Leoš Janáček (1854–1928)
Jenůfa (1904)
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d’après la pièce Její pastorkyňa de Gabriela Preissová
Créé le 21 janvier 1904 au Théâtre national de Brno

Florian Krumpöck : Direction musicale
Nicolas Joel : Mise en scène
Christian Carsten : Reprise de la mise en scène
Ezio Frigerio : Décors
Franca Squarciapino : Costumes
Vinicio Cheli : Lumières

Catherine Hunold : Kostelnička Buryjovka (La Sacristine)
Marie-Adeline Henry : Jenůfa
Marius Brenciu : Laca Klemeň
Mario Rojas : Števa Buryja
Cécile Galois : Grand-Mère Buryjovka
Jérôme Boutillier : Le Contremaître / Le Maire
Mireille Delunsch : La Femme du Maire
Victoire Bunel : Karolka
Svetlana Lifar : Une Bergère
Éléonore Pancrazi : Barena
Sara Gouzy : Jano

Chœur du Capitole
Gabriel Bourgoin : Chef de Chœur
Orchestre national du Capitole

Théâtre National du Capitole, Toulouse, vendredi 22 avril 2022 à 20h

Le Théâtre National du Capitole programme la reprise de Jenůfa de Janáček, dans la mise en scène de son ancien directeur Nicolas Joel. Œuvre complexe et multiple, cet opéra alterne le récit de la douleur intime avec la leçon universelle d'humanité qui traverse les personnages féminins, prisonniers des coutumes et des interdits d'une société rurale. Placé sous la direction du chef autrichien Florian Krumpöck, l'Orchestre national du Capitole resplendit et soutient de belle manière un plateau dominé par un affrontement d'anthologie entre Marie-Adeline Henry dans le rôle-titre et Catherine Hunold, remplaçante de luxe dans le rôle de la Sacristine.

Catherine Hunold (Kostelnička), Marie-Adeline Henry (Jenůfa)

C'est avec la reprise toulousaine de la production de Nicolas Joel que nous entamons la série des trois productions successives de Jenůfa qui se présentent sur notre agenda. Ce spectacle sobre et sage tranche de toute évidence avec les esthétiques de Calixto Bieito à Rouen et Tatjana Gürbaca à Genève mais l'essentiel est la place qu'occupe désormais cet opéra de Janáček parmi le petit nombre des chefs‑d'œuvre capables de rentrer dans le petit nombre des œuvres de répertoire dont la puissance tragique transcende un sujet aux allures de fait divers.

Créé en 1904, Jenůfa fut le premier succès lyrique de Janáček, alors âgé de cinquante ans. Le livret s'inspire de Její pastorkyňa (Sa belle-fille), une pièce écrite par Gabriela Preissová. Réduit à l'essentiel par le compositeur, le livret s'articule autour d'une intrigue mêlant le poids des conventions à la misère sociale, les violentes pulsions d'amour et de jalousie qui trouvent dans l'infanticide à la fois un dénouement sordide et l'esquisse d'une rédemption. La trame religieuse y est aussi prégnante que son symétrique, le blasphème, dans un univers de paysannerie dont la banalité et la rudesse marquent de leur empreinte les relations entre les personnages.

Jenůfa raconte la puissance des personnages féminins et par contraste, la veulerie et la faiblesse de leurs alter ego masculins, incapables de sortir d'un cercle étroit où l'alcool et la virilité servent de marqueur social. Dans ce contexte, les sentiments qui s'expriment doivent percer l'épaisseur des conventions et des apparences. Les liens étroits entre les personnages réduisent d'autant plus le périmètre des caractères qu'ils accentuent la pression psychologique qui plane sur cette micro-société où tout le monde appartient directement ou pas à la même famille.

Présentée en 2004, la production de Nicolas Joel repose principalement sur l'imposant décor signé Ezio Frigerio, qui fait du moulin de Steva (et principalement de la roue à aube) l'élément symbolique et central qui donne au drame son équilibre. Ce moulin est l'orgueil de la grand-mère Buryja, le principal moyen de subsistance dans cette Moravie très rurale et très pauvre. Présentée non pas latéralement mais de front, la rotation de la roue donne aux pales l'effet d'un gigantesque engrenage qui broie le grain aussi bien que les destins des personnages. Un ruisseau stylisé de plexiglas coule au beau milieu d'un plan incliné qui scinde la scène depuis le fond jusqu'au proscenium. On accède à cette plateforme par un discret escalier latéral qui limite les mouvements de foule et fait de ce décor unique un espace-leitmotiv assez lourd où les chanteurs viennent à tour de rôle chanter face au public avant de disparaître en coulisses.

Le dispositif scénique

Rien ne manque parmi les accessoires et les costumes, depuis le petit pot de romarin que tient Jenůfa comme une promesse de bonheur, jusqu'aux costumes endimanchés des paysans, les tenues de travail, la robe noire et le fichu de la grand-mère et de Kostelnička la sacristine. À quelques détails près, cette esthétique naturaliste pourrait très bien être celle de Cavalleria rusticana, tant le souci de reproduire le livret avec exactitude l'emporte sur le soin apporté à la direction d'acteur. Impossible de savoir si Laca blesse intentionnellement ou accidentellement Jenůfa avec son couteau ; de la même manière, la progression dramaturgique qui fait monter la pulsion du meurtre chez la Sacristine n'est pas vraiment travaillée et repose intégralement sur le talent et le métier de Catherine Hunold pour gagner en épaisseur et en crédibilité. Abandonnés en scène et réduit à des gestes de convention, c'est une fois de plus par le commentaire muet (mais très explicite) du décor de Frigerio que l'intrigue s'anime et prend corps.

"J'ai mal à la tête, elle est lourde comme une vraie pierre" dit Jenůfa au deuxième acte, au moment sortant de sa torpeur, Kostelnička vient lui annoncer la mort de son fils. Joignant le symbole à la parole, la lourde masse minérale du plafond s'abaisse en pesant sur une scène aux allures de geôle. De la lumière qui émane du bol où la sacristine a versé le somnifère jusqu'à la couleur rouge sang qui baigne la scène au moment où elle emporte l'enfant pour le tuer, l'œil du spectateur est guidé confortablement et suit pas à pas le déroulement de l'action. À cette brutalité, succède les beuveries et la légèreté des personnages masculins, bien incapables d'assumer une action qui est entre les mains de la frêle Jenůfa au moment où elle cède à Laca à la toute fin de l'ouvrage, dans un geste plein d'humanité et d'amour.

Si le plateau vocal rattrape largement la minceur du propos scénique, on le doit principalement à la performance étourdissante de Marie-Adeline Henry et Catherine Hunold, respectivement Jenůfa et Kostelnička de tout premier plan. On mesure au premier coup d'œil comment à travers la courbure de son corps et le regard douloureux, Marie-Adeline Henry concentre dans son personnage de Jenůfa toute une gamme contradictoire de charge émotionnelle et de refus du sentiment. La ligne vocale est d'une densité et d'une émotion qui fait de la prière à l'acte II un moment d'anthologie. Elle fait entendre comment le personnage brise le carcan moral et social qui l'environne, gagnant progressivement en assurance au point de pardonner la perte de l'enfant et l'échec amoureux, attaquant les phrases avec une netteté un impact qui donnent au revirement final une puissance lyrique inouïe.

Remplaçant au pied levé une Angela Denoke défaillante, Catherine Hunold n'a pas hésité à relever le défi de mémoriser en un laps de temps record le rôle redoutable de la Sacristine. L'instrument est forgé d'un métal qui ne refuse en rien la comparaison avec l'atavisme wagnérien. La ligne se déplie sans effort dans le fameux monologue du II sur un ambitus délirant de deux octaves (du si bémol au si aigu), sans jamais se désunir ni jamais détimbrer. Un puissant et mémorable exploit qui fait de ce diamant noir et plus largement, de l'affrontement entre ces deux femmes au second acte, un moment d'opéra d'une beauté à couper le souffle.

Il est difficile de placer la performance des autres protagonistes sur la même ligne de comparaison, à commencer par l'honnête Laca de Marius Brenciu dont la surface vocale paraît bien modeste malgré une belle projection et un phrasé efficace. Mario Rojas ne hisse pas son personnage de Števa à une hauteur qui lui permettrait de passer dans les ensembles ou dans les interventions où il tente de rivaliser mais s'efface vocalement et scéniquement. Cécile Galois en grand-mère Buryja se tire plutôt bien du court dialogue au I tandis que Jérôme Boutillier, respectivement Contremaître et Maire, peine à faire entendre une ligne trop mate et charbonneuse. On salue l'apparition subreptice de Mireille Delunsch, épouse jalouse et acrimonieuse, ainsi que la Karolka vindicative de Victoire Bunel et le pétulant berger Jano de Svetlana Lifar.

L’Orchestre National du Capitole trouve en Florian Krumpöck un chef capable de donner à la partition de Janáček une matière et une couleur lyrique étonnamment straussienne d'ampleur et d'intention. À un épanchement hérissé de détails dans la petite harmonie succède de belles et amples tenues de cordes et de cuivres qui ne boudent pas leur plaisir à soutenir le drame et lui donner tout son caractère et sa puissance.

Catherine Hunold (Kostelnička), Marie-Adeline Henry (Jenůfa)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici