Bien sûr le Concerto n°3 pour piano de Prokofiev était dans ce programme si particulier la pièce qui créait l'appel d'air avec Yuja Wang dans le package pour attirer le public de fans. Ailleurs qu’à Berlin, et avec un autre chef, il y a fort à parier que ni Schmidt, ni Dukas n’auraient rempli la salle (même si même à Berlin elle n'était pas tout à fait pleine) . Mais Kirill Petrenko que les malfaisants lors de son élection ont soupçonné de ne pas avoir de répertoire symphonique, explore tous les répertoires et les pièces inconnues du public susceptibles d’être jouées ou qui méritent de l’être mais certains critiques berlinois attendent au tournant le premier Beethoven…
Contrairement à son habitude, il n’a pas rôdé la symphonie n°4 de Franz Schmidt ailleurs (Dukas et Prokofiev l’ont été en Israël, voir ci-dessous le rappel de l’article récent de Paolo Malaspina), mais l’a proposée directement aux Berlinois. Franz Schmidt est un compositeur bien connu des musiciens autrichiens et cette symphonie y est plus familière qu’ailleurs : il ne faut jamais oublier que Kirill Petrenko a été formé en Autriche, de Feldkirch à Vienne.
Ce programme est le programme d’un XXe siècle qui accepte la tonalité, une musique du XXe siècle fondée sur la couleur, sur le miroitement instrumental (qui convient aussi tellement bien à un orchestre aussi virtuose et aussi « artiste » que les Berlinois) qu’on voit aussi bien chez un Debussy, un Ravel, voire un Zandonai (voir notre article sur Francesca da Rimini )mais aussi chez un Prokofiev et une musique fortement ancrée aussi dans le dernier XIXe siècle . Il y a une cohérence de couleur dans la partie symphonique de ce programme qui permet de découvrir un joyau comme La Péri de Paul Dukas (sa dernière œuvre, créée par les ballets russes en 1912), proposée en ouverture de la soirée.
Normalement précédée d’une fanfare pour cuivres la pièce se limite ici au ballet proprement dit dont l’argument est simple. Iskender (Alexandre le Grand) part chercher la fleur d’immortalité (autre nom du ballet de Dukas) et la trouve aux mains de la Péri ((une fée des contes persans)), il la lui prend des mains mais ce faisant il la réveille, celle-ci qui sans cette fleur ne peut survivre la lui reprend après une danse de séduction, alors Iskender comprend qu’il doit mourir.
On va donc trouver dans cette musique à la fois ce qu’on suppose être des couleurs orientales (Fokine avait créé en 1910 pour ces mêmes ballets russes la Sheherazade de Rimsky Korsakov dont Dukas se souvient), mais qui donne aussi une forte importance à un impressionnisme musical diffractant, avec une richesse instrumentale d’une rare profusion.
Avec les Berlinois, c’est un enchantement . Et Kirill Petrenko, dont on connaît le goût pour les éléments dansants, donne à ce morceau à la fois une incroyable fluidité, avec une profondeur de lecture qui va fouiller la moindre note pour rendre un kaléidoscope sonore hallucinant, avec un incroyable sens des rythmes. Tout cela tourbillonne, sans jamais être démonstratif ou superficiel, mais qui finit par étourdir tellement l’auditeur se sent incapable d’embrasser un tableau sonore aussi pointilliste. Il n’y a pas seulement l’évocatoire (le début très léger, un effleurement, un souffle…tout comme les dernières mesures qui s’enfoncent dans le silence, comme un final wagnérien) mais aussi des moments plus tendus et pleinement symphoniques ; Il y a là quelque chose d’infiniment plus sensible, plus fascinant, plus varié que dans l’Apprenti sorcier, tellement plus connu. Ordinairement, la première pièce d’un concert, notamment quand elle est courte, semble être apéritive, ici nous sommes déjà in medias res : attention chef d’œuvre, attention sublime interprétation.
Moins sublime le concerto n°3 pour piano de Prokofiev, d’une perfection technique qui écrase sans émouvoir.
Le concerto créé en 1920, utilise des éléments écrits en 1913, c’est à dire pas si éloignés de l’œuvre de Dukas. On sait que c’est une des œuvres les plus virtuoses pour le piano, et Yuja Wang l’a joué avec de nombreux chefs dont Claudio Abbado à Lucerne en 2009. Au-delà de la stupéfaction devant une mécanique parfaitement huilée, on reste frappé une exactitude de tempo calée avec l’orchestre d’une manière si miraculeuse que le public pourtant très éduqué de la Philharmonie applaudit spontanément à la fin du premier mouvement, acrobatique, stratosphérique, millimétré et calé au centième de seconde. Yuja Wang au contraire du chef n’exprime rien sur son visage, ni même dans son corps d’une raideur confondante : c’est une mécanique impressionnante qui ne doit donner aucun souci aux chefs avec qui elle joue tant tout est en place, presque computérisé.
Mais voilà : rien ne se passe au niveau de la moindre des émotions, au niveau de la moindre sensibilité, il y a certes la perfection de la note, l’extraordinaire virtuosité particulièrement démonstrative, mais rien ne transpire de ce visage de cire, de ce corps comme toujours savamment mis en valeur. Kirill Petrenko écoute le piano (ils ont déjà joué ensemble cette pièce en Israël deux mois auparavant) et il se cale tout en produisant un autre discours, en cherchant à montrer d’autres voies et à faire entendre une autre « petite » musique, raffinée, quelquefois ironique, en tout cas bien plus recherchée que l’art brut de l’encore jeune pianiste (31 ans). Nous sommes dans l’expression d’une perfection pianistique formelle à nulle autre pareille, et d’un orchestre au sommet qui répond à cet art glacé en cherchant quelque chaleur à exhaler (la flûte de Pahud ! le hautbois de Kelly ! ). Du coup on cherche à entendre l’orchestre derrière ce piano un peu monocorde, un peu autiste qui semble écouter l’orchestre sans l’entendre. C’est dans l’orchestre qu’on entend couleur, finesse, âme et espace.
Avec la Symphonie n°4 de Franz Schmidt, on revient à cette expression post romantique (très post : on est en 1934) qui fascine Kirill Petrenko, explorateur passionné d’œuvres qu’ils considère comme des trésors cachés. Bien sûr, il a raison d’offrir dans ces concerts « préludes » à sa future charge non pas les grands classiques qu’il aura tout le loisir d’explorer et de présenter dans les années futures, répertoire obligé pour cet orchestre qui s’est construit dessus, mais de l'inattendu. Alors, il invite l’orchestre à explorer l’inconnu, par des œuvres qui seront exaltées par la qualité technique et l’engagement de tous. Voilà une manière de mettre à l’épreuve son rapport à cette phalange à la tête de laquelle il semble moins raide, plus détendu, plus souriant que l’année précédente. L’orchestre de son côté sort d’une période très remplie avec le Festival de Baden-Baden et Parsifal, donné aussi le 6 avril à Berlin et affronter le travail toujours particulièrement dense avec un Petrenko qui demande aux musiciens – certes avec bienveillance – d’aller vers l’impossible. La réponse prodigieuse de l’orchestre n’en est que plus méritoire, même si elle est attendue.
La symphonie de Franz Schmidt composée en 1933 et créée en 1934 a été écrite en mémoire de sa fille, disparue en mettant au monde son premier enfant. C’est une symphonie en quatre mouvements traditionnels, mais qui forment un seul bloc, une sorte de mélodie continue qui ouvre sur un long solo de trompette qui sera le thème sensible de toute l’œuvre. On compare souvent cette musique à celle de Bruckner et de fait, des liens apparaissent immédiatement. D’autres liens s’établissent aussi avec Gustav Mahler : Franz Schmidt, jeune violoncelliste de l’orchestre de la Hofoper de Vienne (l’actuel opéra), a joué sous sa direction et ne peut évidemment pas l’oublier. Ce qui frappe dans cette musique c’est d’abord son extrême densité, sa profondeur (c’est un long requiem symphonique), mais aussi sa personnalité. Quand on entend en concert une telle œuvre pour la première fois, on cherche évidemment des échos, des liens, des fraternités. Alors on entend Mahler, Bruckner et Brahms, la trinité postromantique, Schönberg aussi mais on les entend tous vraiment passés au crible de cette personnalité qui produit une musique qui n’a rien d’anonyme ni d’impersonnelle, mais au contraire très singulière : évidemment Petrenko en maître de la construction musicale, exalte chaque instrument et chaque couleur, avec des reflets qui font aussi presque écho quelquefois au plus récent Chostakovitch. Kirill Petrenko vit profondément cette musique en suivant chaque élément de l’orchestre avec cette précision et cette limpidité qui est sa manière, et avec des expressions du visage qui confinent à la souffrance : on entend évidemment tout, les harpes (Langlamet !) la clarinette miraculeuse de Andreas Ottensamer et l’ensemble des bois, mais aussi des cordes enchanteresses menées par Noah Bendix-Begley (quels pizzicati des contrebasses…) et toujours en sourdine la timbale obsessionnelle… Ce qui frappe c’est la variété de l’expression : les soli (le violoncelle bouleversant de Ludwig Quandt au début de l’adagio…), les cors prodigieux emmenés par David Cooper avec à tous les pupitres un engagement et une concentration frappants, ce qui produit une prestation d’une sensibilité extrême, à fleur de peau pourrait-on dire. On se souviendra notamment dans cet adagio des échos d’une rare délicatesse entre cor anglais, (Wollenweber…) clarinette et hautbois dialoguant avec le violoncelle. Dans un tel monument, les volumes, les crescendos sont toujours contrôlés et toujours particulièrement tendus, si bien que l’on en reste vraiment cloué à la fin, si bien que cette symphonie, inconnue entre d’emblée (jouée de la sorte) dans un panthéon symphonique personnel.
Il y avait évidemment un public un peu moins nombreux pour un concert aux œuvres pour l’essentiel inconnues, même si l’accueil a été triomphal (Petrenko est venu saluer seul quand l’orchestre était sorti, signe fort à Berlin). On ne peut qu’être séduit par l’intelligence du programme et sa cohérence, riche de potentiel dans un futur qui désormais se rapproche : Kirill Petrenko prend ses fonctions en août 2019.