Leoš Janáček (1854–1928)
Jenůfa (Její pastorkyňa) (1904)
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d’après la pièce Její pastorkyňa de Gabriela Preissová
Créé le 21 janvier 1904 au Théâtre national de Brno

Direction musicale Tomáš Hanus
Mise en scène Tatjana Gürbaca
Scénographie Henrik Ahr
Costumes Silke Willrett
Collaborateur artistique aux costumes Carl-Christian Andresen
Lumières Stefan Bolliger
Dramaturgie Bettina Auer
Direction des Chœurs Alan Woodbridge

Jenůfa Corinne Winters
Laca Klemeň Daniel Brenna
Števa Buryja Ladislav Elgr
Kostelnička Buryjovka Evelyn Herlitzius
Grand-mère Buryjovka Carole Wilson
Stárek Michael Kraus
Maire Michael Mofidian
Sa femme Céline Kot
Jano Borbála Szuromi / Clara Guillon
Karolka Séraphine Cotrez
Une servante Mi-Young Kim
Une villageoise Mi-Young Kim

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec le Deutsche Oper am Rhein
Dernière fois au Grand Théâtre de Genève en 2001
Genève, Grand Théâtre, mardi 3 mai 2022, 20h

Jenůfa est considéré comme l’opéra le plus célèbre de Leoš Janáček, c’est le seul titre dont le jeune mélomane que j’étais entendait parler dans les années 1970. Depuis la « Janáček renaissance » qu’on peut dater des années 1980, la découverte de ses autres œuvres lyriques en a un peu éclipsé la gloire : on représente beaucoup dans les théâtres désormais la ronde des quatre derniers titres de Janáček, de Katia Kabanova à De la maison des morts, composés entre 1920 et 1928, date de la mort du compositeur.
Le Grand Théâtre de Genève fort opportunément s’est mis à programmer les grandes œuvres de Janáček, on y a vu
L’affaire Makropoulos (Věc Makropulos) pendant l’automne 2020, en pleine pandémie et sans orchestre en salle, dans la très belle production de Kornél Mundruczo venue de l’Opéra des Flandres, on y verra l’an prochain Katia Kabanova et cette année, c’est au tour de Jenůfa dans une mise en scène de Tatjana Gürbaca et sous la direction de Tomáš Hanus qui triomphe de manière éclatante. 

Corinne Winters (Jenůfa) et le dispositif scénique

Genèse et difficultés

Aujourd’hui, plus que Dvořák dont on ne représente plus que Rusalka et que Smetana fondateur de l’opéra tchèque dont on voit ça et là La Fiancée vendue, mais rarement Dalibor et encore moins Libuša, c’est Janáček qui porte la bannière de l’opéra tchèque, à la fois par les thématiques variées qu’il traite et l’appui permanent de ses œuvres lyriques sur la littérature, d’où des livrets puissants et de qualité qu’il a souvent lui-même adaptés. C’est le cas de Jenůfa adapté de Její pastorkyňa (sa belle-mère) une pièce de Gabriela Preissovà (créée à Prague en 1890 et à Brno en 1892). Le travail en a été long, d’abord parce que l’autrice s’opposa à l’adaptation, ensuite par l’originalité de l’approche de Janáček pour un sujet au parfum naturaliste, voire vériste qu’on pourrait assimiler à ces mouvements de la fin du XIXe, mais qui pour l’opéra représentent une innovation importante dans le sens où Janáček, accorde au livret, au texte théâtral et à sa qualité, au tissage musique/texte une attention qu’on ne retrouve que chez les très grands de son époque, sans qu’apparemment il n’ait aucune source d’inspiration. Debussy, Strauss, Berg sont ses contemporains, mais Janáček va mener son chemin, étrangement parallèle d’ailleurs à celui de Giacomo Puccini, dont il va connaître l’œuvre et avec lequel il a des parentés : la pièce de Preissová est de 1890, et Janáček s’y intéresse dès 1894–95, alors qu’en 1893, Puccini crée Manon Lescaut, son premier chef d’œuvre. Les deux compositeurs sont d’ailleurs contemporains ou quasiment (Puccini naît en 1858 et meurt en 1924, Janáček naît en 1854 et meurt en 1928) et leur production lyrique est sensiblement égale (9 opéras pour Janáček, 10 pour Puccini si l’on considère Il trittico comme « une » œuvre). Pour tous les deux, une science de l’orchestre exceptionnelle, une musique innovative et pleine de relief, un sens dramatique aigu. La différence, l’un est considéré comme populaire, l’autre moins. Ah si Janáček avait écrit ses livrets en italien
Tout cela pour souligner les hoquets de l’histoire musicale.
Certains rangent Janáček dans la « slavitude », c’est à dire une musique qui serait grosso-modo russe, par son utilisation de thèmes populaires qui font écho à certaines pièces russes, mais Janáček notamment à partir de Jenůfa s’éloigne du post-romantisme à la Dvořák dont il est pourtant proche, notamment à cause de la perte de sa fille Olga âgée de 17 ans qui sonne très dramatiquement à l’aune de l’histoire de Jenůfa.
L’opéra est en effet né de toute manière après une longue gestation accidentée, puisque la composition en commença en mars 1894 pour se clore en 1903. Durant la période, Janáček disposait de peu de temps pour composer à cause de ses activités d’enseignant, importantes, intenses, qui le contraignaient à composer seulement le soir, et par ailleurs, son travail de compositeur consistait à chercher, comme on l’a évoqué plus haut en une permanente recherche d’innovations, de recherche d’un langage nouveau, de modifications, de révisions, de doutes, dans une solitude qui faisait que ses idées ne trouvaient pas auprès d’autres ou de maîtres des confirmations qui auraient appuyé ses recherches. Il faut ajouter à cela la réalité de trois versions, celle de 1903, celle de 1908 qui aboutit à la publication de la partition, et celle de 1916, avec la correction de l’orchestration avec la collaboration de Karel Kovarovic. Au total, la gestation de Jenůfa, si l’on compte les révisions, dure 22 ans…
Et un deuxième accident, et nous l’avons évoqué, est la mort non seulement de sa fille Olga en 1903, à la fin de la composition, mais aussi de son fils Vladimir en 1890. Janáček a donc perdu ses deux enfants, et ces deux morts encadrent en quelque sorte la période de la composition de cet opéra, qui traite de mort d’enfant… D’ailleurs, Janáček lui-même disait vouloir lier l’opéra avec « le ruban noir des souffrances » de sa fille et du petit Vladimir.  D’ailleurs, il déposa sur le cercueil de sa fille les pages de la prière de Jenůfa du deuxième acte.
Dernier obstacle : Janáček ne réussit pas à faire jouer son opéra à Prague et se contenta de reprises à Brno (où la première avait eu lieu dans un théâtre qui était une vieille salle de bal, et l’orchestre avait un effectif réduit, sans harpe, ni clarinette basse, ni cor anglais). Il fallut attendre 12 ans avant la première pragoise, le 26 mai 1916, tant Janáček était alors considéré comme un provincial un peu original (en un sens méprisant), tant ses théories, notamment sur la relation entre la prosodie et la musique, et sur le langage adéquat et la déclamation paraissaient aller à contrecourant des goûts de l’époque.

Il y a dans Jenůfa un incontestable parfum idiomatique, un parfum de campagne morave qui pouvait agacer certains spectateurs de Prague, mais à l’inverse, à cause de la guerre (on est en 1916) d’autres y virent aussi un opéra au parfum plus nationaliste : l’Empire Habsbourg était vacillant et l’histoire allait le dépecer deux ou trois ans après. Enfin, la première représentation enthousiasma Max Brod, qui en fit une traduction allemande et le fit représenter à Vienne où la création locale eut lieu le 16 février 1918.

L’innovation musicale

Jenůfa est un opéra né de la parole, le premier dans la production de Janáček, qui marque un basculement dans sa production. C’est un opéra qui célèbre en quelque sorte la beauté du langage parlé dans toutes ses déclinaisons, puisque chaque personnage selon son extraction sociale use d’un langage spécifique. La musique exalte l’ensemble des couleurs du langage parlé et ses variations. Tout cela provoqua un débat énorme dans le monde intellectuel tchèque parce que tous n’avaient pas la même idée de la prosodie et l’on sait bien que la langue d’opéra n’a pas forcément grand-chose à voir avec la langue parlée au quotidien.

Par ailleurs, à l’instar d’un Bartók ou d’autres compositeurs de cette ère géographique, Janáček puise dans la musique folklorique et populaire des thèmes spécifiques  qu’il se garde bien de livrer tels quels, il les cisèle, les polit, les transforme : il ne s’agit pas de transcrire des notes de thèmes populaires, il s’agit de les tordre, de les transformer par des rythmes nouveaux, des accents différents, des harmonies différentes, une instrumentation diverse, mais aussi les registres et le travail sur les volumes sonores. Instinctivement, ce travail de ciselure qui allie texte, thèmes populaires et transformation savante renvoyait sans le savoir au travail qui sera effectué par le modernisme viennois.
Ainsi l’opéra est éminemment contrasté, entre les rutilances caractéristiques de la musique de Janáček, mais aussi son âpreté et sa rudesse et d’incroyables douceurs, des moments d’enchantement lyrique dans une écriture particulièrement complexe et raffinée, qui n’est pas sans rappeler quelquefois l’écriture wagnérienne.
Et cela se retrouve dans une distribution vocale aux exigences particulières, les deux voix féminines principales de Jenůfa et Kostelnička nécessitent de vraies voix wagnériennes (une Senta et une Isolde en quelque sorte), de même Laca doit être une voix de ténor plutôt puissant, c’est à dire des voix à effort, où se mêlent effort physique pour chanter et effort interprétatif, pour traduire les psychologies contrastées, la violence des sentiments. Il ne faut jamais oublier que Janáček était passionné de psychologie et qu’il s’était plongé assez tôt dans des traités des grands analystes de la psyché de cette époque pré-freudienne, et parole, musique, effort pour projeter, prononcer, colorer doivent contribuer, ensemble à traduire la complexité psychologique des personnages.
Mais pas seulement : la musique doit aussi traduire des effets réalistes, comme le xylophone du premier acte qui rythme le temps et en même temps mime musicalement les pales d’un moulin (réel et symbolique) qui tourne inexorablement. Le compositeur voulait que le son du xylophone vînt de la scène et non de la fosse, comme un son émergeant du concret, et non un son « musical ». Et en même temps, l’idée du temps inexorable est aussi une inexorable menace. D’ailleurs, le xylophone accompagne aussi le couteau de Laca qui blessera par jalousie Jenůfa.
À la différence de l’opéra italien où ténor et soprano s’aiment et où un baryton essaie de les en empêcher, ici, les deux frères ennemis (à l’instar du Trovatore) sont deux ténors, mais justement, la couleur des deux voix n’est pas la même, encore une fois marque de la subtile recherche sur la couleur de Janáček : deux frères, donc deux voix de ténor, mais un frère et un demi-frère, donc deux couleurs vocales différentes dans la même tessiture. Celui de Števa est plus monocorde : le personnage de bouge pas et son chant ne varie pas vraiment, il faut un timbre peut-être plus mat, moins coloré. Laca au contraire a un chant qui sans cesse bouge, de la violence à la douceur, de la passion à la douleur, impulsif, sanguin, mais pacifié à la fin. C’est un chant qui doit traduire tous ces états psychologiques qui exige autant l’héroïsme et la violence que le lyrisme.
Jenůfa est une jeune fille qui de la faute initiale arrive à un état de maturité dans la douleur : d’une certaine manière, c’est un opéra d’éducation. Et vocalement on doit entendre l’insouciance, la sensualité, et peu à peu le poids de la douleur qui s’installe, la mélancolie et la religiosité. Un chant évolutif là aussi, qui n’est pas donné à toutes les chanteuses. Kostelnička est plus monolithique, plus hiératique parce que le personnage est réprimé et il explose donc d’autant plus quand la douleur déborde. C’est un authentique personnage tragique, à la fois écrasé par le destin mais qui va jusqu’au bout de son exigence, jusqu’au crime. Est-elle la méchante ? Difficile à dire, toute sa vie a été souffrance (avec son mari), et répression, tout est intériorisé, et rien ne doit apparaître de ce qu’elle ressent. D’où ces explosions vocales au deuxième acte quand elle est seule, d’où sa confession finale, déchirante et qui effectivement déchire la carapace. Cette héroïne tragique est ici tout sauf vériste, elle n’est pas une Santuzza, elle est racinienne et excite, comme toute héroïne tragique, la pitié à la fin.
Enfin, dernier signe de la complexité de la construction de l’œuvre, sa symétrie entre le premier et le dernier acte, qui sont publics, choraux voire folkloriques (et la mise en scène de Tatjana Gürbaca le souligne fortement, notamment au troisième acte) et le deuxième acte, qui est confrontation à quatre personnages, les deux femmes, les deux frères, qui se déchirent, le cœur privé du drame.

 

La production genevoise : la direction de Tomáš Hanus

Ce que nous venons d’essayer d’expliquer, nous le retrouvons dans la direction fouillée, élégante et expressive de Tomáš Hanus qui est l’un des grands spécialistes aujourd’hui de la musique de Janáček. D’abord, il fait entendre toute la subtilité de l’orchestration de Janáček par une interprétation d’une rare limpidité. Il met en valeur les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande qu’on a rarement entendu aussi convaincant, aussi présent et surtout aussi varié dans les couleurs, dans les volumes, dans la subtilité des enchaînements et des contrastes que nous évoquions ci-dessus. Cet orchestre nous est souvent apparu à d’autres occasions moins engagé, moins inventif, plus massif et plus plat. Ici tout au contraire, il montre une aptitude à produire ce kaléidoscope sonore, qui va de l’extrême légèreté et douceur lyrique jusqu’à la violence et à la tragédie. Ces variations de volume, de tension, cette palette de couleurs, on l’avait rarement entendue et c’est tout à l’honneur du chef que d’avoir su faire surgir la musique de Janáček de cette fosse, qui apparaît être une musique d’un raffinement extrême, d’une vraie modernité quelquefois, heurtée mais aussi fluide, toujours logique, y compris dans ses contrastes, jamais ennuyeuse, toujours en mouvement et toujours inventive. Rarement Janáček n’a sonné aussi juste, rarement le spectateur n’a été plongé au cœur de la vérité de l’œuvre, rien qu’à entendre cette somptueuse approche : un exemple d’intelligence musicale, qui nous plonge en même temps dans les méandres d’une orchestration qui sont à la fois méandres de la psychè, et tableaux d’une sorte d’exposition idiomatique, excavations des profondeurs d’une âme à la fois nationale et musicalement originale. Une fois encore, on pense à Bartók. Un des grands moments orchestraux de cette saison.

La vieille Buryja (Carole Wileon) Corinne Winters (Jenůfa) Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

 

La production genevoise : la distribution

La réussite musicale d’un opéra repose, je le répète souvent, sur deux pieds du trépied lyrique : à direction musicale exceptionnelle doit correspondre distribution adéquate, voire exceptionnelle, le trois pied étant la mise en scène. Et la distribution genevoise réussit cette subtile équation car elle réunit des voix exceptionnelles et des rôles de complément sans failles, malgré les difficultés du moment.
Comme ailleurs, là où le covid passe, la voix trépasse. Genève n’a pas fait exception à la règle puisque le Covid a frappé un certain nombre de rôles de complément. Mais comme – et ce site s’en est fait l’écho- plusieurs Jenůfa ont été présentées ce printemps, à Toulouse et Rouen, Genève a pu en puisant chez le voisin, sauver sa représentation. Ainsi, Eugénie Joneau qui devait chanter Karolka a été remplacée par Séraphine Cotrez qui le chantait à Rouen (la veille), de même Clara Guillon chante le rôle de Jano (à l’avant-scène) tandis que Borbála Szuromi joue la mise en scène, enfin Mi-Young Kim remplace Varduhi Khachatryan dans le rôle de Tetka. Ces changements notamment en ce qui concerne Jano, le plus visible, n’affectent pas trop l’ensemble et chacun défend sa partie avec soin et vaillance, notamment Séraphine Cotrez dans le rôle de Karolka, la fiancée de Števa qui renonce à son mariage quand elle apprend à qui elle a vraiment affaire.
Michael Mofidian est le maire, rôle très épisodique, mais suffisant pour confirmer tout le bien qu’on pense de cette jeune basse écossaise sans doute promise à une belle carrière, avec un soin tout particulier pour l’articulation et phrasé
Michael Kraus est le contremaître du moulin. Nous venons de rendre compte de son Ibn Hakia dans Iolanta à Baden-Baden en insistant sur l’intelligence du chanteur autrichien. Voilà quelqu’un qui a compris l’importance de la parole dans l’opéra en général, mais chez Janáček en particulier. On reconnaît son timbre chaud, la clarté de l’émission, la juste projection et surtout à chaque intervention, un soin donné à l’expression et à la couleur.
La vieille Buryja est Carole Wilson, traitée dans la mise en scène comme un rôle de caractère. C’est la propriétaire du moulin, la mère de Števa et Laca, mais Laca venant d’un premier mariage est moins considéré que Števa, fils du propriétaire du moulin et donc héritier. On se perd un peu dans cet entrelacs de famille presque recomposées, de filles adoptées, de tantes tutrices : les liens familiaux ne sont pas directs, ne sont pas des liens de sang mais de sang mêlé : dans une petite société villageoise, c’est lourd de sens. La vieille Buryja est donc un peu caricaturale, notamment avec son costume tout blanc à la fin, comme si elle avait ressorti sa robe de mariée d’un coffre aux souvenirs, mais le personnage est bien campé, la voix profonde et bien conduite, et le profil énergique et vivant.

Le Števa de Ladislav Elgr, se présente avec à la fois la duplicité, la totale absence de scrupule dans une interprétation directe, sans grande subtilité, telle que  Janáček voulait la voir, tout d’une pièce et jamais traversé par des subtilités psychologiques, mais parfaitement conscient du mal qu’il sème. La voix est forte, le timbre pas forcément séduisant mais conforme au personnage, tout comme la linéarité du chant qui indique que le personnage ne changera pas vraiment, il n’évolue pas, et la « réconciliation » finale sur le fil du rasoir est faite de telle sorte par la mise en scène qu’on n’y croit pas.
Au contraire le rôle de Laca doit être non linéaire, mais varié contrasté, entre colère, jalousie et déchirements, mais aussi moments de lyrisme et de douceur. Daniel Brenna est tout cela avec sa voix juvénile et claire, particulièrement puissante (il chante Siegfried) qui réussit aussi à la maîtriser en des moments d'une grande douceur. La variété des états psychologiques du personnage, ses explosions, ses reniements, ses regrets, sa violence et son amour exacerbé sont bien incarnés par cette voix variée, solide, présente. Une véritable incarnation.

Corinne Winters (Jenůfa) Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

Corinne Winters est Jenůfa et c’est un peu la surprise de la soirée.  La chanteuse américaine qu’on commence à voir sur bien des scènes a un physique d’adolescente attardée, une jeune Lucia di Lammermoor, une héroïne tendre et fragile, d’ailleurs habillée par Silke Willrett avec une simplicité emblématique dans les deux premiers actes. Mais elle est douée d’une voix puissante, expressive, aux graves bien timbrés et aux aigus incroyables qui rendent le deuxième acte exceptionnel entre les deux héroïnes. Et cette voix lui permet peu à peu de changer les couleurs du chant, d’apparaître chaque fois, plus mûre, plus enfoncée dans le drame. Elle sait traduire de manière exceptionnelle l’évolution du personnage et sa robe noire du dernier acte (« la mariée était en noir ») accentue le changement de statut avec une couleur vocale changée. C’est une magnifique Jenůfa, vibrante, aimante et victime, immature et distante avec Laca, puis enfin au dernier acte prête à assumer sa vie brisée. Très grande interprétation, très riche, très profonde.

Evelyn Herlitzius (Kostelnička)

Enfin, last but not least, la Kostelnička d’Evelyn Herlitzius, évidemment très attendue, et évidemment au rendez-vous d’un des personnages les plus fort de l’opéra du XXe siècle. La force d’Herlitzius, c’est d’abord sa présence, muette, dans son costume de sévère gouvernante, observatrice des vices des autres qui ne transige jamais. Elle porte cette raideur et attire évidemment l’attention dès qu’elle apparaît en scène, où dans sa raideur et sa dignité, elle regarde les autres se mouvoir et se prendre dans les filets du drame.
Au deuxième acte, autre facette de cet art de l’interprétation : évidemment il y a une voix, avec des aigus impressionnants, jamais criés, qui écrasent l’auditeur, car ce sont des aigus où l’on entend le désespoir. Mais il y a surtout une technique, consciente des défauts de cette voix incroyable qui peut bouger, qui peut quelquefois dérailler. Alors, elle aussi, elle suit les leçons de mots de Janáček. A l’instar des plus grandes et notamment d’une Waltraud Meier des dernières années, elle joue de ces défauts et elle en fait d’incroyables atouts et du coup tout devient miraculeux : la puissance, l’expression, le phrasé, les vibrations vocales, mais aussi les sons râpeux ou rugueux, les fragilités du personnage, ce fil du rasoir où la voix est entre chien et loup, entre justesse et dissonance. Cette Kostelnička est un miracle de vérité. Cette vérité, elle est aussi lisible dans ce corps d’abord raide, rigide, sans mouvement, qui se plie, se casse en grimpant, en rampant sur les gradins ou les marches impossibles de cette échelle céleste ou infernale qui barre le décor, alors elle se tord , elle se plie, elle se dresse, elle s’assied, et elle continue à faire entendre les déchirures d’un personnage pour lequel elle accomplit le miracle d’émouvoir : cette Kostelnička que d’aucuns disent méchante, cette criminelle devient presque notre sœur, qu’on comprend, dont on partage la douleur et qui n’a vécu que pour sauver Jenůfa du désastre et de la honte. Simplement miraculeux.

Corinne Winters (Jenůfa) Ladislav Elgr ( Števa)

 

La production genevoise : la mise en scène

La mise en scène de Tatjana Gürbaca est d’abord inscrite dans le surprenant décor de Henrik Ahr, décor fermé tout en bois qui a l’immense avantage de faire réverbérer les voix dans un théâtre à l’acoustique quelquefois ingrate. Un décor qui par son toit fait penser à une grange, un grand entrepôt agricole ou – pourquoi pas ? – un moulin évidemment.
La deuxième idée est celle d’une église, de ces églises de bois vaguement scandinaves où les gradins qui barrent l’espace pourraient figurer des bancs vus d’en haut. C’est en tout cas un espace qui excite l’imaginaire et qui en même temps reste ambigu et c'ets surtout un espace de clôture, symbole des mentalités fermées de ce petit village.
En effet, l’espace est difficile. C’est un espace unique : qui dit espace unique pense immédiatement à un espace tragique, dépouillé, où les rares objets acquièrent immédiatement une valeur symbolique, justement parce qu’ils sont rares, c’est un espace qui n’indique rien de « précis », au contraire des costumes notamment au dernier acte. Sa difficulté vient d’un espace de jeu réduit, barré par un immense escalier (gradins ?) qui monte vers le ciel, d’où s’échappe Kostelnička pour aller tuer l’enfant, et d’où descend l’enfant-ange à l’image finale, un espace de communication avec le Ciel, difficile à gravir (la route est droite mais la pente est raide) qui m’a fait penser à un tableau de Tintoretto, L ‘Échelle de Jacob (1578) non par sa profusion baroque, mais par le mouvement vers le haut que le tableau imprime et sa signification.

Jacopo Tintoretto : L'échelle de Jacob (1578) (Venise, Scuola Grande di San Rocco)

C’est une liaison entre la terre – le chœur s’y installe et y fait « tableau vivant » pittoresque à la fin – mais en même temps ces gradins sont une montée vers le Ciel, la vérité, le drame, la mémoire, vers tout ce non-dit qui traverse l’œuvre, un non-dit caché dans le toit, comme si il y avait aussi une ouverture possible qu’on ne voit pas mais qu’on devine (le futur ?  le Ciel ?).
Enfin, les personnages circulent aussi derrière cet espace, qui finit pas être évidemment métaphorique de tout ce que cache cet univers, les vérités et les mensonges .

D’ailleurs, contrairement à d’autres mises en scène, Kostelnička au deuxième acte est seule en scène, Jenůfa dort hors scène, comme pour l’abstraire de ce qui se trame.
La mise en scène de Tatjana Gürbaca est très attentive aux personnages, à leurs mouvements quelquefois emblématiques (quand Jenůfa marche attachée à Kostelnička par exemple), dans un travail sur les relations entre les personnages et les caractères à la fois d’une grande précision, qui évoque d’autres temps, des mises en scène à la Chéreau ou à la Vitez, et en même temps des symboles très lisibles, comme ce romarin qui symbolise l’amour et le mariage mais qui est aussi emblématique de la mort de l’enfant ou cette bassine de métal, berceau, et tombe, objet à la fois symbolique et vulgaire, celui où l’on lave le linge sale.
Autre symbole très lisible et même (trop), la noces en costumes folkloriques avec ses jeux de contrastes : les guirlandes noires, le noir de la robe de Jenůfa (ça ce sont de bonnes idées) et la noce au contraire presque caricaturale qui affiche la tradition, la bien-pensance paysanne, le bel ordonnancement social, avec pour symbole le cadeau malvenu de Karolka à  Jenůfa  (un biberon) .

Ladislav Elgr ( Števa) Corinne Winters (Jenůfa) Eugénie Joneau (Karolka)

Tout ce gentil rituel va être détruit par l’aveu de Kostelnička : bien évidemment, il y a le « trop » de costumes, de couleurs et de fleurs qui va faire pendant au drame final, mais cette caricature de noce d’opérette me semble un peu trop polie pour être honnête, autrement dit, manquer d’un minimum de subtilité.

Tout cela est propre, lisible, quelquefois même assez fort, notamment à cause des chanteurs qui sont ici au minimum de bons acteurs et quelquefois totalement incandescents. C’est eux qui remplissent cet espace. Mais au-delà du lisible, au-delà de beaux mouvements, la mise en scène reste assez sage, et ne traduit pas vraiment visuellement la violence de la trame, qui est sans cesse cachée : on ne voit pas par exemple le meurtre de l’enfant que d’autres mises en scène montrent. C’est à dire qu’on cache ce qui pourrait détruire quelque part la figure tragique de Kostelnička pour la faire apparaître un monstre. Cette manière de cacher le sang, et même la violence, est presque contradictoire avec la musique. Quant à la fin, avec la descente du Ciel de l’enfant-ange, sorte de Gottfried de Lohengrin (difficile que la metteuse en scène n’y ait pas pensé), il fait partie de ce trop c’est trop, même si il marque évidemment le vide qu’éprouvera à jamais Jenůfa, comme le vide qu’éprouve Janáček face à la perte de ses enfants.
Un peu lourd quand même cet enfant léger et angélique…

Bien plus frappante musicalement que scéniquement, avec une mise en scène digne, mais quelque peu elliptique, et quelquefois superficielle. Un travail moins fort en tous cas que le travail de Mundruczo sur l'Affaire Makropoulos dans ce même théâtre, mais l'ensemble reste un vrai moment d’opéra ; à voir absolument .

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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