Arrigo Boito (1842–1918)
Mefistofele (1868/1875)
Opéra en quatre actes
Livret du compositeur

Direction musicale : Daniele Rustioni
Assistant à la direction musicale : Hugo Peraldo
Mise en scène : Alex Ollé / La Fura dels Baus
Assistantes à la mise en scène : Susana Gomez et Tine Buyse
Décors : Alfons Flores
Assistante aux décors : Sarah Bernardy
Costumes : Lluc Castells
Lumières : Urs Schönebaum
Chef des Chœurs : Johannes Knecht
Chef des Chœurs de la Maîtrise : Karine Locatelli

Mefistofele : John Relyea
Faust : Paul Groves
Wagner / Nereo : Peter Kirk
Margherita/Elena : Evgenia Muraveva
Marta/Pantalis : Agata Schmidt

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon

Opéra National de Lyon, jeudi 11 octobre 2018

Excellente initiative que de programmer Mefistofele de Arrigo Boito à l’ouverture de saison de l’Opéra de Lyon. L’œuvre est mal connue en France et Boito est plus célèbre pour ses livrets verdiens (Otello, Falstaff, révision de Simon Boccanegra) que pour cet unique opéra achevé.

La vision du mythe faustien sous le point de vue de Mephisto est suffisamment originale pour permettre à un metteur en scène de l’être à son tour. Alex Ollé n’a pas saisi la balle au bond, et propose un spectacle plus « plumes et paillettes » que profond, malgré un apparat scénique impressionnant, tandis que chœur et orchestre défendent avec ardeur une musique quelquefois un peu méprisée.

Boite de nuit : le monde de la nuit est strictement méphistophélique

Mal aimé, le Mefistofele d’Arrigo Boito connut un échec retentissant à la création en 1868 à la Scala, et il fallut attendre la révision plus concentrée de 1875 à Bologne, ville plus ouverte à la modernité pour connaître le succès.
Boito est d’abord un poète très connu, amoureux de Baudelaire, chef de file de l’école littéraire de la Scapigliatura (qu’on traduit maladroitement par La Bohème : scapigliato signifie au sens propre « échevelé »), très ouverte à la modernité, à la philosophie, à la littérature allemande. Lecteur de Goethe et du Faust dans son ensemble, il propose dans son opéra une version du mythe goethéen de Faust appuyée à la fois sur le premier et le second Faust, plus confus, plus philosophique,  peu adapté au théâtre  et surtout aux raccourcis induits par le passage à l’opéra. L’excessive longueur de la première version (à peu près 5 heures) lui est fatale.
Intéressé par la modernité il est évidemment sensible à la musique de l’avenir wagnérienne, qui fait débat en Europe (Lohengrin ne sera créé en Italie qu’à Bologne en 1871). Wagner cette même année crée Die Meistersinger von Nürnberg, trois ans après Tristan, et continue de composer son Ring. Boito s’essaie au wagnérisme, proposant un travail fondé sur le texte, s’essayant à une musique de l’avenir rompant avec le bel canto totalement incomprise en 1868 en Italie.
Quatre ans après la création de Lohengrin à Bologne, premier opéra de Wagner représenté en Italie, les oreilles sont peut-être mieux préparées et le public de Bologne mieux disposé, si bien que Mefistofele en version révisée est en 1875 un succès. C’est cette version qui est désormais présentée dans le monde entier.
C’était aussi une bonne idée que d’inviter Alex Ollé et la Fura dels Baus pour cette production, puisqu’il y une longue tradition faustienne dans cette compagnie, à commencer par la Damnation de Faust de Salzbourg (à la Felsensreitschule) sous l’ère Mortier (en 1999 avec déjà Paul Groves en Faust). De plus, Alex Ollé et Alfons Flores viennent de conclure en septembre un Faust de Gounod au Teatro Real de Madrid dont le style n’est pas sans rappeler la présente production (des chaises électriques multipliées…).

Autre couleur de la boite de nuit

Un spectacle plus tape à l’œil plus que substantiel 

On sort néanmoins de ce spectacle sans être pleinement convaincu du propos.
Mefistofele est une œuvre à la dramaturgie difficile, avec des moments musicalement magnifiques (prologue et épilogue notamment), et de vrais tunnels (premier et deuxième acte) mais une deuxième partie (troisième et quatrième actes) plus concentrée, moins diffuse, et plus sensible, avec une musique moins bruyante et moins pompeuse. Il reste cependant que l’absence de dramaturgie réelle et la succession de tableaux pèse : le spectaculaire ne peut faire office de drame : c’est un peu le même problème dans la production de Roland Schwab à Munich en 2015 (Blog Wanderer 2015–2016).

Situation initiale : Faust (Paul Groves) au-dessus et Mefistofele (John Relyea) dans le monde souterrain

Alex Ollé, dans un dispositif scénique d’Alfons Flores d’une lourdeur inhabituelle à Lyon (double plateau, descente des cintres d’un praticable qui semble un échafaud et d’un escalier monumental, éclairages aveuglants) compose un monde nocturne et souterrain (celui du diable) et celui lumineux et céleste des Chérubins (éclairages très impressionnants de Urs Schönebaum), dont une sorte de classe (salle d’expériences) agrandie par un miroir au fond, où s’exerce le savant Faust, qui par son désir éperdu de connaissance, est déjà sur le chemin de la perdition, sous le regard insistant de Mefistofele déguisé en laborantin : la connaissance est une donnée de la Chute, dans la mesure où elle suscite un désir jamais assouvi. Voilà une proie de choix.
Dans ce monde d’expériences, les Chérubins avec leurs ailes et des combinaison de protection (costumes de Lluc Castells)  arrachent le cœur de Mefistofele lui-même : la connaissance, les dissections, autant d’éléments considérés au Moyen âge comme maléfiques ou infernaux. La portée philosophique du Faust de Goethe, avec le pacte scellé avec le diable et le désir d’éternité (Faust I) est accentuée dans son voyage étrange à la cour de l’Empereur sur la terre et aussi dans le monde des mythes (Faust II), course désespérée où Faust revenu à la Bible finit sauvé par Marguerite, signant l’échec du Diable.
Le travail de Alex Ollé manque de clarté et manque d’idées : la note d’intention du programme laissait espérer mieux. L’idée d’un Mefistofele psychopathe, d’un Killer à tous crins est rendue par la brutalité évidente du personnage, qui tranche avec l’image généralement élégante du Diable dans la plupart des mises en scène, il est un laborantin un peu sauvage qui de loin observe Faust le chercheur et qui descend par une trappe au niveau des dessous mais l’idée n’est pas vraiment menée à sa fin.
De même la fête transformée en orgie (bien sage…) n’est pas rendue avec la clarté voulue et les scènes se succèdent plus riches d’images et de couleurs que de sens : la forme semble avoir primé sur le fond dans une œuvre qui n’est que fond. Et Alex Ollé n’arrive pas à démêler l’anecdotique du signifié : on passe d’une boite de nuit avec boule disco aux Folies Bergères spectaculaire certes, et après ? Le diable mène une vie de patachon… Mais pas plus. Enfin, l’encombrement scénique conjugué à la foule de choristes et figurants rajoute à la confusion.

Acte III La prison, dominée par la chaise électrique

La deuxième partie, plus dramatique, est mieux faite : la scène de la prison est intéressante par une Margherita aveuglée qui se réfugie dans les bras de Mefistofele et ne cesse de lui adresser la parole comme à l’aimé tandis que Faust en arrière ne peut accéder à la jeune femme, de même la mort sur la chaise électrique (déjà utilisée de manière démultipliée à Madrid pour le Faust de Gounod) impressionne. Le troisième acte, musicalement le plus fort, le plus lyrique, est aussi scéniquement le plus convaincant.
La scène d’Hélène sans aucun mystère devient une sorte de revue des Folies Bergères avec truc en plumes où Pantalis est une Hélène dédoublée, comme les sœurs Kessler du Music Hall des années soixante et soixante-dix , et comme si la mise en scène réduisait le livret à des images superficielles d’un monde théâtral qui ne regarde pas derrière les yeux : Alex Ollé ne semble s’occuper que de l’effet produit, comme s’il renonçait au sens au profit du spectacle, plein les mirettes mais pas plus.

L’égorgement final de Faust par Mefistofele-le-violent en fait une victime rachetée par Margherita tout en haut du ciel en une vision cyclique où l’on revient musicalement et visuellement au début, mais sans qu’on ait l’idée d’une ligne réelle.

La fête de Pâques…

Est-ce une manière de réduire l’entreprise de Boito et d’en souligner la vanité ? Est-ce volonté d’afficher l’absence de sérieux d’une œuvre au contraire très sérieuse marquée par une réelle volonté d’innovation, même si le jeune musicien et poète de 26 ans est un peu dépassé par les événements et emporté par son ambition un peu naïve ?

L’opposition lumière/ténèbres, l’opposition monde céleste et monde infernal, le dialogue entre les deux mondes, pourtant évoqué par Mefistofele (« E’ bello udir l’Eterno col Diavolo parlar si umanamente »), tout cela est présent, mais tellement noyé dans la profusion d’images qu’on n’y accorde que peu d’importance.
On a coutume de penser le livret un peu pompeux et le texte médiocre ; je ne partage pas cette opinion, parce qu’il est évident que Boito, pétri du texte de Goethe qu’il a traduit, essaie d’en rendre les diverses faces : le texte de Goethe lui-même a une variété de tons et de formes, avec des jeux de mots, de sonorités, des traits d’ironie et des traits plus pompeux, des moments épiques, des moments lyriques d’une ineffable beauté, des moments crus et vulgaires, des moments d’une rare hauteur : Boito a essayé de rendre avec cran et souvent avec bonheur cette diversité et ce choc de styles, voire cette hétérogénéité échevelée si caractéristique de Goethe. Il est de bon ton de critiquer les livrets mais Boito est un librettiste de grand talent, même à 26 ans, et il est très attentif à la fidélité et au ton de Goethe.
Alex Ollé ne réussit pas à rendre cette polymorphie du texte, parce que le spectateur reste noyé sous la plume et la paillette, sous les néons et les projecteurs, sous les fumées et les éclairs, sans toujours comprendre quel est le propos, et on se prend à se demander « a che pro ? » (à quoi bon ?) comme disent les italiens.

Un chant insuffisamment idiomatique

Du point de vue musical, la volonté de Boito d’imposer un style nouveau auquel il croyait fortement avec ses excès, et ses débordements rend l’interprétation souvent plus sensible au volume qu’au raffinement : il reste que prologue et épilogue où chœur et orchestre se mêlent en un impressionnant crescendo font partie des moments les plus forts de tout le répertoire italien.
Malheureusement on ne retient de l’œuvre la plupart du temps que l’air de Marguerite, air obligé de la plupart des concours (« L’altra notte in fondo al mare »), peut-être le seul véritable « air » de l’opéra. On monte Mefistofele lorsqu’on a la basse idoine et alors les productions pleuvent : combien de productions au début du XXe siècle avec Chaliapine et à la fin avec Samuel Ramey, inoubliable Mefistofele des années 90. Récemment l’Opéra de Munich le monta presque exclusivement pour René Pape. Mais il est clair que pour que le texte soit mis en valeur, il faut des chanteurs au phrasé italien impeccable et Pape n’avait pas vraiment le texte en bouche.
La distribution réunie n’est pas totalement convaincante. On saluera le Wagner/Nereo bref mais bien caractérisé de Peter Kirk, et la Marta/Pantalis épisodique de la jeune Agata Schmidt. Je m’interroge cependant sur l’absence de chanteurs italiens dans la distribution. Pour Mefistofele où Boito est si influencé par Wagner, il faut des chanteurs qui aient le texte et les accents en bouche et qu’ils sachent vraiment ce qu’ils chantent, mot à mot. Ce n’est ici que partiellement le cas, sans préjuger de la qualité intrinsèque des voix.

Il reste néanmoins que le niveau d’ensemble est très honorable, dominé par le Mefistofele de John Relyea, très versatile dans les répertoires qu’il aborde et particulièrement impressionnant notamment au début. Belle diction, belle expressivité et beau phrasé. Même si la puissance n’est pas toujours au rendez-vous (la tension aux premières est toujours palpable) la personnalité vocale reste convaincante et c’est un très beau Mefistofele qu’il nous a été donné d’entendre.

Je suis bien moins convaincu par Paul Groves. On apprécie toujours les qualités de timbre et de phrasé de ce bel artiste qui l’an dernier nous avait ému, si expressif dans le War Requiem. Le timbre est clair, le phrasé impeccable, mais il y a des problèmes permanents dans les passages et les aigus, notamment dans les scènes finales où l’aigu est fortement sollicité. Autant Paul Groves est très convaincant quand il chante en français, autant il me laisse des doutes dans ce Faust italien dont il n’a pas vraiment la couleur.
Evguenia Muraveva que le public a découvert à Salzbourg convaincante dans une Katarina de Lady Macbeth de Mzensk, et moins dans Liza de la Dame de Pique cette année, est Margherita et Elena. Le chant de sa Margherita est expressif et émouvant, l’interprétation est sensible, mais le problème réside dans un phrasé complètement étranger à la langue italienne, des aigus un peu tirés, et au total une prestation sensible, mais stylistiquement sans vraie couleur. Ce chant n’a pas la fluidité voulue non plus dans Elena, moins ardente qu’attendu. L’intérêt du double rôle est de montrer la versatilité de la voix dans deux visions différentes de l’amour féminin, avec un soin donné aux couleurs qu’on ne perçoit pas ici, au-delà d’une prestation qui reste honorable.
On ne se méfie pas assez des pièges du répertoire italien, toujours beaucoup plus traître que le répertoire allemand.

Orchestre et chœur épousent avec grande expressivité la partition

Dans une œuvre où le chœur est si important, il faut saluer le travail impeccable et la préparation du chef de chœur Johannes Knecht, et de la maîtrise dirigée par Karine Locatelli. Expression, intensité, puissance sont au rendez-vous notamment du prologue et de l’épilogue et c’est une prestation en tous points exceptionnelle qui nous a été proposée ici : on avait rarement entendu le chœur aussi impressionnant. Les forces de l'Opéra de Lyon, toutes les forces, des choristes aux musiciens et aux techniciens, ont d'ailleurs montré toutes leurs éminentes qualités.
Daniele Rustioni a une relation particulière à cette œuvre : membre du « Coro di voci bianche » (la Maîtrise) de la Scala, il avait participé tout jeune aux représentations dirigées par Riccardo Muti à la Scala en 1995 (Mise en scène Pier’Alli, avec Samuel Ramey) et c’est là qu’est née sa vocation musicale.
Son propos est d’une grande clarté : il met en exergue des détails instrumentaux qui illustrent une composition plus raffinée qu’on ne le pense habituellement. Certes, d’autres moments sont pompeux, excessifs aussi et Rustioni les affronte parce que cette musique exige aussi d’être démonstratif, mais il a le souci d’en souligner tous les détails, sans vraiment couvrir les voix, dans une salle de dimensions qui leur permettent de passer sans trop d’encombre, et avec une fosse suffisamment profonde pour leur être confortable. Il reste que la partition ne s’embarrasse pas toujours de raffinements, même si le troisième acte plus sombre et moins éclatant, est là aussi le plus émouvant. Le prélude en est exemplaire à la fois par sa clarté et ses accents et par le pathos qu’y met Rustioni. Une direction énergique et bien plus claire que la mise en scène, révélant une partition plus complexe qu’il n’y paraît avec des moments d’une indéniable beauté, voire sublimes.

Même si la production peut faire discuter, peu claire, un peu m’as-tu vu, assez superficielle au total, même si les voix pourraient convaincre un peu plus, il faut aller voir ce spectacle, d’abord parce que découvrir une œuvre rare est toujours stimulant, ensuite parce que cet opéra est particulièrement intéressant pour ce qu’on apprend des mouvements culturels et littéraires italiens de l’époque, fascinés aussi bien par la culture germanique (Goethe), que par la culture française (notamment pour Baudelaire qui vient de disparaître un an avant la création milanaise). En ce sens, Mefistofele dit beaucoup plus du monde intellectuel de l’époque que le Faust de Gounod, et constitue un exemple courageux et un peu téméraire de « nouveauté » même si l’œuvre n’a pas eu le destin ni la fortune de celle de Gounod. Aller s’en rendre compte à l’Opéra de Lyon constitue de toute manière une expérience passionnante .

 

Prologue

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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