Paul Dukas (1865–1935)
Ariane et Barbe-Bleue
(1907)
Opéra en 3 actes
d'après la pièce de Maurice Maeterlinck (1899),
créé le 10 mai 1907 à Paris, Opéra-Comique

Mise en scène : Alex Ollé/La Fura des Baus
Décors : Alfons Flores
Costumes : Josep Abril Janer
Lumières : Urs Schönebaum

Barbe-Bleue : Tomislav Lavoie
Ariane : Katarina Karnéus
Mélisande : Hélène Carpentier
La Nourrice : Anaïk Morel
Selysette : Adèle Charvet
Ygraine : Margot Genet
Bellangère : Amandine Ammirati
Alladine : Caroline Michel

Studio de l'Opéra de Lyon
Orchestre, Chœurs de l'Opéra de Lyon

Direction musicale : Lothar Koenigs

 

Accessible sur Medici.tv (https://www.medici.tv/fr/operas/dukas-ariane-et-barbe-bleue/)

Sur Arte Concert et France Musique à partir du mois d’avril et sur Mezzo en multidiffusion cet été.

Vu en salle lors de la captation le 24 mars 2021 à l'Opéra de Lyon

Les "Femmes libres" sont au cœur de la thématique proposée cette année par l'Opéra de Lyon. Pas liberté en revanche pour le spectacle vivant qui doit se contenter une nouvelle fois d'une captation diffusée en streaming sur les écrans des lyricomanes (en l'occurrence, sur Medici.tv puis Arte Concert et France Musique à partir du mois d’avril et sur Mezzo en multidiffusion cet été). Il ne manque finalement à ce diptyque Barbe-Bleue que l'opéra éponyme d'Offenbach, monté à Lyon par Laurent Pelly il y a deux ans… La mise en scène d'Ariane et Barbe Bleue d'Alex Ollé ne manque pas d'atouts, avec des moyens techniques et des décors impressionnants qui, paradoxalement, ne rendent pas dramaturgiquement la force du livret de Maeterlinck  ou l'invention de Paul Dukas. Les enjeux féministes sont posés en à‑plats sur un arrière-plan continu dans lequel s'inscrit un plateau de beau niveau, dominé par l'Ariane de Katarina Karnéus et la Nourrice d'Anaïk Morel. L'Orchestre de l'Opéra National de Lyon est tenu de main de maître par Lothar Koenigs qui restitue à la partition les vertiges et les vastes horizons de Dukas.

 

L'idée du confinement sanitaire projette inévitablement son ombre portée, d'une part sur le choix des œuvres figurant à l'affiche de ce festival et d'autre part en ce qui concerne les options scénographiques. Barbe-Bleue séquestre Judith chez Bartók-Balázs, tandis qu'Ariane se fait vengeresse chez Dukas-Maeterlinck, tandis que cette liberté sous surveillance est également au cœur de la psychologie de la Mélisande de Maeterlinck-Debussy. Ce triptyque présente l'idée d'une liberté féminine sous condition et la dimension amoureuse comme alternance de possession et de soumission. Alex Ollé n'est pas tout à fait un inconnu à Lyon. On lui doit Tristan und Isolde (2011), Der fliegende Holländer (2014), Alceste (2017)  et Mefistofele (2018). Pourtant, c'est Andriy Zholdak qui plonge au plus loin des enjeux qui délimitent une forme de violence et d'amour dans la relation entre Barbe-Bleue et Judith. Tant par le défi formel d'une double représentation que par la nature-même des éléments scénographiques, c'est le travail du metteur en scène ukrainien qui marquera durablement cette édition 2021 du festival de l'Opéra de Lyon.

Katarina Karnéus (Ariane)

Plus d'un siècle après sa création (1907), le chef d'œuvre de Paul Dukas peine toujours à s'imposer dans le répertoire. La faute pour une part, à une écriture vocale qui contraint les interprètes d'Ariane à posséder toutes les vertus d'une soprano lyrique, la souplesse des lignes et la maîtrise d'un phrasé français rendu très délicat pour des chanteuses peu rompues à la langue si particulière de Maeterlinck. L'intelligibilité n'est ici qu'une étape, déjà redoutable en soi ; s'y ajoute la capacité de laisser remonter à la surface du texte les sens et la poésie qui s'y dissimulent telles des strates minérales qui forment la complexité d'une roche métamorphique. Complexité redoutable également du côté de la partition, dont le prisme harmonique se tient à mi-distance entre les sublimes inventions de Debussy et une forme de lyrisme et de panthéisme si (et si peu) français, à l'égal d'un Alberic Magnard.

Katarina Karnéus (Ariane), Tomislav Lavoie (Barbe-Bleue)

A l'exception de Ruth Berghaus au Châtelet (1991), l'œuvre n'a pas attiré les grands noms de la mise en scène. Force est de constater que l'esthétique d'Alex Ollé se tient en retrait des récentes productions de l'ouvrage, que ce soit Olivier Py à Strasbourg avec Jeanne-Michèle Charbonnet en 2015 et Stefano Poda au Capitole de Toulouse avec Sophie Koch il y a deux ans. La difficulté tient ici à l'apparente simplicité d'un livret qui ne présente à première vue aucune aspérité narrative qui tiendrait du coup de théâtre ou des péripéties. L'œuvre possède une exigence qui pourra parfois dérouter le public, qu'il soit connaisseur ou simplement curieux. Sous-titrée mystérieusement "La délivrance inutile", la pièce de Maeterlinck réunit autour de Barbe-Bleue une communauté de femmes qui trouvent en Ariane, celle qui va les fédérer et leur donner la force de rompre un joug devenu volontaire. Ce développement thématique autour de ce qu'il serait convenu d'appeler aujourd'hui un "syndrome de Stockholm" favorise la perception d'un Barbe-Bleue tour à tour coupable et victime de sa pulsion d'amour-domination. Il faut lire attentivement les deux titres et voir comment Balázs souligne avec son "château" la dimension d'espace comme amplification du personnage, tandis que Maeterlinck préfère placer Ariane en exergue, révélant de fait une clé de lecture essentielle. La pièce brouille les pistes en empruntant à des pièces antérieures de Maeterlinck les noms si poétiques des cinq premières femmes de Barbe-Bleue : Pelléas et Mélisande (1893) pour Mélisande, La mort de Tintagiles (1894) pour Ygraine et Bellangère, Aglavaine et Sélysette (1896) pour Sélysette et Alladine et Palomides (1894) pour le personnage muet d'Alladine.

Anaïk Morel (La Nourrice)

 

"Il est fou, c’est la mort, il a tué cinq femmes"

La soirée débute avec une vidéo introductive qui nous mène sur la fausse piste d'une approche humoristique qui fait renaître le souvenir du pétillant Barbe-Bleue d'Offenbach, dans la production de Laurent Pelly, montée in loco en 2019. Tomislav Lavoie arbore une très belle et très littérale pilosité couleur azur sombre, celle même que Perrault finit par associer au personnage principal en associant à son patronyme l'article défini :

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la Campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés ; mais par malheur cet homme avait la Barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses Voisines, Dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en Mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues. La Barbe bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur Mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de Campagne, où on demeura huit jours entiers.

Katarina Karnéus (Ariane), Anaïk Morel (La Nourrice)

Prise entre effroi et séduction, Judith est assise avec son inquiétant mari sur la banquette arrière d'une limousine. La caméra capte la colère des paysans qui accueillent leur maître avec des protestations et des œufs qu'on imagine pourris ("Retournez, n’entrez pas, c’est la mort"). Le basculement de l'écran de projection à un large espace sombre séparé de toiles fait disparaître la logique qui prévalait jusqu'alors. La lenteur étudiée des gestes plonge le spectateur dans une atmosphère au sérieux parfois sinistre. Un impressionnant système de décor-labyrinthe descend des cintres, scindant la scène en une suite d'espaces séparés évoquant les chambres des sept épouses. Ce vaste espace de réception aux allures de grand salon souterrain ou de night-club, comporte six tables autour desquelles sont rassemblés les convives du grand repas que donne Barbe-Bleue pour ses noces. La présence d'Ariane aura tôt fait de jouer les trouble-fêtes, bousculant l'ordre lénifiant des éclairages multicolores qui imitent les pierres précieuses symbolisant chacune une épouse de Barbe-Bleue. En parallèle, cet Orlamonde renvoie sur le plan de l'onomastique à l'Allemonde du drame musical de Debussy – ici, littéralement monde souterrain et "hors du monde". Cette cellule grand format qui sert de cachot aux femmes de Barbe-Bleue est mise en scène au second acte dans la perspective d'un miroir invisible dans lequel elles se contemplent, sous le regard bienveillant d'Ariane leur libératrice. Regardant vers la salle à travers la large ouverture pratiquée dans le rideau de tulle, les cinq femmes semblent découvrir pour la première fois leur reflet dans le miroir – scène fine et touchante qui permet d'individualiser par des gestes ou des mouvements illustrant tour à tour la crainte, la curiosité ou l'effroi… autant de sentiments renseignant sur le caractère de chacune.

Katarina Karnéus (Ariane), Anaïk Morel (La Nourrice), Adèle Charvet (Selysette), Margot Genet (Ygraine), Amandine Ammirati (Bellangère)

La libération à proprement parler, prend les atours d'une petite révolution domestique au cours de laquelle on bouscule les chaises et les tables, pour construire une structure s'élevant vers le plafond d'où jaillit la lumière qu'Ariane cherche à atteindre. La scène se fige en une assemblée assise pêle-mêle telle une barricade tournée vers la salle qui rappelle furieusement la disposition pyramidale de la Liberté guidant le peuple de Delacroix. Les symboles évidents d'une libération sexuelle et sociale affleurent en tous points de la scène, il n'y a qu'à promener le regard pour les saisir au vol, entre escarpins qui voltigent, poings vengeurs ou doigts d'honneur… une morale à la petite semaine qui ne manquera pas de réjouir certain.e.s téléspectateur.trice.s… On préfèrera se référer à des éléments plus complexes, comme par exemple l'ambiguïté et les réactions du petit tribunal des épouses au moment de rendre leur verdict lors dans le jugement de Barbe-Bleue, capturé et livré par les paysans en colère. L'œuvre se conclut par un double coup de théâtre ; d'une part, le revirement d'Ariane, sommée par l'assemblée de mettre à mort le cruel mari, suivi du revirement des épouses, refusant de fuir leur captivité et décidant de rester à ses côtés. Alex Ollé n'atteint pas dans ces instants où la confusion des sens exigerait une lecture à la hauteur des arrière-plans du livret de Maeterlinck, la prolixité visuelle et sensible d'un Andriy Zholdak dans le diptyque Bartók. Le rideau tombe ici sur l'image assez molle d'un Barbe-Bleue piteusement molesté et ligoté sur sa chaise, qui regarde tristement l'assemblée réunie autour de lui…

L'opéra de Dukas a souffert de la proximité et de l'ombre impressionnante du Pelléas et Mélisande de Debussy, composé à peine cinq ans avant. On en oublierait presque les exigences vocales assez délirantes que Dukas impose à son rôle-titre, d'une puissance tellurique parfois plus proche d'une Sieglinde ou d'une Elsa que d'une héroïne emblématique d'un certain "chant français". Katarina Karnéus en authentique mezzo dramatique, l'énergie et la plénitude de la ligne d'Ariane. La projection est remarquable d'aplomb et d'autorité, malgré un phrasé et une prononciation invariablement problématiques ("Je suis ici comme une mère qui tâtonne et mes enfants attendent la lumière"). Il sera délicat de se prononcer sur la petite dizaine d'interventions du Barbe-Bleue de Tomislav Lavoie, au regard de l'ampleur de celle avec qui il partage l'affiche. La basse canadienne affiche un brio et une autorité qui habitent le rôle, malgré la confidentialité  étonnante que lui a confié Dukas.

 

Anaïk Morel (La Nourrice) Katarina Karnéus (Ariane)

La Nourrice d'Anaïk Morel est l'autre révélation de cette soirée, avec une capacité hors pair à créer une tension et des angles vifs dans un personnage dont on redécouvre à l'occasion l'importance dramaturgique. Adèle Charvet plonge les tourments de sa Sélysette dans un beau timbre ombrageux, tandis que Bellangère, Ygraine et Mélisande trouvent respectivement en Amandine Ammirati, Margot Genet et Hélène Carpentier, des interprètes remarquables d'impact et d'une projection limpide et impeccable. Le rôle muet de la "pauvre Alladine" est incarné par une Caroline Michel à qui la scénographie attribue une violence vengeresse et véhémente dont on ne pourra que supposer des raisons aussi obscures et tragiques que celles qui font pleurer Mélisande au début de l'opéra de Debussy. Attentif à ces zones d'ombres de la partition et du livret, la direction de Lothar Koenigs magnifie un orchestre qui répond avec à toutes les sollicitations. Disposées de part et d'autre de la fosse, pour des raisons de sécurité sanitaire, les percussions et les flûtes élargissent l'image sonore et l'équilibre général. La direction mord sans déplaisir dans une matière musicale colorée et rutilante, au risque parfois de couvrir le plateau, dans les moments les plus intenses et survoltés.

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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