Se trouver au château de Grignan au couchant est toujours un moment exceptionnel et on se prend à flâner devant le panorama majestueux qui se déploie devant soi jusqu’à ce que les vigiles signalent la fermeture des terrasses au public car le spectacle va commencer dans peu de temps. Passant devant le bar du Bosquet bien connu des habitués des Nocturnes, on regagne alors sa place dans les gradins devant la scène, accueilli par le personnel toujours aussi sympathique. Comme à l’accoutumée, le public est au rendez-vous et les rangs se remplissent très vite. Découvrant le plateau surplombé par la façade du château, on remarque un linoléum blanc au sol, recouvert pour une bonne partie par ce qui pourra devenir une structure gonflable de la même teinte. Des instruments de musique à jardin (claviers et percussions). Du même côté, un peu plus en avant, un cheval à bascule. À l’avant-scène, un modèle réduit de bateau à voile. Ces éléments miniatures en bonne place renvoient aux premiers temps de la vie et font tout de suite pénétrer dans une atmosphère un peu irréelle, permettant le glissement vers l’imagerie des rêves de jeunesse. A cour enfin, une statue de la Vierge à l’Enfant, colorée et assez imposante.
C’est alors qu’une voix off rappelle les recommandations d’usage sur les téléphones portables, et on voit les comédiens entrer en scène, se plaçant les uns à la suite des autres, suivant l’arrondi du plateau, face aux spectateurs. Les costumes vivement colorés sont composés de jupes à motifs, de pantalons fluides ou moulants, de blousons cintrés… L’ensemble paraissant encore un peu plus métaphoriser l’enfance, frappe l’œil des spectateurs qui comprennent instantanément que cette Historie d’un Cid prend quelques distances avec la pièce de Corneille. D’autant plus que les personnages sont sur le pont d’un bateau – celui qui est au sol, en réduction, à l’avant-scène – sous la pluie. Chimène et Rodrigue s’aiment et leur « cœur bat au rythme de la valse » selon le récit qu’en font les jeunes gens, alors accompagnés par la musique de Clément Griffaut et Benoît Prisset comme cela sera le cas au fil du spectacle.
C’est alors que l’Infante – campée avec raffinement par Karyll Elgrichi – juchée à la cime du mât avoue au public son amour pour Rodrigue, faisant mettre la main de Léonor – jouée par le formidable Federico Vanni en costume et collerette rouge framboise – sur son cœur afin de lui faire entendre ses battements troublés. Mais la raison semble l’emporter et « si l’amour vit d’espoir, il s’éteint avec lui. » Première grande citation du texte qui résonne dans l’espace devant le château. Parce qu’elle est l’Infante et que Rodrigue en aime une autre, elle renoncera à lui, privilégiant son sens du devoir – grande source de tensions au sein de la dramaturgie cornélienne. La scène n’est cependant pas à Séville comme l’indique la didascalie inaugurale de la pièce mais en mer, au large des côtes qui approchent – on se demande même si le chemin des voyageurs n’a pas croisé celui d’un autre Rodrigue, face à la forteresse de Mogador. Avec sa mise en scène, Jean Bellorini ouvre un passage, bâtit une alternative au Cid et c’est par ce chemin de traverse qu’on revient encore plus à l’œuvre et au réel. Celui de la représentation puisque, des accessoires aux musiciens, tout est à vue. Celui de notre condition d’être humain au milieu de ses semblables aussi, puisque la difficulté d’aimer l’autre est celle de tous les temps et qu’il faut être capable de « renoncer parfois pour mieux aimer encore ».
Pour autant, pas question de renoncer à s’amuser et à faire preuve d’une légèreté certaine pour mieux faire entendre le texte. Ainsi, François Deblock interprétant un sémillant Rodrigue tout droit sorti d’une bande dessinée, de gloser sur le célèbre « Ô rage, ô désespoir… » improvisant en connivence avec le public à qui il le fait répéter, rappelant que tout le monde apprend en classe et connaît par cœur ce morceau de patrimoine littéraire. Et même si l’intervention de Federico Vanni interrompt fermement ce moment, prétextant qu’on « n’est pas à un concert de rock » et que « Don Diègue n’est pas Mick Jagger », on perçoit encore cette légèreté à la naissance du rire qui « dédramatise » et fortifie simultanément les liens des spectateurs avec ce grand texte.
Et comme tous les grands textes parlent de nos renoncements, de nos hésitations, de nos dilemmes (cornéliens ou autres), Histoire d’un Cid nous conduit par ces chemins que chacun, chacune emprunte au cours de son existence, tandis que la structure se gonfle laissant apparaître les quatre tours d’un château stylisé ; puis se dégonfle en partie au cours du spectacle avant de se gonfler à nouveau. Les comédiens y évoluent dessus très librement, comme suivant le mouvement d’une respiration. Un mouvement essentiel à la vie.
Même poussés sur le chariot auprès de la statue de la Vierge à l’Enfant, ils jouent des personnages – enfants eux aussi – traversant de terribles tempêtes : celles de la mer déchainée où ils sont censés se trouver – la « Mer dangereuse » de la Carte de Tendre ? – celles plus symboliques encore qui les confrontent les uns aux autres, soulignant les rapports d’autorité, de domination qu’ils exercent ou qui sont exercés contre eux. « Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! » s’exclame en effet Chimène, interprétée avec beaucoup d’élégance par Cindy Almeida de Brito. Le prix de l’honneur à défendre est bien celui de l’amour à vivre pour les deux jeunes gens. Et, c’est dans un italien aussi charmant qu’incongru ici, que Don Diègue – Federico Vanni – assène à Rodrigue à califourchon sur le cheval à bascule, cette règle qui écrase tout. « È la cosa più importante per un uomo ». Puis, il chante et il danse.
S’est-on éloigné de l’Espagne attaquée par les Maures ? S’est-on également éloigné du Cid de Corneille ? Pas vraiment car tout est toujours là : les enjeux et luttes de pouvoir, même le poids des familles closes sur elles-mêmes et la souffrance à ne pouvoir s’extraire de ces masses adipeuses dans lesquelles on finit par s’engluer – possiblement comme dans le plastique de la structure gonflable. Tout change et rien ne change dans cette Histoire d’un Cid.
Soucieux de faire entendre distinctement le texte de Corneille, Jean Bellorini multiplie néanmoins les audaces dans un spectacle feuilleté d’incursions inattendues comme des passages de Victor Hugo ou encore de Valère Novarina. La culture populaire n’est pas en reste non plus et il fait interpréter le très connu « SOS d’un terrien en détresse » par un Rodrigue devenu chanteur de variété afin de mieux exprimer son mal-être. Cela pourrait paraître inepte mais là encore, il n’en est finalement rien – et François Deblock est convaincant.
Quelque part entre l’infiniment grand du théâtre patrimonial qu’on célèbre et la petitesse des jouets présents sur le plateau, il y a une vérité à trouver. Et c’est à sa recherche que Jean Bellorini et la Troupe éphémère du TNP semblent nous convier allègrement ici. Sous des lumières très habilement travaillées, la scène devant le château de Grignan prend par moments des allures de théâtre de marionnettes où les comédiens, comme une bande de gamins pleins de vie, se débattent contre les courants qui les assaillent tout en chantant ou en se parlant même avec des voix métalliques et grotesques sur des lignes de télécommunications imaginaires.
En véritable duo uni par l’amour, seule force capable de miracle, Rodrigue et Chimène finissent magnifiés dans les bras l’un de l’autre, au fond d’une mer tout aussi imaginaire. C’est dans la lettre finale qu’elle adresse à Rodrigue, que l’Infante souligne la nécessité essentielle à retenir : celle de « garder la place d’un manque ». Autrement dit, celle accordée au désir de l’autre qui est la condition première à son acceptation, à toute possibilité d’entente. A l’amour.
Et dans une époque troublée comme la nôtre où partout les divisions ne cessent de s’exacerber, il est certain que cette vérité-là doit être rappelée comme aux Nocturnes de Grignan, avec opiniâtreté autant qu’avec jubilation. Encore et encore.