Victoria de los Angeles
Complete recordings on His Master's Voice et La Voix de son Maître
Recordings from 1948–1977

Orchestres, chefs et partenaires divers

Coffret de 59 CD
Warner Classics

Coffret publié le 20 octobre 2023

S’il n’a échappé à personne que Maria Callas aurait eu cent ans cette année, une autre cantatrice, moins médiatique, mais dont la carrière reste un modèle pour des générations, est également née en 1923. Son nom : Victoria de los Angeles. Très tôt sur scène, comme sa célèbre consœur, la grande soprano catalane décédée en 2005, se sera très tardivement retirée après un long et généreux parcours artistique, pendant lequel elle aura beaucoup fait pour l’opéra, et dans toutes les langues, mais aussi et surtout pour la mélodie qu’elle aura servie comme aucune autre dans le monde entier.
La publication de la quasi-intégralité de ses enregistrements par le label Warner classics (59 cd tout de même !) pour marquer cet anniversaire, méritait que nous rendions hommage à cette grande dame du chant, dont la modestie et l’extrême sensibilité nous manquent.

 

 

« De España vengo »[1]

 

Disparue en 2005, Victoria de los Angeles aurait eu cent ans le 1er novembre dernier. Née à Barcelone, ville à laquelle elle restera fidèle et à qui elle pardonnera de l’avoir délaissée au profit d’une autre diva plus envahissante (Montserrat Caballé), dans une famille modeste, la jeune Victoria apprécie la musique et étudie tout d’abord la guitare avant de travailler sa voix. Elle entre au Conservatoire de la ville en 1939 en même temps que sa sœur et intègre la classe d’une ancienne cantatrice, Dolores Fau, qui lui fait découvrir le chant, une révélation puisqu’elle termine un cursus de six ans en trois seulement. A la faveur d’un concours radiophonique qu’elle remporte en 1940, la jeune Victoria chante alors sa première Mimi de La Bohème dans un théâtre barcelonais, une eouvre qui allait lui porter chance et qu’elle allait chanter de très nombreuses années.

Remarquée par un musicien amateur, José Maria Lamana, elle est présentée aux membres d’un ensemble de musique ancienne, Ars Musicae où elle est engagée en tant que ….flûtiste. Elle en profite pour approfondir ses connaissances musicales et participe à de nombreux concerts tantôt comme chanteuse tantôt comme musicienne, son premier grand concert ayant lieu le 19 mai 1944 au Palau de la Musica Catalana. Le Gran Teatro del Liceu n’est pas en reste puisqu’il lui propose d’interpréter sa première Contessa des Nozze di Figaro le 13 janvier 1945, rapidement suivie par la Manon de Massenet et la Bohème. L’année 1947 est marquée par l’obtention d’un premier prix au Concours de chant de Genève où elle fait sensation en proposant l’air de Fidelio « Abscheulicher ». Le Teatro Real de Madrid l’invite à venir chanter Manon et Mimi, deux rôles phares l’un issu du répertoire français qu’elle ne cessera de servir toute sa carrière et l’autre du répertoire italien avec entre autres les œuvres de Puccini auxquelles sa voix pure, souple, aux reflets jaspés sera très attachée et avec celui de Verdi ; mais pour l’heure Victoria revient rapidement au Liceu pour de nouvelles expériences puisqu’elle aborde ses premières partitions wagnériennes (Elisabeth de Tannhäuser et Elsa de Lohengrin), mais également Agathe dans Der Freischütz de Weber. Sa carrière est lancée lorsqu’en 1948 cette dernière débute à Londres avec le court opéra de Manuel de Falla auquel son nom restera associé La vida breve (dont elle laissera deux versions en studio, l’une mono en 1952, la seconde en stéréo en 1965), qu’elle donne à la BBC. Paris ne tarde pas à inviter un an plus tard cette jeune gloire dont le soprano pulpeux et velouté s’accorde idéalement à la Marguerite de Faust œuvre qu’elle donne au Palais Garnier, Covent Garden l’accueillant sous les traits de Mimi, théâtre où elle reviendra régulièrement pour s’illustrer en Butterfly, Nedda, Santuzza, Manon ou encore Elsa jusqu’en 1961.

Ses débuts sur le sol italien ont lieu en 1950 avec une incursion remarquée mais sans suite dans le répertoire straussien, Ariadne auf Naxos (chantée toutefois en italien et dirigée par Isaac Dobrowen), qui montre la versatilité de ce soprano lyrique, lyrique léger, ou grand lyrique, alors que s’imposent au même moment et un peu partout Callas, Schwarzkopf, Della Casa ou Tebladi. Malgré cette rude concurrence, qui sera son lot pendant vingt ans, la chanteuse retrouvera la Scala en 1951 pour Don Giovanni, Der Freischütz en 1955 et Il Barbiere di Siviglia en 1956 à la Piccola Scala, Callas ayant droit à la Scala pour son unique Rosina scénique. L’année 1951 est celle des grands engagements puisque le Metropolitan de New York attend la diva catalane dans Faust, scène où elle retournera quasiment chaque saison dix ans durant pour y camper entre autre une bouleversante Desdemona (avec l’Otello de Del Monaco en 1958), une diaphane Mélisande, ainsi que de nombreuses Traviata, sans oublier les trois rôles wagnériens chéris : Elisabeth, Eva des Maitres chanteurs et Elsa, ainsi qu’une rareté, la Martha de Flotow donnée en 1961 avec Richard Tucker dans une traduction anglaise, qui fait cependant un flop.

En France, à Marseille, elle sera Marguerite et Butterfly avant d’être appelée par Vienne pour y être à nouveau Mimi, rôle qu’elle gravera pour Emi et qui deviendra une version de référence avec Jussi Björling. Mais la consécration a lieu en 1961 lorsque Victoria monte pour la première fois sur la colline verte pour interpréter Elisabeth de Tannhäuser sous la baguette de Wolfgang Sawallisch aux côtés de Grace Bumbry, première espagnole et première femme noire de l’histoire du festival de Bayreuth, un spectacle signé Wieland Wagner, qu’elle retrouvera la saison suivante : « Quand Wieland Wagner m’a choisie, j’ai pleuré de joie et considéré cela comme la plus grande chance de ma carrière (…) Il a voulu que je lui chante le rôle, pour voir comment je le ressentais. Je faisais une Elisabeth très mystique et il a adapté sa conception à ma personnalité. C’est là le génie d’un grand metteur en scène. »

Elle sera souvent invitée en Amérique du sud où elle sera entre autre une subtile Mélisande dirigée par Jean Fournet (1962), une incandescente Elsa auprès de la venimeuse Ortrud de Christa Ludwig en 1964 (Lohengrin), ainsi qu’une merveilleuse Charlotte (Werther) toujours à Buenos Aires (1979).

Voix riche et crémeuse aux aigus lumineux et aux medium charnu, Victoria de los Angeles dont la diction parfaite éblouit les puristes, est un vrai caméléon capable de se plier avec des bonheurs identiques aux vocalises rossiniennes, comme le prouvent ses impeccables interprétations du Barbiere di Siviglia (deux fois au disque en 1952 avec Serafin puis dix an plus tard avec Cillario), aux délicatesses du répertoire français, alternant sans la moindre difficulté le Puccini de Madama Butterfly (qu’elle gravera à deux reprises également en mono avec di Stefano et Gobbi sous la houlette du grand Gavazzeni en 1954, puis en stéréo avec Björling et Santini cinq ans plus tard), les courbes mozartiennes (Nozze di Figaro au Met et à Buenos Aires notamment mais jamais au disque, ce rôle étant réservé à Schwarzkopf), tout en s’emparant avec éclat des grandes héroïnes verdiennes telles que Traviata (intégrale datée de 1959 dirigée par Serafin ou encore Simon Boccanegra (dont elle laisse une version insurpassée en studio auprès de Gobbi et Santini en 1958). Cet art du théâtre, du maquillage et de la transformation, à une époque de renouveau conduite par Callas, ne passera pas inaperçu et comme pour de nombreuses collègues l’industrie du disque lui permettra de léguer au studio la plupart de ses incarnations scéniques malgré la présence sur le marché des plus grandes divas du moment ; le directeur artistique des éditions Columbia (et époux de Schwarzkopf !), Walter Legge, étant à l’origine de distributions haut de gamme et parfois étranges comme ces tardifs Contes d’Hoffmann datés de 1964 enregistrés à Paris avec Nicolaï Gedda (déjà protagoniste d’une Carmen légendaire dirigée par Beecham et interrompue pour désaccord… sortie en 1959) auxquels devait être associée Callas en Olympia !!!  De Los Angeles retrouvera Gedda en 1968 pour un Werther enflammé, poétique et élégiaque dirigé de mains de maitre par un Georges Prêtre inspiré. Auparavant elle aura légué à la postérité sa version de Manon de Massenet confiée à Pierre Monteux en 1955, qui, il faut le reconnaitre a un peu vieilli en raison des minauderies aujourd’hui datées de la cantatrice, deux versions de Faust en 1953 et 1958 (mono et stéréo dirigées par André Cluytens avec Gedda et Christoff), sans oublier une Mélisande qui n’a pas pris une ride et dont la fusion entre le texte et la musique a traversé les âges et demeure insurpassée (Cluytens ave Jansen et Souzay).

Pour ceux qui douteraient du pouvoir de conviction et de la présence de Victoria de los Angeles, il suffit de l’écouter dans la rare et magnifique Suor Angelica de Puccini (Serafin 1957) où tout son art explose entre dépouillement de la ligne et intensité du phrasé, ou de se procurer sa Santuzza (Cavalleria rusticana) d’une sobriété étonnante pendant le duo « Tu qui Santuzza » où elle a pour partenaire l’incendiaire Corelli (Santini 1962), avant qu’elle ne se lance dans la plus noire des malédictions « A te la mala Pasqua ». A découvrir également, la précieuse lecture de Dido and Aeneas de Purcell dirigée par Barbirolli en 1965.

Comment ne pas terminer ce tour du monde lyrique sans s’arrêter sur son ultime et merveilleuse intégrale datée de 1977 et publiée cette fois par Erato, cet Orlando furioso de Vivaldi remis au gout du jour par l’époustouflante Marilyn Horne et le pionnier Claudio Scimone, où le timbre immaculé de la cantatrice espagnole et les inflexions séraphiques qu’elle y apporte sont un véritable baume à nos oreilles ?

A une époque où la musicologie et le respect des partitions n’en étaient qu’à leurs prémices, Victoria de los Angeles n’hésite pas à participer à la résurrection de Mitridate Eupatore d’Alessandro Scarlatti à la Piccola Scala en 1956, ainsi qu’au cycle de Monteverdi Il combattimento di Tancredi e Clorinda. Passionnée par la musique ancienne qui l’accompagne depuis toujours, elle devient très tôt une récitaliste accomplie et parcourt la planète grâce à cette forme simple abordant là encore toutes les musiques, tous les styles, sans jamais oublier de défendre les compositeurs de son pays, qu’elle chante en espagnol, en catalan ou dans différents dialectes. Elle qui avait pris l’habitude de se présenter dans une ville nouvelle d’abord en récital puis dans un ouvrage lyrique, comme elle le fit à Oslo, Helsinki, Copenhague ou Milan à l’aube des années cinquante, ne se lassa jamais de ce moment d’échange et de communication. Accompagnée au piano, elle y dévoilait sa personnalité, son aptitude à travailler sur une toile plus réduite et à se montrer plus sensible à chaque détail sans jamais sortir du cadre intime de ces pièces par un trait ou une expression plus soulignée, se plaisant à raconter à son public de passionnantes histoires. A partir des années soixante-dix, qui coïncident avec son éloignement des scènes, de los Angeles se consacre quasi exclusivement aux concerts et aux récitals et ce jusqu’à son retrait définitif en 1998, non sans s’être produite en 1978 dans le New Jersey Opera de Newak en Carmen et avoir fait ses adieux scéniques au Teatro Zarzuela de Madrid avec une dernière Mélisande.

Elle continuera d’enregistrer de nombreux disques aux programmes volontiers originaux comme ses Mélodies de Canteloube qu’elle est l’une des premières à avoir réhabilité (1969 avec Jean-Pierre Jacquillat à la tête de l’Orchestre Lamoureux) abordées avec tant de délicatesse et de simplicité, puisant parmi des raretés espagnoles issues du répertoire folklorique, populaire, anonyme ou traditionnel allant de la Renaissance au XXème siècle (Toldra, Rodrigo, Montsalvatge, Turina…), alternant mélodies allemandes (Brahms, Mozart, Beethoven, Mendelssohn..), airs français (Duparc, Debussy, Hahn, Chausson), italiens (Respighi), anglais (Purcell, Vaughan-Williams), offrant à son public une brassée de musiques et en lui accordant fréquemment quelques bis où elle s’accompagnait elle-même à la guitare, dont le célèbre « Adios Granada ». Ses duos avec le baryton Dietrich Fischer-Dieskau s’écoutent inlassablement (1960 avec Moore), tout comme le récital capté en 1971 à l’Assembly Hall de l’Hunter College et publié en son temps par Emi qui réunit deux immenses musiciennes au diapason, Victoria et Alicia de Larrocha. Le récital donné à Londres en 1967 pour les adieux du génial accompagnateur Gerald Moore est plein d’émotions et permet de retrouver trois interprètes exceptionnels Victoria partageant l’affiche à cette occasion avec Fischer-Dieskau et Schwarzkopf, ces dames livrant ce soir-là leur unique « Duo des chats ».

Ses Nuits d’été de Berlioz (Munch 1955), sa Shéhérazade de Ravel (Prêtre 1962), son « Ch’io mo scordi di te » de Mozart, ou ses « Siete Canciones popolares » chantées un nombre incalculable de fois, sont à connaître absolument, comme ses cantates de Bach, ses oratorios, ses airs de Haendel, ses Zarzuela (avec Frühbeck de Burgos), ou cette rareté de Sacrati « E dove t’aggiri » pour prendre conscience de l’éclectisme et de l’ampleur de cette voix gracieuse aux graves charpentés, à l’ineffable legato et aux aigus séraphiques.

Le net permet aujourd’hui de retrouver Victoria de los Angeles dans de nombreux concerts et récitals, d’extraits d’émissions ou de documentaires qui nous permettent de mieux saisir la personnalité de cette cantatrice généreuse et discrète, que vous pourrez également découvrir dans une version de Manon filmée par la télévision espagnole en décors naturels (attention Versailles a pris ses quartiers à Séville) datée à souhait et en playback (version Emi 1955).

Celle qui deviendra la voix par excellence de tout un peuple, née d’un père andalou et d’une mère catalane, celle qui prendra la suite de ses aînées aujourd’hui oubliées Barrientos, Caspir, De Hidalgo, Llopart ou Supervia et permettra à Caballé, Lorengar ou Berganza d’éclore à leur tour, a su pendant sa longue carrière dispenser son art avec pudeur, conviction et détermination. Sa manière de camper ses personnages avec cette apparente facilité, cette musicalité sans faille et cette évidence théâtrale qui lui permettait de passer sans ambages de la douce Mimi à la suicidaire Butterfly, d’incarner la plus farouchement élégante des Carmen sans l’avoir jamais testée sur scène ou la frêle Antonia, elle qui fut Mélisande, Salud, Elsa, Rosina… savait toucher le cœur du public, communiquer avec lui comme si elle s’adressait à une seule personne.

Fidèle, intègre, entière elle n’a jamais triché, son art prônant le partage et la confidence sans aucune réserve.

 

[1] « Je viens d’Espagne » était la devise de Victoria.

Avatar photo
François Lesueur
Après avoir suivi des études de Cinéma et d'Audiovisuel, François Lesueur se dirige vers le milieu musical où il occupe plusieurs postes, dont celui de régisseur-plateau sur différentes productions d'opéra. Il choisit cependant la fonction publique et intègre la Direction des affaires culturelles, où il est successivement en charge des salles de concerts, des théâtres municipaux, des partenariats mis en place dans les musées de la Ville de Paris avant d’intégrer Paris Musées, où il est responsable des privatisations d’espaces.  Sa passion pour le journalisme et l'art lyrique le conduisent en parallèle à écrire très tôt pour de nombreuses revues musicales françaises et étrangères, qui l’amènent à collaborer notamment au mensuel culturel suisse Scènes magazine de 1993 à 2016 et à intégrer la rédaction d’Opéra Magazine en 2015. Il est également critique musical pour le site concertclassic.com depuis 2006. Il s’est associé au wanderesite.com dès son lancement

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici