C'est l'histoire d'une œuvre qui aurait très bien pu rejoindre la longue liste des utopies et des projets abandonnés. On finissait par penser impossible qu'un compositeur déjà célèbre et à l'approche de ses 90 ans puisse venir à bout de son premier opéra. Et puis, en novembre 2018, le Teatro alla Scala de Milan affichait "Fin de partie – Scènes et monologues", opéra en un acte de György Kurtág. Pour mettre un terme au projet, il aura fallu pas moins de sept ans (de réflexion) et d'infinies tractations et stratagèmes pour intercéder entre les institutions et le musicien. En cela, on peut dire que Fin de partie est un événement. C'est l'œuvre la plus longue et la plus complexe de Kurtág – sans doute aussi la plus personnelle quand on mesure le rapport du compositeur avec un genre que sa génération a largement contribué à dénigrer et mettre à distance… tout en en faisant un enjeu majeur. À la fois difficulté et enjeu majeurs, l'opéra était pour cette génération née dans l'entre-deux guerres presque un passage obligé ou même une posture stratégique pour éviter les questions gênantes.
Kurtág a eu la chance d'échapper au tropisme d'un certain esprit de Darmstadt qui lui a permis de traverser sans dommages à peu près tous les combats idéologiques du post-sérialisme. Contrairement à son ami Ligeti, il reste vivre en Hongrie où ses œuvres sont presque toutes créées jusque dans les années 1980. Il fait cependant un séjour à Paris, en 1957, où il étudie avec Marianne Stein et suit des cours d’Olivier Messiaen et de Darius Milhaud. Ce séjour à Paris marque profondément ses idées sur la composition. Il en reviendra avec une première œuvre qu’il signe de retour à Budapest, le Quatuor à cordes op.1 et le souvenir de la création de Fin de partie au Studio des Champs-Élysées, dans la mise en scène de Roger Blin ((extrait filmé :https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/caf96013767/extraits-de-la-piece-fin-de-partie ))
Kurtág a su entretenir au fil des années un rapport tout particulier avec le matériau littéraire en utilisant en premier lieu la langue hongroise (Károlyi, Tandori, Pilinsky…) puis l'allemand (Kafka, Lichtenberg, Hölderlin) et le russe (Mandelstam, Akhmatova, Lermontov…). Il aborde le français de Samuel Beckett par son dernier texte publié, Comment dire (1988), d'abord dans une version hongroise mi is a szó pour voix et piano droit puis pour alto, voix et ensemble instrumental dans What is the Word pour cinq op.30. Viendra ensuite …pas à pas – nulle part… (1993–1998) pour baryton, trio de cordes et percussions.
Même si le rapport au texte et à la voix regarde vers une forme explicitement lyrique, il y a encore loin entre ces formes et la dimension de ce qui deviendra l'opéra Fin de partie. Le point commun en revanche, c'est cette appétence pour concentrer dans des cellules musicales très réduites une cosmogonie de sons et de sens qui font le lien entre son art de musicien et l'écriture de Beckett. Ce sont par exemple, ces fragments qu'il intitule microludes et qui servaient de structure de base à Játékok (Jeux) – selon ses propres termes, des formes "les plus courtes possibles, où l'on exploite le matériau au maximum". On citera également les élégants Kafka-Fragmente op.24 ou bien les Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova op.17 dont la création par Sylvain Cambreling et l'Ensemble intercontemporain fit connaître György Kurtág à un plus large public. À chaque fois : des formes brèves, extraits de journaux intimes, aphorismes ou bien poèmes à l'état d'esquisses ou de brouillons.
Affronter Beckett, c'est se heurter à un refus que Beckett résumait lui-même dans une correspondance avec un musicien qui souhaitait travailler sur En attendant Godot : "Je ne sais trop quoi vous dire au sujet de votre projet. Je me suis déjà opposé à tout musique de scène (…). Ce serait là, pour moi, un très pénible contre sens [NDLR : il l'écrit en deux mots]. Il en serait tout autrement d'une musique inspirée par la pièce et je serais très flatté par tout initiative en ce sens. Mais en disant cela, je pense à une musique purement instrumentale, sans voix. Je ne crois pas que le texte de Godot puisse supporter les prolongements que lui confèrerait forcément une mise en musique. La pièce comme tout dramatique, si, mais pas le détail verbal. Car il s'agit d'une parole dont la fonction n'est pas tant d'avoir un sens que de lutter, mal j'espère, contre le silence, et d'y renvoyer. Je la vois donc difficilement partie intégrante d'un monde sonore."
Le défi que relève György Kurtág avec Fin de partie consiste précisément à résoudre l'équation impossible d'une musique qui, forcément, étire et prolonge le mot imprimé, tout en adaptant sa partition comme un vêtement qui épouse tous les contours du texte en rendant compte de l'extrême concentration et l'extrême brièveté qui est au cœur du processus d'écriture de Beckett (et la distingue radicalement de l'expansion infinie de Joyce par exemple). C'est en premier lieu par la force et l'évidence de la musique de Kurtág que Fin de partie s'impose dans le paysage contemporain comme un véritable chef d'œuvre.
La partition de Kurtág reproduit cette pétrification du flux, le temps immobile ou tout devient objet musical, y compris les rires, petits cris, bâillements et soupirs des personnages. Une gangue de mots où l'effort de prononcer prolonge le geste, maintient une tension qui ne demande pourtant qu'à s'éteindre. Cette dimension attentive et microscopique affronte la langue de Beckett par son versant prosodique, obstinément tendue vers l'extrême précision du mécanisme de la prononciation. C'est à la fois vertigineux et inouï, avec comme base esthétique ce sentiment permanent d'inachevé, comme si le musicien s'amusait à suivre la façon dont le texte aligne des séries d'échecs et de fins. Cet ostinato rappelle d'une autre manière ce que Georges Perec ambitionnait dans sa "tentative d'épuisement d'un lieu parisien", sans cesse décrivant et sans cesse échouant à saisir l'objet de sa description. Le ressassement est ici comme cette énergie négative qui perfore la langue au niveau du mot et non des formules, comme chez Thomas Bernhard.
Le risque est grand dans cet opéra de jouer avec une impossible mais très tentante quête de sens. Or, ce sens se dérobe en permanence et nous laisse avec nos commentaires et un synopsis qui constate des évidences : Hamm sur sa chaise roulante, assisté de Clov qui est à la fois son fils et son serviteur. Ses parents, Nagg et Nell ont perdu leurs jambes et vivent dans deux poubelles. On ne voit d'eux que la tête et les mains qui de temps en temps, soulèvent le couvercle. Chaque personnage médite et monologue tour à tour dans une forme de désespérance mêlée d'angoisse profonde. Les dialogues n'en sont pas vraiment, on se parle à soi-même avec un parfum d'agonie et de fin permanente. Les sujets sont inconsistants, comme des souvenirs involontaires qui remontent à la surface à travers des récits fragmentaires : la croisière sur le lac de Côme, la blague du tailleur, l'accident de tandem dans les Ardennes… Tandis que le silence suggère que les personnages meurent ou disparaissent, Hamm reste seul et verbalise son incapacité à communiquer autrement que par des ordres vagues ou d'infinis monologues. Au treizième et dernier fragment de l'opéra, il conclut en disant que c'est à lui seul de jouer la fin de partie.
Les commentateurs de Samuel Beckett ont toujours été beaucoup plus prolixes que Beckett lui-même sur ses textes. Adorno dans Notes sur la littérature, compare Fin de partie à une réponse à la Shoah tandis que d'autres pointent l'arrière-fond historique de la guerre froide et de la menace nucléaire. D'autres analyses insistent sur la métaphore du jeu d'échecs, avec ce jeu de mots entre Clov et clou, rappelant la technique du clouage – situation dans laquelle une ou plusieurs pièces aux échecs ne peuvent pas se déplacer. Il faut sur ce point garder ne mémoire que la perte de sens ne permet pas de ranger cette pièce dans la catégorie du théâtre de l'absurde ou du théâtre existentialiste. Beckett refusait absolument cette étiquette, préférant raisonner en metteur en scène de ses propres textes et imaginer cette fin qui n'en finit pas de finir, demandant aux acteurs de se focaliser exclusivement sur la musicalité du texte. Jusqu'à descendre à l'intérieur de la langue pour en percevoir le grain et les bruits involontaires liés à la subtile machinerie des muscles qui permettent l'expression.
À la jonction entre fiction et théâtre, Beckett n'a cessé d'inventer des dramaticules au cours desquels les repères traditionnels du théâtre s'effacent les uns après les autres, jusqu'à se réduire dans une pièce comme Pas moi (Not I – 1972) à une bouche qui débite son texte. L'utilisation des pièces radiophoniques et des séquences filmées pour la télévision ont contribué à cet idéal beckettien de retirer progressivement le corps de la langue. La problématique de la mise en scène est inséparable de la question de la langue dans un œuvre comme Fin de partie. Le projet de monter Neither de Morton Feldman d'après Beckett ayant été interrompu par le décès du compositeur américain, Pierre Audi avait gardé en lui le souhait de travailler sur Beckett. Au décès de Luc Bondy, qui devait initialement mettre en scène Fin de partie, c'est lui qui a repris en main la production, consacrant à cet opéra un temps de travail qui s'est échelonné sur tout l'espace de la composition permettant au projet d'aller à son terme. L'entreprise de mettre en scène une œuvre aussi problématique sur le plan de la construction relève du défi. Toute la structure de Fin de partie repose en grande partie sur la structure-même de l'énonciation, ce qui rend cette œuvre à la fois éminemment musicale et anti-musicale avec un nombre de didascalies à la limite des capacités de mémorisation et de réalisation. Ainsi dans le premier monologue de Hamm :
Hamm
(presqu'un gémissement seulement)
A…
(bâillements)
A…
(ad libitum : colla mano, colla palma, sulla bocca, tremolo afro-indiano)
A… a… [â]…
(transition au texte)
À moi. De jouer.
Ou bien la pantomime de Clov :
"Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. Teint très rouge. Il va se mettre sous la fenêtre à gauche. Démarche raide et vacillante. Il regarde la fenêtre à gauche, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête, regarde la fenêtre à droite. Il va se mettre sous la fenêtre à droite. Il regarde la fenêtre à droite, la tête rejetée en arrière. Il tourne la tête et regarde la fenêtre à gauche. Il sort et revient avec un escabeau, l'installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l'escabeau, fait six pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à droite, monte dessus, tire le rideau. Il descend de l'escabeau, fait trois pas vers la fenêtre à gauche, retourne prendre l'escabeau, l'installe sous la fenêtre à gauche, monte dessus, regarde par la fenêtre. Rire bref. Il descend de l'escabeau, fait un pas vers la fenêtre à droite, retourne prendre l'escabeau (…)"
Les options scéniques doivent également prendre en compte les différents niveaux de lecture, y compris l'aspect parodique des "événements" : exposition, complication, résolution. Pour rendre compte de ce théâtre de l'impossible, avec cette expansion du non-dit et cet assèchement du dit, le choix de la sobriété s'est imposé comme seule issue possible. À la fois refuge, abri et bunker, la structure pivotante qui occupe le centre de la scène est elle-même circonscrite dans un encastrement d'espaces similaires qui évoque le principe des poupées russes. Ce décor de Christof Hetzer présente un aspect métallique et froid, presque esthétisant dans sa nudité et son volume. Les lumières de Urs Schönebaum mettent parfaitement en valeur ces jeux de surfaces et de volumes, en jouant également sur la découpe des ombres en forme de commentaires muets aux scènes en train de se dérouler.
L'épure et la simplicité des choix scéniques puisent dans un répertoire de gestes et de poses qui rappellent la production iconique de Roger Blin, notamment pour ce qui concerne le couple de parents dont les mimiques et les grimaces semblent reproduites à l'identique sur le jeu de Georges Adet (Nell) et Germaine de France (Nagg). On relève des détails minutieux comme ce couvercle de poubelle qui forme comme une auréole autour de la tête des deux vieux, comme deux statues décrépites de saints avec qui le dialogue tournerait au comique et à la dérision. Hamm est ce solitaire taciturne, tel un roi déchu avec son sceptre impuissant – cette fameuse "gaffe" qui rappelle, puisque nous sommes à l'opéra, la lance des traités de Wotan. Le personnage de Clov est magnifié par le jeu et la dimension scénique de Leigh Melrose, qui captive véritablement le regard au moindre de ses gestes.
Le duo qu'il forme avec Frode Olsen (Hamm) porte la marque des grandes réussites de la création contemporaine. La voix de la basse norvégienne épouse les moindres contours du fils réduit à l'immobilité sur son fauteuil roulant. L'aplomb et le phrasé très sonore donne un relief et une présence aux inflexions d'un discours en forme d'imprécations impuissantes et revanchardes (ponctuées par les appels au sifflet à roulette !). La durée de ses monologues fait de lui le personnage central d'un drame où il alterne entre la fausse assurance de l'adulte, à la voix craintive de l'enfant ("Ce n'est pas l'heure de mon calmant ?"). Monolithique et shakespearien d'allure, il habite littéralement ce flux répétitif et percé de silences, en parfait équilibre avec les répliques de Leigh Melrose (Clov). Celui-ci fait remonter à la surface de sa voix une variation de soubresauts et de trémulations – une forme de géniale inconstance qu'il incarne par sa démarche de guingois, réussissant vocalement et scéniquement à faire exister son personnage y compris parfois par le simple jeu de regard ou le mouvement des lèvres. La voix est splendidement projetée et calibrée, avec une plénitude du timbre qui est l'apanage d'un véritable héros de tragédie déclamant "Fini, c'est fini, ça va finir… peut-être ça va peut-être finir".
Le couple Hilary Summers (Nell) et Leonardo Cortellazzi (Nagg) échange en flux continu des répliques douces-amères. Kurtág a souhaité confier à Nell un préambule – Roundelay (1976) qui éclaire d'un jour hermétique les scènes qui vont se dérouler, à la manière d'un récitant qui s'adresserait au public. Hilary Summers use d'un vibrato très extérieur pour peindre un personnage sénile et attachant qui ouvre l'opéra et disparait avant la fin. Leonardo Cortellazzi saisit le personnage de Nagg dans les rets d'un instrument idéalement narquois, bouffe et cruel. Des changements de registres aux prises de souffle, tout est parfaitement net et vibrant d'effets pour dessiner à la pointe sèche un vieillard déliquescent, obnubilé tel un animal de cirque par la récompense sucrée qui viendra récompenser sa patience.
Dans la fosse, Markus Stenz réalise des prouesses de détails et de guipures, obtenant de l'Orchestre de l'Opéra de Paris une attention et une précision remarquables. On mesure à l'écoute de cette réalisation, la somme de complexité et d'exigences avec lesquelles Kurtág s'est attelé à la tâche. Réglant par le rythme et les hauteurs le moindre rire et le moindre soupir, la partition reconstruit autour du texte de Beckett une seconde prosodie qui réussir l'exploit de ne jamais parasiter ou doubler la prononciation naturelle. L'absence de transitions musicales (laissées à l'état d'ébauches par Kurtág) pourra désarçonner une partie du public peu habitué à une telle fragmentation. Ces pauses et ces vides permettent au contraire, de ménager l'écoute et de reconstituer mentalement les bribes de citations, tant livresques (Baudelaire, Descartes, Shakespeare) que purement musicales (Ravel, Wagner, Moussorgski…). On entre ainsi progressivement dans ce travail d'orfèvre, en saisissant au compte-goutte dans les premières scènes les données musicales, telles un énoncé de problème, puis en se laissant envahir par une forme de cristallisation qui soudain, concentre en un précipité chimique les silences et les phonèmes en une musique parfaitement accessible qui pénètre en nous au plus profond de l'écoute. Progressivement, le tissu musical prend une ampleur qui finit par recouvrir le texte parlé – métaphore d'une fin de partie où la dimension sonore prend le pas sur la tentative d'énonciation.