Depuis le mandat de Hugues Gall, qui y avait programmé pour les fêtes La Veuve joyeuse et La Chauve-Souris (en VO !), l’Opéra de Paris évitait avec soin l’opérette. De la part de Gerard Mortier, on ne s’en étonnera guère, mais on aurait pu imaginer que Nicolas Joël ou même Stéphane Lissner défendraient ce pan-là du répertoire national ou montreraient un peu d’imagination. Point du tout, et il faut remonter aux années 1980 pour découvrir dans la programmation quelques grands titres offenbachiens : La Belle Hélène, par exemple, ou un audacieux Robinson Crusoé (mais Salle Favart), seul Orphée aux enfers ayant connu les honneurs de Garnier. Mais à Bastille, un seul opéra-bouffe a jusqu’ici droit de cité : Les Brigands, en 1993, dans la production Deschamps-Makeïeff, que l’Opéra-Comique proposa à son tour en 2011. Et depuis, le hangar du 11e arrondissement reste drapé dans sa superbe, ce qui n’est pas près de changer : grâce à Alexander Neef, l’Opéra de Paris s’apprête à accueillir Les Brigands une fois encore, mais ce sera cette fois à Garnier.
Qu’importe le flacon, somme toute, puisque L’Avant-Scène Opéra s’attache à cultiver notre ivresse en consacrant son tout nouveau numéro à ce même opéra-bouffe/féerie créé en 1869, soit le dernier des « grands Offenbach » d’avant la guerre franco-prussienne. Vient alors l’heure de faire les comptes : avant Les Brigands, le compositeur était déjà représenté par huit numéros, parus entre 1984 (La Périchole) et 2023 (Fantasio). Neuf volumes de l’ASO, c’est plus que n’en ont à leur actif bien des noms glorieux de l’histoire de la musique, et c’est autant que Richard Strauss ou Donizetti. Surtout, si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit rapidement que ces Offenbachiades se sont multipliées au cours des dernières années, à un rythme toujours plus soutenu : La Grande-Duchesse de Gérolstein en 2019, Le Voyage dans la Lune en 2020 et Fantasio en 2023, autant de nouveautés qui ont conforté la place du « petit Mozart des Champs-Elysées ». Et l’on ne serait pas surpris qu’un Robinson Crusoé les rejoigne bientôt, puisque la rumeur veut que cette œuvre revienne enfin à Paris au cours une saison prochaine, dans une autre salle illustre de la capitale. Mais curieusement, la nouvelle production à Garnier n’est pas mentionnée dans les pages « L’œuvre à l’affiche », qui signale deux productions en 2024, celle donnée en janvier au Théâtre du Gymnase, et celle de cet hiver à Francfort (d’où provient l’illustration de couverture), mais qui ne se risque pas à évoquer le spectacle qui connaîtra pourtant, entre septembre 2024 et juillet 2025, dix-huit représentations à l’Opéra de Paris.
Pourtant, si l’intérêt se focalise en cette rentrée sur Les Brigands, ce n’est pas par un pur hasard de calendrier. L’œuvre compte en effet parmi les meilleurs Offenbach, même si elle n’a pas atteint la même popularité que les titres les plus célèbres (l’air des carabiniers en retard a malgré tout laissé une trace dans les esprits). C’est l’une des dernières collaborations du compositeur avec ses chers Meilhac et Halévy – de l’ultime, La Boulangère a des écus, créée en 1875, on ne connaît plus guère que les couples des fariniers et des charbonniers immortalisés par la voix de Reynaldo Hahn. La musique inclut quelques pages mémorables, à commencer par l’inénarrable « Y a des gens qui se disent espagnols », l’air du caissier et « J’entends un bruit de bottes ». Et le livret, tout en donnant dans le « tous pourris », les Brigands étant en somme les moins voleurs de tous les personnages, est délicieusement loufoque, avec ses déguisements superposés qui contribuent à la confusion générale et sa géographie fantasque, qui invente une frontière (naturelle, bien sûr) entre l’Espagne et l’Italie.
Aucun rapport, en effet, avec Die Räuber de Schiller, et donc non plus avec I masnadieri de Verdi, opéra tirée de la pièce romantique allemande, qui fut pourtant donné à Paris au cours de la même saison que Les Brigands d’Offenbach, et sous le même titre (paroles françaises de Jules Ruelle). Le brigandage qui a inspiré Meilhac et Halévy n’est pas du tout germanique, mais bien méditerranéen, comme le rappelle avec beaucoup d’érudition Giulio Tatasciore dans son article « Portrait d’un stéréotype », qui suit le parcours de la figure du brigand italien dans la littérature et les arts de toute l’Europe dans la première moitié du XXe siècle.
Bien connu pour ses interventions à la télévision ou à la radio, Xavier Mauduit trouve ici l’occasion de nous rappeler qu’il a soutenu en 2012 une thèse intitulée « Le Ministère du faste : la Maison du prince-président et la Maison de l’empereur Napoléon III (1848–1870) ». Son article, sobrement intitulé « Une satire sociale », évoque les scandales financiers qui ont pu inspirer les librettistes. On se recentre sur Offenbach avec le texte que Pauline Girard, conservatrice à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, consacre aux différents théâtres entre lesquels le compositeur eut soin de répartir ses créations, des Bouffes-Parisiens aux Folies-Dramatiques, en passant par les Variétés, où eut lieu la première des Brigands en 1869 et la Gaîté, où fut créé la nouvelle mouture sous forme de féerie, en 1878. Et l’on arrive aux Brigands proprement dit avec les deux pages dans lesquelles Jean-Christophe Keck fait le point sur l’état de la partition (la juxtaposition des différentes versions permet de reconstituer au mieux l’original, mais les ballets et ensembles ajoutés en 1878 sont pour le moment perdus). Jean-Claude Yon rappelle que l’œuvre est avant tout une « parodie d’opéra-comique », qu’on peut rapprocher de plusieurs opéras-comiques d’Auber et Scribe ayant pour protagonistes des brigands, comme Fra Diavolo, Les Diamants de la couronne, et les plus oubliés Marco Spada et La Sirène. Jonathan Parisi, enfin, s’intéresse aux traditions d’interprétation et à ce que l’on peut savoir aujourd’hui de la mise en scène initiale.
Ces différents « Regards sur l’œuvre » viennent compléter le magistral Guide d’écoute dû à Stéphan Etcharry ; musicologue à l’université de Reims, il officiait déjà pour Fantasio et pour Le Voyage dans la Lune. Son analyse de la partition est aussi fine qu’on pouvait s’y attendre, et le livret est reproduit dans ses deux versions, avec ses dialogues supplémentaires, ses airs alternatifs, et son final modifié. Qui dit Offenbach moins fréquenté dit forcément disco-vidéographie limitée, Louis Bilodeau concluant que les versions lyonnaises continuent à dominer le paysage, trente-cinq ans après, qu’il s’agisse du CD gravé par John Eliot Gardiner ou du DVD où Claire Gibault à la tête d’une équipe vocale sensiblement différente.