Thierry Escaich (né en 1965)
Shirine (2022)
Opéra en douze tableaux
Livret de Atiq Rahimi, d’après Khosrow va Chîrîn de Nezâmî de Gandjeh (1141–1209)
Création mondiale

Direction musicale : Franck Ollu
Mise en scène : Richard Brunel
Décors : Etienne Pluss
Costumes : Wojciech Dziedzic
Lumières : Henning Streck
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas
Chorégraphie : Hervé Chaussard
Vidéo : Yann Philippe

Shirine : Jeanne Gérard
Khosrow : Julien Behr
Chapour : Jean-Sébastien Bou
Chamira : Majdouline Zerari
Bârbad : Laurent Alvaro
Farhâd : Florent Karrer
Chiroya : Stephen Mills
Nakissâ : Théophile Alexandre

Orchestre, Studio et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Direction des Chœurs : Denis Comtet

Opéra de Lyon, 2 mai 2022, 20h

Après Claude (2013) d'après Victor Hugo, le compositeur Thierry Escaich crée Shirine à l'Opéra de Lyon, sur un livret signé Atiq Rahimi inspiré par un conte médiéval du poète Nezâmî. Le résultat peine à convaincre, prisonnier d'un matériau littéraire qui se plie de mauvaise grâce à une écriture musicale qui regarde constamment vers le grand format et les effets massifs. La direction de Franck Ollu manœuvre à vue cette vaste nef lyrique, avec un plateau vocal où brillent le rôle-titre de Jeanne Gérard et le Khosrow de Julien Behr.

Khosrow (Julien Behr), Shirine (Jeanne Gérard)

Le projet de Shirine du compositeur français Thierry Escaich est né peu après la création de son premier opéra à l'Opéra de Lyon, Claude (2013) d'après Claude Gueux de Victor Hugo sur un livret de Robert Badinter. Ce second projet est donc également fondé sur une trame littéraire, en l'occurrence un livret de l'écrivain franco-afghan Atiq Rahimi d'après le conte persan Khosrow va Chîrîn de Nezâmî, poète et auteur du 12e siècle. Ce contemporain de Chrétien de Troyes est l'auteur d'un chef d'œuvre de la littérature persane médiévale : le Khamsé ou les Cinq joyaux, ensemble de cinq récits en vers dont Khosrow va Chîrîn constitue le second volet. Ce récit des amours de Khosrow et Shirine racontent l'histoire vraie d'un des dernier rois de Perse avec une princesse arménienne.

À l'origine également, il y a le projet de Richard Brunel, devenu depuis directeur de l'Opéra de Lyon, de mettre en scène cette œuvre en prenant comme référence Shirin, un film du cinéaste iranien Abbas Kiarostami, certes très différent de traitement et de forme puisqu'il suivait l'option de filmer les visages des actrices regardant des images mais pas les images elles-mêmes pour contourner la censure du régime des mollahs. Des éléments de cette thématique sur la condition féminine remontent à la surface dans la scène initiale pour voix solistes et chœur, avec l'image très forte de cette rangée de femmes qui font face au public et se cousent les lèvres.

Il y a certes un hiatus entre cet angle féministe très violent et l'essentiel d'un spectacle qui prête une attention particulière à un livret décrivant sur le mode épique les péripéties de Khosrow et Shirine. Le rôle-titre est le personnage principal d'un opéra qui la place en regard entre deux prétendants, Khosrow le roi de Perse et Farhâd le sculpteur. L'opéra de Thierry Escaich et la mise en scène de Richard Brunel se rejoignent sur la place éminente donnée aux images, qu'elles soient visuelles ou musicales. Cette thématique de l'image est déclinée autour des personnages pour traduire par exemple la liberté de Shirine, princesse et cavalière accomplie – femme de pouvoir qui assume le fait de se baigner nue ou chevaucher sa monture. Tandis que l'artiste tente de la figer dans des images de pierre, le monarque use d'images peintes (en l'occurrence, des portraits photos), mais les deux échouent en définitive à former avec elle un couple qui pourrait durer éternellement. Le prince hésite entre une domination qui ferait de Shirine une prise de guerre ou de chasse, et une liaison officielle où l'un et l'autre accéderaient au statut de couple royal. En définitive, Shirine revendique une liberté qui l'éloigne irrésistiblement de la possibilité d'un mariage.

Le décor de Etienne Pluss est réduit à un jeu de hauts panneaux qui forment en pivotant autour d'un axe central, une série d'espaces intérieurs de plus ou moins grande dimension. Ces panneaux servent également d'écrans de projection grâce à un astucieux système qui module la surface opaque en image animée. Tout autour se déploie un terrain vague qui sert d'accès aux personnages et au chœur. L'évidente beauté des costumes de Wojciech Dziedzic renvoie à un Orient imaginaire, montré ici non seulement dans une absence de recul et de stylisation mais au contraire, dans un déploiement de faste qui ouvre explicitement à cet univers cinématographique dont se réclame également la musique de Thierry Escaich. On friserait souvent Bollywood sans la gravité d'un livret qui joue sur un mélange d'austérité et de sophistication – autre hiatus, sans doute plus problématique. Le style littéraire se conjugue à un lexique parfois archaïsant qui forme avec la syntaxe alambiquée une sorte de guipure verbale continue contre laquelle vient buter une partition musicale très vive et éloquente. On prendra pour exemple la réitération de cette "aimance" qui fleurit au détour de nombreuses répliques, emportant par le fond des scènes qui ne sont a priori pas destinées à faire sourire.

Scéniquement parlant, la solution retenue hésite entre le fait de convoquer les protagonistes qui viennent deviser devant le public, ou bien user (et abuser) d'un recours à la vidéo pour demander à l'un ou à l'autre de s'extasier devant des portraits mobiles de l'être aimé. L'allusion à la chasse de Khosrow, devenue chasse amoureuse, passe par une série de plans où les dames de compagnie de Chamira, souveraine d'Arménie, tirent au pistolet électronique sur des enluminures montrant tour à tour des gibiers bondissants et la princesse Shirine au bain. À bonne distance de cette scène, Khosrow se prête à une séance photo avec son serviteur Chapour en guise de photographe et messager. C'est également par une multiplication des portraits photos du roi Hormoz qu'on vient annoncer le bannissement de son fils Khosrow. Les deux amants se cherchent et se fuient, dans un croisement de destinées qui n'ont pour objet que de retarder l'échéance et la dernière scène des retrouvailles. Shirine vit une histoire d'amour avec Farhâd le sculpteur dans une montagne de Bisoutoun aux allures de rocher de la Walkyrie et de Mount Rushmore. Montré à contrejour dans un nuage de fumée, le profil d'un emblématique cheval se dessine, sculpté par l'artiste amoureux. À l’annonce de la fausse nouvelle de la mort de Shirine, Farhâd se suicide mais la voie pour les deux amoureux ne se dégage pas pour autant. Chiroya le fils de Khosrow et de feue la reine Maryam se retourne contre son père et le tue. Imitant Isolde accourant trop tard pour retrouver Tristan, Shirine met fin à ses jours et trouve les forces d'une dernière étreinte sur le corps de Khosrow.

On aurait pu imaginer pour contrebalancer le poids esthétique du livret avec une mise en scène au demeurant assez conventionnelle, une partition et une écriture vocale qui puissent rivaliser avec la féerie et l'épique. Las, il faudra ici se contenter d'un tissu sonore qui empoigne avec frénésie et volume une fable qui n'en demandait pas tant. Le fidèle Franck Ollu dirige tête baissée en tentant de frayer à l'orchestre un chemin dans ce massif d'intentions et de contradictions – entreprise difficile tant il s'agit de ménager le plateau. Les lignes d'orchestre se propagent de la fosse à la scène, dupliquées et réverbérées par les voix solistes. La présence dans de furtifs passages d’instruments traditionnels comme le duduk, le qânûn ou la flûte naï semble flotter à la surface de ce massif, avec une étrangeté vaguement exotique, sans jamais s'y agglomérer vraiment. La longue partie instrumentale qui s'étire au centre de l'œuvre ne parvient pas à captiver l'attention dans un pas-de-deux où les corps se frôlent tandis que l'action ronge son frein.

Peu convaincante également, cette écriture vocale à l'étiage avec tantôt, des lignes qui passent à l'identique d'un protagoniste à un autre, avec pour seule originalité un changement de registre (les deux conteurs Barbâd et Nakissâ), ou bien un embarrassant amalgame de récitatifs – parlando qui échoue à trouver son équilibre entre le dit et le déclamé. Une pensée compatissante nous étreint en entendant Jean-Sébastien Bou plier sa voix à ce délicat numéro d'équilibriste répétitif qui à la longue, expose les failles sans valoriser les qualités de phrasé et de timbre. Julien Behr (Khosrow) vient à bout d'un rôle fondé sur la puissance de la projection et l'intensité un rien monolithique de la caractérisation. Jeanne Gérard offre à Shirine l'engagement et l'urgence de ses aigus, avec une ligne remarquablement bien phrasée. La longueur de notes et l'élégance de l'instrument font de la Chamira de Majdouline Zerari une des rares bonnes surprises de la soirée, avec le Farhâd vibrant et incarné de Florent Karrer. L'idée de confier le rôle des deux conteurs Bârbad et Nakissâ à deux voix que tout oppose, l'une cherchant dans un grave granuleux et l'autre perchée dans les cintres, oblige Laurent Alvaro et Théophile Alexandre à une fonction de passe-plats sans doute dispensable. On fermera les yeux sur l'accoutrement jean-baskets-casquette du "jeune" Chiroya confié à une jeune recrue de l’Opéra Studio de Lyon, le ténor Stephen Mills, qui livre une interprétation prometteuse et sensible.

Khosrow (Julien Behr), Shirine (Jeanne Gérard)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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