En 1978, à l’Opéra de Paris devait entrer au répertoire La Dame de Pique de Tchaïkovski, dans une mise en scène de Youri Lioubimov, alors phare incontesté du théâtre russe. À la suite de sombres manigances internes au Bolshoi et au milieu musical russe, il n’obtint pas le visa nécessaire, la production fut annulée et l’Opéra de Paris proposa en lieu et place Madama Butterfly dans la production de la Scala de Jorge Lavelli.
L’Opéra exposa dans le foyer le projet de Lioubimov, qui était de faire se dérouler toute l’œuvre sur un décor de table de jeu.
Sans doute Sellars ignore-t-il cette histoire, mais 46 ans après, sa mise en scène du Joueur à Salzbourg se déroule sur un tapis de jeu, avec des roulettes lumineuses suspendues qui descendent ou remontent selon les besoins et font ressembler le plateau, plutôt qu’à une table de roulette, à un immense « flipper » tout clinquant, avec des miroirs dans les arcades du Manège des rochers qui démultiplient les effets lumineux et quelques restes de tapis vert pendant aux murs, comme pour faire contraste et avertir que la roche Tarpéienne est toujours près du Capitole.
Il n’empêche qu’à 46 ans de distance, l’autre opéra russe sur le jeu, La Dame de Pique, proposait une structure scénique voisine. Rien de nouveau sous le soleil.
Avec ses néons et ses couleurs, nous le rappelions en introduction, et dans le même lieu, il nous fait d’Alexey une sorte de Saint François d’Assise du jeu avec quelque chose d’une esthétique qui nous rappelle quelle mise en scène il réalisa en 1992… Là encore, rien de nouveau sous le soleil ?
Il est difficile de penser qu’en écrivant son œuvre, Prokofiev qui en matière de jeu s’y connaissait fortement, n’ait pas eu aussi dans un coin de son esprit le souvenir de l’œuvre de Pouchkine et de l’opéra de Tchaïkovski, car les deux œuvres analysent le même phénomène : celui d’une société de privilégiés dont le jeu est un élément structurel, suscitant l’espoir fou de ceux qui n’ont rien d’avoir quelque chose. Entre l’Hermann de Tchaïkovski et l’Alexey de Prokofiev, même espoir fou, même retenue initiale, et même déclencheur, l’amour pour une jeune fille impossible à conquérir sans argent (du moins le pensent-ils). Argent facile ou difficile, mais surtout au risque de la vie.
Chez Tchaïkovski et Pouchkine, le héros est singulier, pauvre dans un milieu riche qui joue sans risque, car pour les possédants et les aristocrates, l’argent n’est jamais un problème tandis qu’Hermann risque tout quand il joue.
Alexey évolue dans un milieu déjà gangrené, l’univers de Dostoïevski est un monde pourri, où les valeurs humaines ont été noyées dans la recherche éperdue du gain à tout prix, où les personnages se dissimulent sous des rôles, un général qui n’en est pas un, une grand-mère à héritage qui semble être la grand-mère de tous, un marquis qui parle avec l’accent français qui n’est ni marquis ni français, des héritages à capter, dans une ville imaginaire qui répond au doux nom de Roulettenburg. Cette ville du jeu à tout va est un nom mythique, un nom de roman, mais on sait bien aussi que le mythe deviendra réalité à Las Vegas et quelques autres villes, qui vendent de l’espoir et de la ruine, dans un univers lumineux et clinquant à l’image de la scène de la Felsenreitschule.
Chez Dostoïevski, c’est un espace romanesque, au Nevada, le romanesque est devenu réel. Un réel d’aujourd’hui. Nous. Le monde pourri…
À la différence d’Hermann, qui perd tout, Alexey va finir par tout gagner dans une scène époustouflante, mais il gagne quand il aura perdu l’essentiel : devenu une bête de jeu, il se retrouvera tout aussi dépouillé de ce qui faisait sa singularité, à savoir son amour et son humanité. Il est un inutile, englouti et dévoré par la perversion du monde. Il tourne à vide, vide de sens, de sentiment, de foi en l’avenir.
Prokofiev compose son opéra à la fin de la Grande Guerre et à un moment où se profile la révolution, à un moment de bascule d’un monde à l’autre, et où le monde dostoïevskien délétère s’écroule sans qu’on sache trop par quel monde il sera remplacé. Il écrit lui-même le livret, comme celui écrit un peu plus tard de L’Ange de Feu par exemple, et il a longuement travaillé la partie strictement théâtrale avec Wsevolod Meyerhold, l’un des plus grands hommes de théâtre du XXe siècle, qui propose du théâtre une vision totale, acérée, phare artistique de la révolution et qui mourra victime du stalinisme en prison en 1940.
Tous ces rappels nous montrent que l’œuvre porte en elle quelque chose de très sulfureux, dénonciateur d’une société en déliquescence (ce qui est habituel chez Dostoïevski) qui a perdu corps et biens toutes ses valeurs : elle fonctionne ici évidemment en écho avec L’Idiot, l’autre œuvre appuyée sur Dostoïevski, qui confronte un être qui croit au bien, à l’amour et à la beauté à une société vermoulue du grenouillage et de manœuvres minables. Elle fonctionne aussi singulièrement avec Don Giovanni, ce grand seigneur au ban de sa société, et même d’Hoffmann, poète inspiré mais ruine humaine alcoolisée à la recherche d’un idéal.
Le programme de Salzbourg 2024, c’est la parabole des marginaux.
La singularité d’Alexey, le personnage principal, c’est qu’il se noie : l’histoire est celle d’un honnête précepteur qui peu à peu abdique tout ce qui a construit sa vie au nom d’une chimère amoureuse. Il s’agit, là encore d’une tragédie.
Et pourtant, au sortir du spectacle, un ami m’a confié s’être « diverti » et être persuadé que Sellars se « divertit » en proposant cette vision… Et c’est bien là le nœud du problème de ce travail parfaitement réglé et spectaculaire en diable, notamment l’étourdissante dernière scène, celle du casino qui est comme on dit un de ces « morceaux de bravoure » totalement inoubliables, réalisable seulement avec les moyens d’un Festival comme Salzbourg.
La question est simple : la tragédie peut-elle être coincée entre Broadway et Las Vegas ?
À la tragédie, Sellars répond par les couleurs et les néons faisant de ses personnages des espèces de balles de flipper se heurtant à des toupies lumineuses qui semblent guider le monde.
À la même tragédie, Warlikowski répond par l’épure et la solitude de la pureté…
C’est toute la différence d’approche, entre la volonté de faire percevoir un nœud tragique par le spectaculaire, et celle de le faire percevoir par la nudité de l’ « ailleurs ».
Il y a dans le travail de Sellars d’abord un travail sur des figures, un travail où le visuel compte plus que le mot. J’irai plus loin : c’est presque un travail sur des marionnettes humaines, presque vidées de leur psychologie. Il s’agit d’abord de montrer des êtres qui bougent dans tous les sens, dans une sorte d’agitation permanente qui est une sorte de quête de toutes les vanités. Et le héros, Alexey, finit par croire à la nécessité de s’y plonger pour survivre.
Le Joueur fait incontestablement partie des œuvres novatrices du début du XXe, livret en prose et non en vers, abandon des formes habituelles (airs etc…) pour des formes courtes, visant à caractériser une situation, un personnage, ce sont sans cesse des formes condensées, concentrées, où chaque personnage est un profil défini par un style vocal, le sentiment ou l’élan amoureux pour Alexey, le ridicule pour le Général, le cynisme pour le marquis, la compassion pour Astley… Cela ne va pas beaucoup plus loin, et Sellars en ce sens s’appuie sur ces éléments inscrits dans l’œuvre qui n’est pas psychologique mais essentiellement dynamique.
Sellars est depuis ses débuts soucieux d’établir un lien entre l’œuvre et le monde tel qu’il est, notre monde. Il est clair que Le Joueur propose une vision très contemporaine de l’espace social, appât du gain, argent à tout va, exclusion : la vie devient elle-même Roulettenburg, un vaste Las Vegas où chacun va tenter de tirer sa chance ou la bonne carte, ou la bonne couleur, les très stendhaliennes couleurs rouge ou noir de la roulette… Et il y a d’ailleurs un peu de Julien Sorel, un autre précepteur, chez Alexey. Chacun pour soi, et la roulette pour tous.
Pour rendre encore plus sensible cette universalité de comportement, il dérussifie le propos par une distribution très diversifiée (au sens « diversité » du terme), où les chanteurs russes ou slaves sont une petite minorité, et pas les plus importants. Certes, Violeta Urmana et Asmik Grigorian sont lithuaniennes et nées à un moment où le pays était encore sous domination soviétique, mais Sean Panikkar qui incarne Alexey est américain d’origine srilankaise, le général est Peixin Chen, basse chinoise qui fait carrière aux USA, Gatell, le marquis, est argentin etc…
Il y a une nette volonté de proposer une distribution internationale, qui montre l’universalité de la question qui est celle d’un monde global. Mais était-ce bien nécessaire ?
Faut-il suivre Sellars dans cette vision au premier degré : puisque c’est notre monde qui est concerné montrons donc notre monde dans sa diversité.
Si des artistes russes avaient composé la distribution, cela signifierait-il donc que c’est la société russe seule qui irait à vau l’eau ou à vau l’or ?
Cette volonté de proposer une distribution globalisée comme symbolique d’une situation dramatique qu’on veut sortir de sa couleur « russe » est une coquetterie, autrement dit une idée inutile. Un truc de com. Un truc d’aujourd’hui où il faut d’abord montrer, afficher. Comme ces affiches de pub pour les savonnettes ou les produits ménagers où vous avez cinq personnages venus volontairement des cinq continents, United colors of Benetton. Comme si afficher, c’était faire penser… Concession à un monde aujourd’hui qui affiche à Salzbourg une diversité que le même monde laisse noyer en Méditerranée ou ailleurs. L’hypocrisie à l’état brut. Ou pire, la bonne conscience.
Au théâtre les personnages renvoient au monde et portent le monde, ils portent un texte qui vaut pour tous : ils portent en eux, quels qu’ils soient, la diversité du monde et sa réalité.
il était tout aussi inutile de remplacer dans le texte les mots télégramme par « e‑mail » et d’agiter des téléphones portables, et tout aussi inutile dans le texte anglais légèrement revu par Sellars (et reproduit dans le programme de salle) ces mots en lettres capitales qui insistent sur les éléments importants et qui attirent l’œil dans les surtitres, avec quelques licences avec le style comme « Daddy » , histoire de moderniser. Il était encore inutile de transformer certaines scènes, comme celle où Polina suggère à Alexey de dire quelque chose d’un peu leste en Français à la baronne Würmerhelm, épouse du très riche baron Würmerhelm pour susciter la colère du mari… Sellars ayant transformé Polina en une sorte « d’activiste » (c’est le mot employé dans le programme) elle pousse Alexey à barbouiller de peinture orange le Baron Würmerhelm comme manifestation d’extrémisme climatique… Voilà le type de transformation du livret visant à actualiser la trame… mais qui reste strictement décorative, parce qu’elle n’aide pas à comprendre ou éclairer la situation, elle rajoute une boule de Noël à un arbre déjà chargé en soi. Sellars insiste sur le décoratif, mais ne travaille pas trop les relations entre les personnages et le fonctionnement dramatique : on a des difficultés à identifier les situations, démêler les intrigues, il y a des moments qui ne sont guère lisibles. Les personnages sont des "figures", mais on voit mal leurs fonctions…
Fallait-il user de ce type de subterfuge pour suggérer que ce monde est le nôtre, que Polina est une activiste politique et Alexey lui est totalement soumis ? C’est à tout le moins discutable, parce que ce type de transposition est essentiellement illustratif. Le livret en lui-même dit les choses clairement, sans forcément besoin de les « actualiser » à tout prix et de les actualiser de cette manière.
Sans trop s’attacher à la profondeur psychologique des personnages, – nous avons parlé plus haut de « figures »-, Peter Sellars identifie visuellement certains caractères, laissant le génie de certains artistes faire le reste.
Depuis que Violeta Urmana s’est emparé des rôles de grands mezzos de caractère, elle brûle les planches sans qu’il soit besoin de la mettre en scène et c’est le cas ici, où elle incarne Baboulenka, la grand-mère à héritage qui brûle sa fortune et tous les espoirs d’héritage du Général, en en faisant un personnage coloré, une sorte de vieille dame indigne qui remplit seule le plateau, une Baboulenka qui par moments a des échos singuliers de la comtesse de la Dame de Pique, notamment dans ses dernières répliques et ce n’est évidemment pas un hasard.
Sellars profile aussi Mr. Astley (Michael Arivony) très discret, qui tranche avec les excès des autres , il fait de ce « riche anglais » (dans le livret original) un « investisseur britannique en capital-risque » ce qui laisse penser qu’il investit à la fin dans Polina, un sacré risque en effet. Il profile aussi le marquis incarné par l’excellent Juan Francisco Gatell, au jeu toujours intelligent et raffiné, en cynique élégant…
Le Général ( à la retraite…) qui peut être vu comme grotesque, porte ici un costume d’ex-hiérarque vaguement maoïsant tandis qu’il isole les deux héros, Polina (Asmik Grigorian), en jeune fille marginale (on l’imagine dans un squat) d’aujourd’hui et Alexey (Sean Panikkar) en étudiant attardé, cool, qui appartient à une sorte de classe d’intellos sympas, détaché de cette société dévorée par le désir d’argent. Il porte sur lui et en lui d’autres valeurs, on le sent, on le perçoit, mais cela ne va pas beaucoup plus loin.
Il y a néanmoins dans le regard de Sellars la volonté de montrer que personne ne se sauve, ni les capitalistes, ni les autres : il montre aussi la vanité de la lutte « anticapitaliste » à travers une Polina aux valeurs apparemment solides et aux sentiments tendres qui croit en la pureté d’Alexey, mais qui finit dans les bras du capital en la personne de Mr Astley… Les grands sentiments et les grands principes, mais le petit réalisme du bien immédiat…
L’entreprise qui consiste à actualiser la trame en isolant des figures qui sont des emblèmes ou des caricatures, et à transformer certaines scènes, ou certains éléments du texte, de va tout de même pas bien loin : c’est un habillage… nous avons vu plus haut que l’idée du tapis de jeu tout vert n’était pas neuve, inventée par Lioubimov, que les néons démultipliés non plus, puisés dans l’archive Sellars… Alors il y a des moments un peu creux voire un peu ennuyeux, et il faut attendre que tout cela explose en lumières, fumigènes agitation scénique quand Alexey fait sauter la banque pour admirer la réalisation, étourdissante, sorte d’apothéose du jeu, comme un miracle des temps modernes, Alexey pris par le démon du jeu et gagnant à tous coups comme vivant une sorte de révélation, l’équivalent antithétique des stigmates de Saint François d’Assise 32 ans auparavant, comme une sorte d’univers transformé en immense flipper tremblant, explosant, vibrant, fumant, clinquant. Apocalypse joyeuse…
Et Alexey stigmatisé (au sens « schrekerien » du terme de l’opéra composé, – est-ce un hasard ? – à la même époque) se noie sous cette lumière, gagnant total de sa totale perte, et de sa totale solitude. Vanitas vanitatum…
Sellars fait de cette scène finale un brillant exercice de style tape à l’œil, fascinant à voir et qui nous confirme quel artiste il sait être, mais qui n’invente plus rien, et qui en réalité, reste à la surface des choses à force de vouloir épater et « faire moderne » dans un avant-gardisme d’arrière-garde.
Les voix
Une des qualités indéniables de Peter Sellars, c’est de fédérer autour de lui une compagnie ce chanteurs engagée qui se donne à plein. C’est le cas ici, d’abord avec cette scène finale que nous avons évoquée, la scène de la roulette un peu folle et à la musique explosive confiée pour l’essentiel à un groupe de chanteurs composé de jeunes solistes du Young Singers Project et à des membres de la Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor. Un ensemble parfaitement réglé, musicalement et scéniquement, remarquablement précis, aux voix diversifiées et bien projetées et dessinées, qui se fondent dans ce climax musical qui est aussi climax scénique unissant personnages (le directeur, Armand Rabot, qui annonce périodiquement que la banque a sauté) et sons, devenant outils d’un tableau plus général qui est démonstration musicale d’un Prokofiev de ruptures, de contrastes, de dissonances à l’instar de sa brève pièce de 1908 justement intitulée Suggestion diabolique. C’est en effet comme une sorte d’antichambre de l’Enfer qui est ici décrite, une sorte de fin du monde presque atomique, où la bombe, c’est la banque, et la scène est servie par un ensemble d’artistes en tous points remarquables.
Remarquables, tous les solistes de l’opéra qui précède cette scène éruptive le sont, par leur engagement et par leur surface vocale, composant un kaléidoscope aux couleurs très différentes et marquées, d’abord parce que la diversité que nous évoquions plus haut se traduit aussi par une diversité d’accents et de fluidité du texte, selon la familiarité et la proximité avec le russe, langue originale de l’œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas forcément un problème parce que la question de la confrontation du russe et de l’étranger et du russe à l’étranger était une question déjà posée chez Dostoïevski, et c’est une question à laquelle la vie-même de Prokofiev n’arrive pas vraiment à donner de réponse. Ainsi, des voix aux couleurs et aux styles diversifiés ne nuisent pas à l’impression d’ensemble, même si elle est peut-être frustrante pour ceux qui attendent des voix russes qui peut-être produiraient un rendu plus homogène.
Signalons Joseph Parrish, membre du Young Artists Program, comme intendant de Baboulenka, Ilia Kazakov, épisodique et sonore baron Würmerheim barbouillé d'orange,et Zhengyi Bai en prince Nilski à la voix de ténor bien projetée et affûtée et parmi les « petits » rôles plus dessinés, Nicole Chirka, issue du Young Artists Project (2022) est Blanche, très élégante en scène, personnage superficiel et cynique qui cherche surtout à se « placer » avantageusement : son mezzo solide, d’une belle couleur, se distingue par une diction claire (elle est ukrainienne, née à Kharkiv et donc a priori russophone) et d’une jolie projection. Très élégant le chant du jeune baryton malgache Michael Arivony, formé à Londres et à Weimar, avec une belle ligne homogène et une vraie présence. On entend par le soin donné à la manière de dire le texte qu’il s’est fait connaître d’abord comme chanteur de Lied, et dans le rôle relativement discret de Mr Astley, il se fait immédiatement remarquer, un signe qui ne trompe pas et un chanteur à suivre (en troupe à la Volksoper de Vienne).
On connaît Juan-Francisco Gatell dans un autre répertoire et il est ici le Marquis, rôle duplice, un peu interlope, au chant parfaitement dominé, au timbre clair, à la ligne impeccable, mais manquant peut-être un peu de couleurs pour marquer la ruse du personnage, mais c’est vétille.
Des couleurs, Violeta Urmana en offre à revendre dans son personnage de Baboulenka qui remplit l’espace dès son entrée en scène : le texte est parfaitement explicite, articulé, mâché, chaque mot est modulé, et la voix s’impose avec des aigus encore puissants et surtout un incroyable sens du phrasé (sa scène ultime est un chef d’œuvre). Mais ce qui caractérise l’été indien d’une carrière qui fut quelquefois à éclipses et souvent critiquée dans ses choix, c’est une incroyable présence, un sens du geste, du mouvement, tantôt infirme en fauteuil et tantôt vieille dame encore valide et qui par le jeu retrouve une jeunesse (ruineuse, puis ruinée) où chant et geste font corps, où tout fait sens dans le personnage qu’elle habite intégrant la mise en scène et la faisant oublier tant on a d’yeux que pour la performance. Grandiose.
Peixin Chen est le Général, le personnage qui attend avec impatience la mort de Baboulenka soi-disant à l’article de la mort et qui surgit en scène bien vivante, ruinant et sa fortune et tous les espoirs de capter son héritage. Une belle voix de basse, mais le personnage ne m’a pas tout à fait convaincu : j’ai trouvé le chant puissant mais relativement anonyme, manquant de ces couleurs qui fascinent chez une Urmana. Pourtant, le personnage qui est peut-être avec Alexey le personnage central est lui aussi un être changeant, violent, séducteur, âpre au gain et faible aussi. Il m’est apparu vocalement sans problèmes, mais neutre, un peu froid, ne diffusant pas les caractères assez variés du rôle. Il m’est apparu une figure moins habitée ou profilée…
Asmik Grigorian était Polina, la jeune « activiste » (selon Sellars) qui aime en Alexey celui qui échappe au système et à la société dévorée par ses démons. Sur son nom, le public est accouru voir cet opéra inconnu et pourtant si elle reste, comme la plupart des personnages, en permanence en scène, le rôle n’a pas la puissance ni le profil de ceux qu’elle a pu interpréter à Salzbourg. Mais voilà, Grigorian est de celles qui habitent tellement chaque personnage qu’elle est selon l’œuvre jeune fille ou grande dame, qu’elle se coule dans le moule du rôle qu’elle interprète, offrant à chaque fois un visage différent, sans aucune distance entre elle et ce qu’elle interprète. Elle est incarnation. Elle était ici une Polina à la fois marginale et idéaliste, mais aussi un peu rouée en proie à des contradictions, irrésolue et mutine, obstinée et fragile. Cette diversité, elle l’offre dans un chant complètement maîtrisé, toujours expressif, toujours frais, rendant ici évident une sorte d’immaturité du personnage, une jeunesse à la dérive qui cherche à se sauver et qui est au centre d’une toile dans laquelle tous les personnages cherchent plus ou moins à l’enfermer. Maîtrisant le texte de bout en bout, jouant de chaque inflexion, avec un phrasé modèle, elle est éblouissante dans chacune de ses interventions, mais le souvenir qu’elle laissera, au-delà du chant, c’est cette figure de l’insécurité qu’elle fait transpirer, la jeune femme contradictoire et fataliste, qui est le piège fatal de l’amour d’Alexey. Elle chante bien moins que dans d’autres opéras, mais elle est toujours là, tapie dans l’ombre, une présence immédiatement dramatique, une ombre portée et imposante, même silencieuse.
Magnifique as usual.
Alexey, c’est Sean Panikkar. Une voix qui apparaît toujours plus légère que requis, et qui pourtant toujours se joue des difficultés et finit par être une véritable incarnation, souvent bouleversante. A priori pour ce rôle on attendrait un ténor à l’assise plus large, de type Hermann de la Dame de Pique. En réalité, c’est cette fragilité vocale apparente qui est requise, face au torrent musical, comme une fragilité emportée par une musique démoniaque… J’ai par curiosité regardé qui l’avait interprété au Bolchoï à la création en…1974 face à Vichnevskaia et Ognitsev. C’était Alexey Maslennikov, qui fut un Fenton, un Chouïski, un Almaviva du Barbier de Séville de Rossini, c’est-à-dire un ténor à la voix plutôt légère, qui a chanté Alexey sur le tard et Hermann de Dame de pique plus tard encore.
Panikkar n’est pas un ténor léger ni un ténor de caractère, c’est un pur lyrique. Il chante avec un engagement incroyable, il en résulte une vision tourmentée du personnage, totalement incarné, dans une performance physique épuisante dans la mesure où non seulement il est sans cesse en scène, mais qu’il est aussi sans cesse sur la brèche vocale. Tantôt lyrique et suave, tantôt déchiré et acéré, tantôt rauque, il est lui aussi un kaléidoscope de couleurs, toujours intense et d’une solidité sans aucune faille, réussissant tout de même à traduire la fragilité, la jeunesse, sans jamais abdiquer une technique à toute épreuve, projection, émission, clarté. Très grande performance.
La direction musicale
Quelques mots sur l’œuvre
Le Joueur est le premier opéra digne de ce nom de Prokofiev, qui avait écrit en 1911, à 20 ans, une pièce en un acte Magdalena. La question du jeu est, nous l’avons dit, une question qui traverse la société russe du XIXe, et quand Dostoïevski écrit Le Joueur, il puise largement dans sa propre expérience de joueur compulsif. Prokofiev était lui-même un bon joueur d’échecs et il avait participé à des tournois. Le jeu est une thématique riche pour un opéra (nous avons cité plus haut La Dame de Pique), un outil dramatique qui montre à la fois les déliquescences des sociétés mais aussi par l’irrésistible attirance qu’il suscite, va jusqu’à l’autodestruction. Il y a donc à la fois un fort ressort dramatique et en Dostoïevski une source littéraire de référence. Tous les ingrédients sont réunis.
On connaît la difficulté à représenter l’œuvre, terminée au moment du bouleversement de la révolution de 1917. Ce n’est pas le seul exemple si l’on pense à L’Ange de Feu, composé pendant les années 1920 et créé de manière posthume en 1955 à Venise, ou même aux aventures de Guerre et Paix. Sans doute la composition de L’Ange de Feu l’a ‑t‑elle aidé d’ailleurs à revoir (de manière considérable) celle du Joueur en 1927. Le Joueur est une sorte de description schizophrénique d’une passion destructrice sur fond de société pourrie, qui casse toutes les relations et l’harmonie humaine, d’où une musique désordonnée, pleine de ruptures, disharmonique, hallucinée, qui doit identifier le jeu non comme moyen (ce que croit Alexey au départ) mais comme fin en soi (ce que nous dit la conclusion). Et Prokofiev ne s’embarrasse pas de descriptions psychologiques, nous sommes in medias res, sans cesse au cœur de l’action et d’une certaine manière Sellars, se concentrant sur le spectaculaire, illustre cette intention du compositeur de ne gérer que le drame au sens propre (ce qui se fait, ce qui se passe, l’action) et le conflit. Prokofiev en effet concentre tout autour de la passion du jeu (d’où mon expression plus haut de personnages billes de flipper qui se heurtent sans cesse à la machine), se délestant des aspects psychologiques de Dostoïevski (plus adaptés au roman) et faisant de la musique une sorte de vitalisme rythmique qui finit en apothéose dans la scène finale. Il y a donc une urgence et un halètement continus, une sorte de violence permanente de la musique, qui tourne, virevolte, heurte, comme une bille de roulette dans son plateau. C’est peut-être cette folie-là qui manque à Timur Zangiev dans son approche.
Timur Zangiev
Timur Zangiev est un élève de Guennadi Rozhdestvensky, qui justement a créé en 2001 au Bolshoï la première version (1916) du Joueur. Si l’opéra a été peu joué en occident, il ne l’a guère été plus en URSS, puisque la première (concertante) a eu lieu en 1963 dans la Maison des Syndicats de Moscou et que la première production (dans la version 1927), nous le rappelions plus haut, date de 1974 au Bolshoi (même si la toute première production scénique a été réalisée en Estonie – alors partie de l’URSS- en 1970)
Si la tradition exécutive de l’œuvre est assez réduite, Timur Zangiev est actuellement l’un des chefs les plus demandés en Russie et on lui doit notamment Sadko de Rimski Korsakov dans la production de Dmitry Tcherniakov au Bolshoi en 2019–2020 (voir notre compte-rendu). Il est connu en Europe depuis qu’il a remplacé à la Scala dans La Dame de Pique Valery Gergiev devenu persona non grata suite à l’invasion en Ukraine en février 2022 et a récemment dirigé Eugène Onéguine à la Bayerische Staatsoper.
C’est un chef précis, à la lecture claire, qui sait parfaitement accompagner les chanteurs sans jamais les mettre en difficulté, et c’est un authentique chef d’opéra, version Kapellmeister .
Et dans cette production ce sont exactement ces qualités, éminentes, dont il fait preuve, aidé en cela par des Wiener Philharmoniker aux couleurs multiples et à la perfection exécutive (une clarinette à se damner, avec ses sons mourants…) qui font ressortir toute l’originalité de la partition et sa nouveauté. Il y a dans cette interprétation une grande limpidité, un sens dramatique évident, une mise en place exemplaire où le chef russe a montré une vraie maîtrise technique.
Mais il manque peut-être cette folie de l’œuvre, ses excès, ses aspects les plus acérés, les plus heurtés, les plus « cubistes », par référence à la peinture. Zangiev par certains côtés la normalise, en canalisant sa folie.
On aurait aimé au-delà des vraies délicatesses, au-delà d’un réel sens dramatique et de moments de théâtre authentique, quelque chose qui dérange, qui décale, qui heurte un peu nos oreilles mettant en valeur les contrastes sonores et les dissonances. Cette direction n’est pas allée jusque-là, dans un souci de « contenir » l’œuvre, laissant Sellars à sa folie au néon, et ne participant pas vraiment à une apocalypse musicale…
Il reste que Timur Zangiev qui a remporté un vrai succès, n’en a sans doute pas fini avec Salzbourg.
Sans aucun doute une production digne de Salzbourg, un grand succès auprès du public, musicalement particulièrement solide et vocalement très engagée, mais avec un Sellars manquant d’invention qui s’est un peu laissé aller à la surface des choses, et aux lumières excessives de la ville… La bonne nouvelle en revanche, c’est que Le Joueur par ce biais est devenu une œuvre grand public, affichant complet chaque soir de représentation… elle aura attendu 95 ans…