée, sans problème technique, Sa scène du troisième acte, avec un Faust (Joshua Guerrero nettement moins personnel) est éblouissante de bout en bout, du monologue initial L’altra notte in fondo al mare jusqu’au duo désespéré et bouleversant avec Faust où elle joue une présence/absence, et fragilité/décision de manière exceptionnelle (Spunta l’aurora pallida). C’est là une des meilleures prestations entendues de sa part, absolument convaincante, et inoubliable. Et elle l’est d’autant que dans Elena, elle offre une autre facette, moins lyrique, plus dramatique dans son monologue visionnaire puis très affirmée dans le duo final avec Faust, offrant tour à tour le visage de la fragilité et du désespoir (Margherita) et celui de l’héroïne mythologique à la fois sombre et libérée avec une voix d’une largeur étonnante. Grand moment.
De John Relyea j’avais écrit en 2019 John Relyea (…) particulièrement impressionnant notamment au début. Belle diction, belle expressivité et beau phrasé. Même si la puissance n’est pas toujours au rendez-vous (…) la personnalité vocale reste convaincante et c’est un très beau Mefistofele qu’il nous a été donné d’entendre.
Relyea a un beau phrasé et veille à la clarté du texte et de l’expression. Il est assez familier du rôle (y compris chez Gounod et Berlioz) pour être en scène très engagé (c’est de lui, de sa mobilité virevoltante qu’on attend le plus dans l’œuvre) et la performance vocale sans être prodigieuse reste très convaincante dans un personnage à la fois fanfaron et inquiétant (ecco il mondo dans l’acte II), qui se prend peu au sérieux tant il est convaincu qu’il est le plus fort, et qui est d’autant mis en valeur que le Faust est un peu pâle. C’est un chanteur très éclectique qui épouse un peu toutes les situations, ce qui lui donne une belle expressivité sur tous les tons, du tonnant à l’insinuant. Il se sort donc du rôle avec tous les honneurs, mais sans forcément compter parmi les Mefistofele de légende comme a pu l’être un Samuel Ramey il y a deux ou trois décennies.
Au total, une inauguration de saison de grand relief, aux qualités musicales et scéniques équilibrées (un peu comme à Naples avec Turandot), qui montre tout de même une qualité plus régulière des théâtres lyriques italiens en dehors de la Scala. Au-delà du plaisir de fréquenter il bel paese (L’Italie) en novembre ou décembre, la qualité de l’offre lyrique en ce début des saisons est particulièrement enviable. Ayant assisté à trois productions inaugurales, Naples, Scala, Rome, nous pouvons dire que chacune dans son style fait honneur au chant italien devenu patrimoine immatériel de l’humanité, et qu’enfin, à Naples et à Rome au moins, le théâtre a droit de cité sur les scènes d’opéra ce qui est une excellente nouvelle.
[1] Un petit bateau