Iolanta est le dernier opéra de Tchaikovsky, créé au Mariinsky de Saint Petersbourg le 18 décembre 1892. La soirée de gala couplait Iolanta et le ballet Casse-Noisette, qui a donné l’idée à L’Opéra de Paris de présenter les deux en 2018 dans l’une des productions (de Dmitry Tcherniakov) les plus emblématiques et les plus intelligentes de ces dernières années.
C’est un conte assez émouvant que l’histoire de cette princesse aveugle, fille du Roi René de Provence, tenue au secret de son handicap et qui ne connaît pas le sens du mot voir. Le roi René appelle le médecin maure Ibn Hakia qui explique qu’il faut que la princesse soit consciente de sa cécité pour guérir.
Elle est promise depuis longtemps au Duc de Bourgogne, mais celui-ci est tombé amoureux d’une autre femme (Mathilde) et veut se libérer de son vœu auprès du Roi René. Arrivé au château, son compagnon, le comte de Vaudémont, tombe immédiatement amoureux de la princesse et au cours de leur conversation, il comprend qu’elle est aveugle et le lui dit.
Aidée par l‘amour, par le désir de comprendre ce qu’est « voir », et de découvrir l’enchantement de la nature, Iolanta retrouve la vue et épousera Vaudémont.
En 1h40 minutes, l’opéra se doit à la fois d’avoir une intrigue relativement simple qui permette d’arriver au dénouement assez vite, mais en même temps une musique qui ait le relief suffisant pour frapper le spectateur et emporter sa conviction. Il s’agit malgré tout, et comme toujours pour les commandes faites à Tchaïkovski par le Mariinski, de faire spectacle. Pour ce faire, il faut de grandes voix, des mélodies accrocheuses, et une belle histoire émouvante : tous les ingrédients y sont et Iolanta, peut-être l’un des moins connus des opéras de Tchaïkovski, est un concentré de sensibilité et d’émotion.
Bien sûr il y a une très belle distribution, bien sûr c’est Petrenko qui dirige, mais Pâques à Baden-Baden, c’est d’abord une mise en exposition des Berliner Philharmoniker, dans opéras et concerts mais aussi une large série concerts de musique de chambre, qui mettent évidemment en valeur les qualités individuelles des instrumentistes.
Ce qui fascine, c’est ce son limpide, cette précision, cette petite harmonie incroyable, la chair des cordes, et dans les pièces (opéras et concerts) choisies, c’est vraiment l’ensemble de la phalange qui s’expose, au sens propre et figuré, elle met ses qualités en exposition et en un ensemble totalement à découvert. Et dans Iolanta, toute la palette est concentrée sur un temps réduit, héroïsme, lyrisme, drame, élégie, chaque ambiance parfaitement dosée, calibrée, et cela rend la version de concert passionnante car on se plonge dans l’orchestre.
Dans la version de concert d’un opéra, la scène est remplacée par notre imaginaire, la musique crée le voyage, notre « Wanderung intérieure ». La version de concert concentre la performance sur la musique évidemment, et sa mise « en son ». L’œil est capté par tel ou tel détail, tel ou tel instrument, voire quelques expressions des visages des musiciens, souvent très parlants et l’écoute se concentre de manière variée, jamais la même, sur tel ou tel détail ou élément et notamment comment solistes et orchestres se tissent, se tressent, pour créer la tension ou l’émotion. La version de concert, c’est une autre sorte de théâtre, imaginaire qui peut être d’ailleurs tout aussi violent, mais toujours sur un fil de rasoir, car si « ça ne prend pas », l’auditeur-spectateur n’a rien pour fixer son attention, sinon les futiles détails d’une robe ou les regards d’ennui des solistes qui attendent leur tour derrière leur partition. Exercice quelquefois dangereux donc.
Aucun doute, Iolanta mérite une représentation scénique avec une histoire qui tient à la fois du drame romantique (la source en est un drame du danois Henrik Hertz), mais l’idée du médecin arabe selon laquelle Iolanta ne verra que si elle prend conscience de sa cécité est une démarche étonnamment moderne. Quelques années après la création, c’est la psychanalyse qui naît à Vienne et on imagine le type de mise en scène qu’on peut en tirer.
C’est une œuvre qui va bien plus profond que le simple conte de fées, musicalement comme théâtralement : Mahler ne s’y est pas trompé qui créa l’œuvre en Allemagne, quand il était directeur à Hambourg en 1893, puis en Autriche comme directeur à Vienne en 1900, justement au début de la production de Freud (L’interprétation des rêves est de 1899–1900) en une étonnante (?) rencontre.
Musicalement, c’est un concentré de couleurs, d’autant plus abondantes à entendre qu’il faut évoquer le monde sensible en mimant en quelque sorte ce qu’en sent la princesse aveugle, la richesse de l’instrumentation, l’utilisation importante des harpes (Délicate et exceptionnelle Marie-Pierre Langlamet), le dialogue initial avec les bois et les cuivres plantent un paysage, une ambiance d’une grande subtilité : il s’agit à la fois de retranscrire un univers poétique et métaphorique au sens où la jeune aveugle doit ressentir l’existence des couleurs par le son mais pas par la vue : n’oublions pas que Vaudémont découvre sa cécité en voyant qu’elle ne distingue pas une rose blanche d’une rose rouge : la cécité apparaît par l’impossibilité de voir des couleurs, mais ni de les entendre ou de les sentir. Par ailleurs, la jeune princesse vit dans une réclusion mélancolique, une solitude qui l’empêche aussi de communiquer avec le monde ; Vaudémont, au-delà d’être le vecteur de la vérité, est aussi l’intrusion directe du monde extérieur dans l’univers intérieur de Iolanta, dès lors désireuse de connaître et donc de voir, – au propre et au figuré-. C’est la complexité du monde qui s’ouvre à elle et la musique de Tchaïkovski retranscrit cette complexité par une instrumentation subtile, des jeux d’échos, des touches sonores à la limite de l’impressionnisme. Il y a dans cette musique comme un effort pour substituer à la misère du jour une luminosité du son, qui par sa diversité, doit être aussi transcription sonore de la diversité du monde, une sorte de jardin des délices sonores, de préfiguration de beautés à voir. Et la concentration de l’œuvre en accentue l’effet.
D’ailleurs, le climax en est le duo des deux êtres qui vivent l’amour naissant, avec une mélodie nette qui marque fortement la mémoire, déjà une sorte de déplacement sensoriel, mais en même temps un sommet musical que la fin, assez rapide, ne reproduira pas : en réalité, les musiques les plus fortes les plus belles, les plus profondes sont celles (pour tous les personnages d’ailleurs) qui accompagnent le temps de la cécité, moins le triomphe céleste final, malgré les belles interventions chorales. Dès que Iolanta voit, dès qu’elle décide même qu’elle veut voir, la couleur évolue. Iolanta devient comme une autre et la musique de la partie finale la prière à Dieu de Iolanta et l’ensemble final avec un brin de grandiloquence en quelque sorte se banalise légèrement.
Kirill Petrenko tient l’ensemble comme d’habitude, c’est à dire que rien ne lui échappe, et il suit chaque instrument et chaque groupe, tout en accompagnant les voix avec sa précision légendaire. Il prend bien soin de souligner tous les équilibres, d’alléger certains moments, notamment dans la première partie plus nostalgique, une première partie qui est exposé d’une situation, et préparation des rencontres : chacun expose ce qu’il vit et ce qu’il croit : le Roi, les deux chevaliers voyageurs, le médecin, les personnels au service de la princesse et la princesse elle-même, avec sa délicatesse et sa retenue. Tout se joue donc sur la notion de retenue, pour tendre la situation au moment du duo, puis la détendre dans la dernière partie, avec des jeux de volume très subtils qui jamais ne couvrent aucune voix, et qui en même temps soutiennent la trame, le chant et surtout le drame. On reconnaît le Kirill Petrenko chef de théâtre qui dose les effets, et surtout le chef qui cisèle une histoire qui est d’abord toute délicatesse et évanescence.
Inutile d’aller plus loin ce travail de l’orchestration, avec un orchestre au sommet, des cordes charnues qui savent aussi s’évaporer jusqu’à l’imperceptible, le jeu des miroitements, les échos instrumentaux qui jouent le fameux zusammenmusizieren abbadien, c’est à dire un véritable travail chambriste : on est là dans un univers unique, d’une poésie ineffable, tout est dit quand les chatoyances de l’orchestre se déploient. Les premières mesures, mystérieuses puis lyriques qui se terminent par le duo violon/ harpe tellement légères, tellement éthérées sont un miracle. Les accompagnements de la clarinette (!) et du hautbois notamment sont éblouissants. Magique.
Pour ce moment d’exception, une distribution d’exception, engagée et très juste, sensiblement différente de Berlin (donné en janvier dernier) où Asmik Grigorian avait remplacé Sonya Yoncheva défaillante, et où Robert était chanté par Igor Golovatenko et non comme à Baden-Baden par Andrei Zhilikovsky. En revanche le ténor (Vaudémont) Dmytro Popov était annoncé et il a été remplacé par Liparit Avetisyan.
D’abord, comme dans toutes les grandes distributions, tous les rôles de complément sont très bien tenus, chacun et chacun est complice de la supercherie inventée par le Roi René pour éviter que Iolanta ne connaisse sa cécité ; leur rôle ? Protéger et isoler la jeune princesse. Ainsi des délicates Anna Denisova (Brigitta) et Victoria Karkacheva (Laura), les deux amies de Iolanta respectivement soprano et mezzo, de la basse (excellente, à la voix sonore) Nikolaï Didenko, qui chante Bertrand, le portier du château, de Dmitry Ivanchey, ténor valeureux également qui chante Aymeric, l’écuyer du Roi René. Bien connue aussi, avec sa voix profonde de contralto Margarita Nekrasova, qui chante la nourrice Marta (le court échange avec Iolanta au début est vraiment particulièrement bienvenu et réussi.)
Michael Kraus est Ibn-Hakia, le médecin arabe qui guérit Iolanta. Comme toujours, on remarque sa solide voix de baryton, avec une diction soignée, un soin donné aux couleurs des mots et à l’expression. Michael Kraus est chanteur toujours solide et intelligent, quel que soit le répertoire abordé et qui sait parfaitement jouer de sa voix avec bonheur.
Andrey Zhilikovsky est Robert, le duc de Bourgogne, à la voix de baryton bien posée, très lyrique, notamment quand il chante son amour pour Mathilde, un des airs les plus marquants de la partition « Кто может сравниться с Матильдой моей » (Qui peut égaler ma Mathilde ?) qui dessine le personnage dans une œuvre où il n’y a aucun « méchant », mais au contraire partout l’expression de la tolérance et de l’humanité.
Mika Kares prête sa voix profonde, très sonore, au Roi René d’une manière particulièrement expressive (plus sentie que dans d’autres rôles). Son air « Господь мой, если грешен я » (Seigneur, si j'ai péché) remporte un succès pleinement justifié.
Enfin, Liparit Avetisyan est Vaudémont. Il remplace Dmytro Popov mais avait déjà interprété le rôle à Berlin. Le ténor arménien est doué d’un beau phrasé, et prend soin d’articuler et de ciseler chaque mot, (« Нет ! Чары ласк красы мятежной » Non ! Les charmes de la beauté agitée ne me disent rien) c’est frappant dans son premier air de manière très contrôlée avec une projection claire qui étonne parce que la voix n’apparaît pas énorme, mais la technique et la respiration, le jeu sur le souffle sont impeccablement dominés.
Le duo avec Iolanta (« Чудный первенец творенья » Je ne comprends pas ton silence) est particulièrement engagé et magnifiquement chanté : c’est le sommet de l’œuvre et les deux chanteurs y triomphent.
Sonya Yoncheva n’avait pas chanté à Berlin. La voix de grande qualité dans son premier air (« Отчего это прежде не знала » – pourquoi n’ai-je pas souffert autrefois ?) est légèrement tendue à l’aigu, avec de beaux graves et des centres somptueux, mais l’ensemble est solide et séduisant. Iolanta est une voix de « grand lyrique », qui requiert une grande étendue du spectre : si la jeune fille est fragile, la voix elle est plutôt large, avec de beaux échos dans les graves. Le duo avec Vaudémont – musique exceptionnelle, apte à emporter une salle- est évidemment un grand succès, mais si la voix n’a pas de problème particulier, l’ensemble me paraît manquer de vie intérieure, c’est très bien chanté sans être vraiment incarné. En un mot comme en cent, cette Iolanta s’écoute avec plaisir mais sans jamais n’émouvoir vraiment ni jamais faire vibrer.
Au total, une soirée qui émerveille par la performance orchestrale et un tissage fil à fil (sonore) des instruments singuliers et des voix, avec une vibration qui se sent plus à l’orchestre, que dans la belle voix de Sonya Yoncheva qui ne fait ni oublier Netrebko phénoménale et bouleversante dans cette salle en 2009 ni Grigorian à Berlin en janvier 2022.
Nota : Nous renvoyons les lecteurs à la performance berlinoise du 15 janvier 2022 qu’ils peuvent suivre en vidéo pour une somme modique sur cet URL : https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/53787