Un des intérêts des productions baroques, c’est de se remémorer des séances de ping-pong de lectures. Ainsi, telle production d’Orlando Paladino (Haydn, à Drottningholm en 2012) m’évoque bien évidemment l’Arioste mais tout autant Les Mémoires de Casanova qui le cite constamment puisqu’il le connaissait par cœur, assurait-il. De même, Armide inspiré du Tasse réactive les Lettres de Mme de Sévigné, véritable obsédée de La Jérusalem Délivrée (mais aussi de Lully, appelé affectueusement « Baptiste ») qui parsème l’abyssale production épistolaire qui noya sa fille. Étonnante époque donc, puisque Mme de Rabutin Chantal, excitée par les amours, tout de mêmes assez crues, et les combats sanguinaires du Tasse (bien loin des fantaisies outrancières de l’Arioste), pratiquait en même temps (déjà…) les « voyages en Bourdalie », et se repaissait de sermons dans les églises (de Louis Bourdaloue, « Roi des prédicateurs et prédicateur des Rois » mais aussi de « M. de Meaux » aka Bossuet), aussi courus que les spectacles profanes des chevaliers aux prises avec des enchanteresses.
Piochons, à titre d’exemple, dans la traduction du Tasse par Michel Orcel ces quelques lignes, tout de même assez osées, décrivant la belle Armide faisant des ravages dans les rangs des Croisés.
La belle gorge éploie ses neiges nues,
Où feu d'Amour s'éveille et se nourrit.
Partie paraît de ses mamelles crues,
L'autre est voilée sous la jalouse robe –
Jalouse, oui, mais, en barrant les yeux,
Ne barre point la pensée amoureuse,
Qui, non comblée de visibles beautés,
Veut pénétrer en les secrets cachés.
Comme en onde ou cristal, sans se briser,
Passe un rayon, qui point ne les départ,
La pensée ose, au fond du clos manteau,
Si pénétrer jusqu'aux parts interdites.
Et s'y libère, et contemple le vrai,
Par le menu, de tant et tant merveilles,
Puis les narre au désir et les décrit,
Et en accroît la flamme et l'enhardit.
Jérusalem Libérée, chant 4, traduction de Michel Orcel, Folio.
Voilà pour quelques éléments de contexte qui nous plongent dans une époque travaillée par les galanteries et les aspirations morales qui font aussi le trajet de Louis Capet le Quatorzième, homme de conquêtes diverses et variées (Lavallière, Montespan, entre autres… quand il ne guerroyait pas en Europe), finissant plus moralement, même si marié morganatiquement à Mme de Maintenon.
C’est tout ce contexte qui est intelligemment rappelé par la production de Siaud dans le difficile Prologue, pendant lequel La Gloire et La Sagesse font l’éloge de Louis XIV, maître de l’Europe mais aussi de lui-même. Pour un public majoritairement suédois, peu au fait de l’histoire de France, cette entrée en matière peut rebuter… On verra donc un vieil homme emperruqué en voie de passer l’arme à gauche, assis à côté de sa jeune dame, écouter le combat des Allégories, puis trépasser, la femme brandissant finalement une petite fiole. Est-ce l’Affaire des Poisons qui alimenta la chronique ? Louis XIV et Mme de Maintenon ? Un thème qui parcourt le siècle quoiqu’il en soit et introduit le thème de l’Enchanteresse/Empoisonneuse…
Hormis cette petite scène de genre, Florent Siaud suit scrupuleusement le livret, profitant de la machinerie et des décors d’époque du théâtre de Drottningholm pour raconter l’histoire d’Armide, la magicienne nièce d’Idraot de Damas, qui ensorcelle les chrétiens (Circée, Angélique de Cathay dans l’Arioste, etc.), en guerre contre les Croisés de Godefroid, délivrés in extremis par le courageux Renaud, qui, à son tour, ensorcelle, par ses charmes propres la belle Armide, obligée de recourir à ses artifices pour satisfaire son amour. Deux chevaliers dotés d’instruments magiques parviendront à tirer Renaud de sa mollesse d’amoureux et à le faire revenir dans le droit chemin de la Gloire ! Le sceptre d’or ici sera une épée tenue par la lame pour brandir un ersatz de crucifix avec la garde et le bouclier de diamant sera un missel pour se protéger des démons. Tant qu’on a la foi…
Malgré tout l’attirail brandi avec peu de sincérité, les dévots en herbe tout de noir vêtus, visiblement aussi peu chevaliers que fort peu instruits dans les Écritures Saintes, succomberont aux enchantements des créatures d’Armide. L’amour, toujours l’amour…
Il s’agit donc dans cette production Historically Informed d’utiliser les charmantes possibilités du théâtre à machines, de composer tableau après tableau les différentes stations préparées par Quinault et Lully. Florent Siaud parsème de petites touches personnelles sa production et perturbe gentiment le ron-ron du HIP.
Ainsi, à l’Orient fantasmé de la Jérusalem Libérée, convoquant déserts de sable chaud et palais enchantés se substitue la forêt des « déserts » du XVIIIe, tout comme les palais seront ceux des décors antiquo-baroques de Drottningholm. Mais l’Orient de Siaud ressemble aussi au Japon de Kurosawa (c’est ce qui nous venait à l’esprit pendant le spectacle et c’est ce que confirme l’interview du programme de salle). On pense alors au Château de l’Araignée, relecture japonisante de McBeth, avec fantômes, créatures enchantées et… sorcières. D’où des costumes (signés Philippe Miesch) devant autant au XVIIIe qu’au Japon des Samouraïs.
Enfin, Idraot, l’oncle d’Armide, le patriarche, ne quitte pas son bâton, plus lance-bâton de pèlerin que baguette et il n’en faut pas plus pour que nous y voyions un signe Wotanien servant aux mises en garde d’un pater familias contre les pièges de l’amour d’une Armide-Brünnhilde. Signe peut-être pas si innocent lorsqu’on sait que Siaud a mis en scène un Lohengrin à l’Opéra du Rhin et qui nous rappelle que la tragédie en musique de Lully amorce, en quelque sorte, la mélodie infinie wagnérienne avec sa haute couture récitatifs-ariosi-airs-chœurs qui soude musique et récit.
D’autres petits signes viennent ponctuer le discours et étoffer une mise en scène qui sans se vouloir strictement classique, prend le parti de coller avec le lieu et son histoire. Ainsi la passion amoureuse qui fige le temps guerrier et suspend l’action proprement dite de la croisade est symbolisée par des horloges portées par les personnages. Il est des signes difficiles à lire pour les spectateurs du fond de salle (éclairée à la « bougie » électrique) : il nous a semblé voir que les personnages en détachaient les aiguilles (prenant alors la valeur symbolique des flèches de l’ardeur amoureuse ?) pour faire tinter des clochettes. Quant à l’horloge, elle réapparaissait, fondue, pour se transformer en montre molle à la Dali. Temps qui fond, instants suspendus de l’amour…
À ces signes de l’art moderne répondent comme un écho ou un renvoi, d’autres plus anciens utilisant les ressources du lieu : les vis sans fin du fond de scène de la machinerie d’époque qui miment les vagues (toujours un grand moment à Drottningholm) s’arrêtent elles aussi, dans le temple hors temps, utopique, de l’amour d’Armide et de Renaud.
Siaud pratique sans cesse le va et vient entre classicisme et modernité, joue des illusions du théâtre classique et pratique le contrepoint contemporain pour donner un peu de profondeur sans totalement briser le vernis de l’époque.
C’est également l’option retenue dans les nombreux épisodes de ballets chorégraphiés par Nathalie Van Parys, inspirés principalement par les pas de Louis-Guillaume Pecour (1663–1729) mais introduisant des gestes plus contemporains notamment, apprend-on dans le programme, la gaga dance développée par Ohad Naharin lorsqu’il dirigeait dans les années 1990 la Bathsheva Dance Company, « comme un pont vers le Moyen Orient ».
Enfin, ultime pas de côté, la fin de cette production d’Armide qui, selon le livret, se termine sur Armide seule abandonnée devant son palais d’amour qui doit s’effondrer : le décor branle effectivement et, alors qu’on attend le retour de la nacelle qui doit permettre à Armide de quitter le monde par les airs, Siaud déçoit notre attente et fait réapparaître les chevaliers amoureux (rattrapés au vol ?) menacés par les samouraï féminines. Ultime pirouette qui assure la victoire d’Armide in fine. Girl Power donc.
La production de cette Armide tient essentiellement dans le travail collectif, de plus en plus assumé (les étudiants du Ballet Royal ont, par exemple, travaillé en amont pendant des ateliers) par Drottningholm. Le ballet et le chœur ont aujourd’hui atteint une sorte de point d’équilibre et sont les points forts de cette production. Les intermèdes dansés sont toujours un point d’achoppement dans les productions baroques, ici les choix sont gagnants entre fluidité contemporaine et relecture historique.
Idem pour le chœur, si présent, enchanteur, osons le mot, pendant la passacaille « Les plaisirs ont choisi pour asile », éveillant, pour un moment, le désir d’un opéra participatif comme cela se faisait à cette époque. Heureusement pour nos oreilles de mélomanes et pour celles de nos voisins, on s’abstient…
La distribution d’Armide doit tourner comme des planètes autour du soleil de la magicienne. Et effectivement l’ensemble est très homogène mais Allyson McHardy, dans le rôle-titre, déçoit un peu ce soir-là. Les couleurs sont là, la projection majestueuse aussi mais la diction laisse un peu à désirer parfois et le timbre manque de charme. C’est personnel mais je n’ai pas été séduit et c’est dommage pour le rôle de l’amante enchanteresse. Précisons qu’il s’agissait de la dernière représentation : la passion use. Au contraire, le Renaud de Nicholas Scott illumine de sa présence, notamment son duo final avec Armide : la voix est assurée, ferme, et colore facilement pour peindre la passion. Les deux surprises viennent de Zachary Wilder (le chevalier danois et l’amant fortuné) et de Deborah Cachet (timbre cristallin superbe), dont on remarque chaque apparition : clarté, précision dans la diction, aigus charmants et graves chaleureux, ça crépite de partout. Enfin, Renato Dolcini dans La Haine surtout, crée un vrai personnage avec des couleurs sombres vraiment infernales et, en plus, un vrai jeu bouffon. Nicolas Brooymans, Marie Lys et Arash Azarbad se distinguent notamment par leur engagement et leur diction impeccable.
Enfin, et une fois de plus, c’est la direction de Francesco Corti qui fait des merveilles dans la (très) petite fosse de Drottningolm. On a maintes fois remarqué que sa présence comme chef et comme directeur musical avait rehaussé un théâtre autrefois un peu assoupi. Armide est son projet et il a œuvré à faire venir Florent Siaud, avec lequel il avait travaillé en compagnie de Marc Minkowski, déjà en ces lieux (pour la trilogie Da Ponte, 2015–2018). Je ne suis pas spécialement emballé par la musique de Lully mais, ici, Corti épouse le texte, le met en valeur, tisse les ruptures : lyrique ici, (très) mélancolique là, espiègle parfois (le chevalier danois et Ubalde), pyrotechniques par moments (les percussions !). C’est une direction spectaculaire tout en montagnes russes, pleine de langueurs, de tiraillements, toujours signifiante donc, assez loin des productions un peu clinquantes et rigides d’un Lully classique, statufié ou plutôt momifié. À la manœuvre, l’étourdissant Jonas Nordberg au luth et théorbe, captive autant que les cordes, vives et passionnées. Puissant et enjôleur, c’est un luthiste qu’on entend même du fond de la salle, sans jamais tirer la couverture vers lui. Là encore, merveille.
Et si on sort en chantant « que ces lieux sont charmants pour les heureux amants » et que la formule magique trotte encore dans la tête une semaine après, c’est bien que c’est gagné.
Post scriptum : le Théâtre affiche déjà la prochaine production du 2 au 16 août 2025 avec l'Orpheus de Telemann. Toujours avec Francesco Corti au pupitre et avec des ajouts de compositeurs contemporains de Hambourg. Elena Barbalich, enseignant la mise en scène à l'Accademia di Belli Arte de Venezia, complète l'affiche.