On ne le sait pas forcément mais c'est Max Brod, ami et éditeur de Franz Kafka qui traduisit en allemand le livret de Jenůfa en proposant à Janáček de modifier le titre le titre initial – Její pastorkyňa (sa belle-fille) –de la pièce éponyme de Gabriela Preissová. C’est sous ce titre réduit au seul prénom de l'héroïne tragique que cet opéra accéda à la notoriété en dehors des frontières de la Tchécoslovaquie. Or, au-delà d'une simple modification, ce changement de titre implique indirectement un déplacement du point de vue qui amoindrit l'importance de Kostelnička et fait disparaître le lien de parenté et le lien dramaturgique qui la reliait à sa belle-fille Jenůfa. Il est fort probable qu'en acceptant ce changement de titre, Janáček ait été conscient des conséquences qu'il pouvait impliquer, même si par ailleurs, il y a fort à parier qu'une grande partie de la popularité de cet opéra doive désormais à ce titre-prénom, plus efficace et plus parlant que la périphrase utilisée par Preissová pour sa pièce.
Calixto Bieito a souhaité faire de cette relation entre Jenůfa et Kostelnička le cœur de son travail, notamment en reconstruisant et en redessinant tout un réseau d'arrière-plans psychologiques autour du personnage de Kostelnička dont le livret ne nous dit finalement pas grand-chose. On ignore l'origine de son extrême rigueur morale et des ressorts psychologiques qui la mènent au pire de crime que constitue l'infanticide. Imaginée pour la Staatsoper de Stuttgart en 2007, cette production s'intéresse à ce personnage complexe et puis aussi à ce contexte à la fois banal et universel, cette campagne de Moravie où se déroule une histoire paysanne cruelle, un drame familial mêlant le poids des mœurs sociales à celui de la morale religieuse. D'une certaine manière, Bieito plonge aux racines du scandale qui découla de la création de la pièce de Preissová en 1890 au Théâtre national de Prague. En choquant des sensibilités qui ne pouvaient croire au fait qu'une sacristine était le pilier moral de la société paysanne et ne pouvait donc pas commettre un crime aussi abject qu'un infanticide, même au prix de faire retrouver à Jenůfa son honneur perdu. Její pastorkyňa a profondément choqué la bonne société pragoise qui eut du mal à comprendre pourquoi une femme de lettre avait pu imaginer un drame aussi noir et aussi terrifiant, compte-tenu qu'à l'émancipation de la fille-mère répond le crime de celle qui est en charge de l'autorité morale de la communauté villageoise tout entière. Cette Moravie profonde a inspiré les pièces de Gabriela Preissová autant que les œuvres de Janáček qui y fit de nombreux séjours pour ses recherches sur le folklore musical de la région.
Sur le plan dramaturgique, Calixto Bieito est parfaitement conscient du fait que le meurtre de l'enfant frappe davantage les esprits que toute l'analyse implicite que fait Preissová d'une société profondément rurale, dominée par le pouvoir de la propriété, les préjugés religieux et sociaux et surtout la place prédominante des femmes dans une société violente et recluse sur elle-même. On retrouve ici l'influence des réalistes russes de Dostoïevski à Tchékhov, en passant bien sûr par Alexandre Ostrovki dont l'Orage fournit le sujet qui aboutit à Káťa Kabanová. Cette appétence pour la couleur scabreuse et la tragédie du quotidien se double d'un intérêt tout particulier de Janáček pour l'éclatement de la morale et des préjugés qui limitent l'amour, ainsi que pour une forme de féminisme militant qui vit le jour à cette époque-là dans l'empire Austro-Hongrois. Le livret évoque comment cette société est structurée autour d'une femme forte, Grand-mère Buryja, propriétaire du moulin du village et par conséquent, personnage incontournable et puissant. Les deux fils de Buryja se sont mariés, ont eu des enfants et sont morts. Le premier est le père de Števa, demi-frère de Laca, le fils de son épouse et le second est le père de Jenůfa et a épousé en secondes noces Kostelnička. Selon la tradition, seul Števa pourra hériter du moulin puisqu'il est l'aîné et le seul fils légitime en ligne direct. Son demi-frère Laca et sa cousine Jenůfa devront gagner leur propre vie. La disparition des géniteurs fait naître en trompe‑l'œil un matriarcat qui n'est au fond que l'imitation d'une société dominée par le pouvoir et la loi des hommes.
Dans ce contexte, Calixto Bieito donne une épaisseur psychologique toute particulière au personnage déjà complexe de la Sacristine Kostelnička. Celle-ci a épousé Toma, le père de Jenůfa mais l'affrontement entre la fille adoptive et sa belle-mère repose sur le fait que celle-ci n'a pas eu d'enfant. De là une forme de jalousie perverse et paradoxale lorsqu'elle découvre la façon dont Jenůfa s'offre à son amoureux sous les regards de la foule, doublée d'un extrême rigueur morale quand elle les prive de mariage au prétexte que Števa a eu une conduite inconvenante et doit s'abstenir de boire de l'alcool pendant une année. Bieito fait surgir dans ce personnage un amalgame d'amour et de haine pour sa belle-fille qui culmine dans le fait qu'elle lui assène comme un reproche le fait qu'elle a eu avec Števa un enfant illégitime qui remet en question l'héritage et l'honneur de la famille. Joignant le geste à la parole, elle drogue Jenůfa et tue l'enfant. Bieito ajoute deux éléments déterminants : la dimension incestueuse dans la scène où Kostelnička tente de séduire en vain Števa, suivi de la scène où on la voit se tordre sur la table où elle vient de commettre le meurtre abominable, imitant les douleurs de la parturiente qu'elle ne sera jamais. On lit, au-dessus de cette scène le commentaire en forme de blasphème sur le graffiti dessiné par Jano l'illettré : S et J (Števa et Jenůfa) puis "PANNO MARIA" (Sainte Marie) avec des A inversés. On peut librement imaginer que Jano a également tagué à côté la série de WOW WOW WOW… qu'une inversion de lecture permet de lire en MOM MOM MOM… révélant une fois de plus ce désir de maternité qui déchire Kostelnička. En braquant sur ce personnage une lumière crue qui met à nu son intimité, Bieito impose au public un choc total et abrupt qui culmine sur le meurtre à mains nues du nourrisson littéralement massacré par la Sacristine, et le spectacle de cette femme implorant le ciel avec ce geste fou et désespéré d'un accouchement dont le spectacle traumatisant laisse le public confondu d'émotion et sans voix.
L'autre choc, c'est la façon avec laquelle Bieito inscrit l'action paradoxalement dans un univers extrêmement référencé et abstrait à la fois. Nous sommes ici dans une Tchécoslovaquie post-communiste où se bouscule une fabuleuse galerie de portraits qui témoignent d'une capacité inouïe du metteur en scène de peindre des personnages en les caractérisant et en les individualisant par le prisme d'une direction d'acteurs étourdissante et virtuose. On saisit du premier coup d'œil dans ce décor signé Susanne Gschwender d’après des esquisses de Gideon Davey et Ingo Krügler pour les costumes, l'atmosphère d'une post-dictature en déliquescence où se développe un capitalisme anarchique et sauvage. Dans Turandot que Calixto Bieito avait monté en 2015 au Théâtre du Capitole de Toulouse, on suivait le quotidien des ouvriers chinois travaillant dans une usine de jouets ; ici, c'est une usine de textile qui sous-traite ou fabrique des imitations de vêtements de luxe à destination de l'Occident – plus précisément des vêtements pour enfants, allusion discrète au fils de Jenůfa.
Cette Karolka&Company qui succède à la minable entreprise de tri de vêtements, porte le nom de la fille du potentat local, dont on devine qu'il dirige l'entreprise. Rédigé dans un anglais bricolé, le sous-titre annonce "The old tradition", à l'instar des règles qui régissent cette petite société, avec des femmes occupées à coudre sur leurs machines tandis que les hommes dirigent les affaires. Bieito reprend avec ces machines le thème de la roue à aubes du moulin dont le cliquetis reproduit par le long tremolo de xylophone ouvre le premier acte. Ce bruit de fond continu sert de liant musical à l'enchaînement des scènes de ce premier acte, il illustre à lui seul la mécanique qui tourne et broie lentement le destin de ces personnages prisonniers de ce milieu étriqué et violent. L'aliénation sociale relègue les ouvrières au rang de petites mains, au profit d'une mafia locale qui profite du business. Tout ici est vulgaire, avec ce mélange de faux luxe toc et tapageur qui transforme les jeunes filles en starlettes croisant des douairières fatiguées en manteau de fourrure dont le maquillage outrancier dissimule mal les effets de l'alcoolisme. Bieito use d'une palette de caractères très nuancée où Kostelnička n'est pas la toute puissante Sacristine, traversée par les traumatismes intimes que nous décrivions plus haut, elle dirige l'usine mais travaille pour le compte du Maire – ce qui donne du sens à l'acte III avec le projet de mariage de Števa décrit comme une ascension sociale, ce qui n'était pas le cas avec la relation Števa – Jenůfa. L'usine fournit du travail facile à tous les habitants, avec en filigrane tout ce réseau de pouvoir qui passe par le droit de cuissage et la prostitution sociale comme par exemple Pastuchyňa qui se donne au Maire du village ("I don't iron" proclame-t-elle sur son T‑shirt).
Les personnages masculins sont eux aussi liés à la question du pouvoir et de ses apparences. Qu'ils soient contremaîtres ou bien vaguement mafieux ou miliciens en tenue de camouflage. On vide des caisses de bière Krušovice, on brandit les Kalachnikov, on s'exprime à coup de chaîne et de ceinturon, on culbute les femmes sur des tas de vêtements mais au fond, tout ici surjoue une autorité de façade sur un mode très contrasté. Laca travaille également à l'usine, mais en tant que factotum. Sa veste orange le distingue des treillis des hommes de main ou le faux luxe de son demi-frère Števa. Il semble se faire lui-même violence dans la blessure à la fois volontaire et involontaire qu'il inflige à Jenůfa. Cette marque de couteau détourne Števa de Jenůfa, ce qui révèle au passage son caractère inconsistant et falot. Dramaturgiquement, la blessure au couteau fait écho au meurtre de l'enfant à travers lequel Kostelnička met un terme définitif au couple Števa – Jenůfa en effaçant la seule trace de leur amour. À la fois trace et obstacle, l'enfant disparaît et avec ce meurtre (et le pardon de Jenůfa), s'ouvre paradoxalement la possibilité d'un nouvel amour et d'une nouvelle perspective pour elle et Laca. Ce couple permet également à Kostelnička de pouvoir envisager une rédemption et une issue à des traumatismes cachés qu'elle exprimait à travers son autorité très "masculine". On admire le moment furtif où elle se saisit de la boîte de lait en poudre destinée au nourrisson qu'elle vient s'assassiner pour bénir le couple Jenůfa – Laca. Les deux femmes se disputant le cadavre du nourrisson, c'est Laca qui intervient dans un simulacre de jugement de Salomon pour trancher très littéralement le nœud gordien et séparer les deux femmes avec le même couteau avec lequel il avait blessé Jenůfa. Le rideau tombe sur les deux jeunes gens, assis chacun devant une machine à coudre, se révélant mutuellement leur amour en pouffant de rire, affairés à fabriquer les vêtements de leur future progéniture tel un rayon d'espoir s'invitant à la dernière minute sur ce drame enfin dénoué.
Il fallait à ce spectacle un cast capable de rivaliser avec l'ampleur et la précision de la scénographie. Le duo Jenůfa – Kostelnička n'atteint pas l'autorité et la chair de Marie-Adeline Henry et Catherine Hunold la semaine dernière au Capitole de Toulouse mais il faut reconnaître à Natalya Romaniw et Christine Rice un engagement doublé d'une urgence à faire exister leurs personnages au-delà de simples qualités techniques. La Jenůfa de Natalya Romaniw possède une égalité du timbre sur tous les registres, capable de laisser percer une affirmation qui dépasse le sentiment de la douleur. Les couleurs assez sages font de son timbre l'instrument d'une héroïne sans doute trop appliquée et angélique, avec un répondant souvent émoussé face aux noires raucités de la Sacristine de Christine Rice. Celle-ci campe une Kostelnička que son instrument mezzo limite dans les vertigineux aigus du monologue au II mais qu'elle rattrape par bien des aspects en n'hésitant pas à poitriner certaines phrases dans le grave. Le métal expressif est rendu avec une acuité qui plonge dans un medium sonore et un phrasé très contrasté. Dovlet Nurgeldiyev peine en Števa à passer le rideau choral dans la première scène. La voix ne manque pas de brio mais n'a pas la surface et l'impact qui lui permettrait de camper ce rôle de séducteur sans âme. Bien plus convaincant dans l'effusion maladroite de tendresse et de sincérité, Kyle van Schoonhoven donne à Laca la projection et la nuance dans les aigus qui rendent le personnage parfaitement crédible et attachant. Doris Lamprecht use d'une habileté technique pour masquer les limites de son instrument en Grand-mère Buryja de belle facture mais sans vraiment convaincre. Les seconds rôles sont au rendez-vous et parfaitement cohérents, depuis le très expressif Maire du village de Victor Sicard avec son épouse (Aline Martin) qui contraste à merveille avec les vitupérations de leur fille Karolka (Séraphine Cotrez) ou les langueurs provocantes de la Pastuchyňa de Lise Nougier. Yoann Dubruque (Starek), Yete Queiroz (Barena) et surtout le Jano halluciné et explosif de Clara Guillon complètent de belle manière ce plateau.
Le Chœur Accentus / Opéra de Rouen réussit la prouesse de réunir présence et aisance scénique dans une prestation crédible et engagée, répondant exactement aux intentions de la direction d'acteurs. Maître d'œuvre de cette belle réussite, le chef néerlandais Antony Hermus dirige avec fougue et brio un Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie qui n'hésite pas sous sa baguette, à prendre des risques impressionnants dans la palette des cordes, avec une petite harmonie qui jouent avec des limites mais offrent à la partition toute l'urgence de ses couleurs. La rutilance et la masse des cuivre souligne des timbres très expressionnistes qui brillent par des moyens et une esthétique remarquables sans jamais relâcher la tension. L'orchestre s'engage avec enthousiasme dans une voie étroite et périlleuse qui débouche sur un incontestable succès.
Un compte rendu, un rendu pour compte, une analyse précise, une précision analytique, tel est le résultat de votre oeil attentif de cette première de Jenufa au Théatre des Arts de Rouen.
Votre main s'agite au gré de la partition de l'orchestre et nul besoin de carnet de notes pour en retranscrire le moindre détail de la mise en scène, le tout s'inscrit dans vos pensées, meilleur disque dur qu'aucune technologie ne peut égaler.
Votre regard fixe la scène et les yeux à hauteur des sous titres, n'ont pas besoin de ciller pour suivre.
Le moindre détail ne vous échappe pas, la moindre inscription dans le décor trouve une signification, à laquelle personne n'aurait pû éluder l'allusion.
Riches de références historiques pour abreuver le lecteur de suppléments, vos articles apportent ce compléments d'information que nous n'avons pas.
Merci à vous pour vos articles riches et stratosphériques…Un peu comme l'Opéra.….