L’image est presque trop lumineuse pour renvoyer exactement au maître du clair-obscur, mais le rapprochement semble pourtant bien avoir été recherché de manière délibérée. Ces chairs dorées, cette chemise blanche, ces chevelure retombant sur les épaules, ce jeux des regards qui s’évitent ou se désirent … Ces deux jeunes femmes qui se donnent l’accolade pourraient sortir d’une Visitation traitée par un artiste du settecento. Bien sûr, c’est une photographie moderne, mais elle est lourde d’une sensualité qui renvoie à tant de peintures italiennes ou, plus généralement européennes, conçues dans le sillage caravagesque. Avec un titre comme Madonna delle Grazia, le disque qui vient de paraître chez Klarthe renvoie explicitement à un univers sacré, d’où l’interprétation possible de cette image comme représentant la rencontre de Marie et d’Elisabeth, événement biblique qui a souvent inspiré des œuvres musicales puisqu’il est associé au texte du Magnificat. Sauf qu’à cet aspect sacré se mêle ici quelque chose de résolument profane. L’affection des deux jeunes femmes semble au moins aussi charnelle qu’elle n’est spirituelle, et à l’homosexualité plus ou moins discrète des toiles du Caravage se substitue cette fois une touche saphique entre la jeune femme de gauche aux épaules dénudées et celle de gauche, plus vêtue, qui fixe audacieusement le spectateur.
Cette image ambiguë résume finalement fort bien le contenu du disque dont elle est le visage, puisque le premier texte figurant dans le livret d’accompagnement s’intitule justement « Marie sacrée et profane. Un voyage musical dans l’Italie du XVIIe siècle ». Le musicologue Jean-François Lattarico y explique comment, à cette époque, les contraires non seulement coexistent mais échangent leurs qualités respectives : les frontières se brouillent entre profane et sacré, la même partition pouvant accueillir des paroles émanant de l’un ou l’autre de ces deux univers. La remarque vaut aussi, semble-t-il, pour le savant et le populaire ; les deux registres ne se confondent pas, l’oreille les distingue immédiatement, mais les sujets qu’ils abordent peuvent être les mêmes, la ferveur s’y exprimant simplement dans des modes distincts.
Suit une interview des trois principaux protagonistes du disque : la mezzo-soprano Anna Reinhold, le baryton-basse Guilhem Worms et la claveciniste et cheffe Camille Delaforge, ces deux derniers étant unis par la même complicité à la ville qu’à la scène. Et en feuilletant le livret émaillé des photos prises lors des séances d’enregistrement, on comprend que la fameuse image ornant le disque représente en fait la chanteuse à droite, reconnaissable à sa longue tresse brune, et la cheffe à gauche, le caractère troublant de cette Visitation érotique se justifiant pleinement par le nom de l’ensemble instrumental : Il Caravaggio. On apprend que cette formation a pris naissance il y a trois ans, en relation avec une série de concerts donnés notamment aux festivals de Sablé et Sinfonia du Périgord. Le disque rassemble donc ceux qui ont décidé de se réunir sous la bannière du peintre italien, et l’on ne s’étonnera donc pas que le répertoire choisi ait quelque chose de caravagesque.
Caravage, peintre des madones et des brigands, des saints et des pécheurs. On trouve donc sur le disque un certain nombre de musiques anonymes, car issues d’une tradition populaire où l’on ne se soucie guère d’associer un nom à une mélodie, au cas où il serait même possible de le faire. Cinq plages sur les treize que compte le programme reflètent cette inspiration, une seule étant rattachée aux collectes effectuées par cette grande avocate des sources populaires qu’est l’ethnomusicologue italienne Giovanna Marini. Pour ces musiques, les deux principaux chanteurs répondent présents, Anna Reinhold n’intervenant cependant qu’en duo dans la tarentelle qui donne son titre au disque. Ceux qui ont pu assister au concert final donné par Guilhem Worms au terme de son parcours au CNSMDP connaissent son intérêt pour la musique traditionnelle, et c’est avec sobriété qu’il prête sa belle voix grave à cette étonnante Passion en dialecte des Abruzzes, entre autres. Pour deux morceaux anonymes, néanmoins, il a été fait appel à d’autres interprètes. Pour l’énergique Cicenerella mia, c’est le baryton Robin Summa qui est sollicité : en temps normal, Robin Summa n’est pas chanteur, mais sculpteur de masques napolitains ! Quant au Canto delle lavandaie, l’interview reproduite dans le livret d’accompagnement nous explique pourquoi c’est Camille Delaforge en personne qui le chante. Parce que ce que lui proposait Anna Reinhold lui semblait trop lisse, trop policé, pour le chant des lavandières du Vomero, quartier central de Naples, la cheffe lui a montré ce qu’elle attendait, dans un style plus proche de la susmentionnée Giovanna Marini, et cette version a semblé si convaincante qu’elle a été conservée pour le disque.
Du côté de la musique savante, on rencontre des noms allant du très méconnu au très connu. Signalons d’abord une vraie curiosité, la seule à se rattacher au registre profane dans ce groupe : le texte du Lamento della ninfa de Monteverdi transformé par Antonio Brunelli en chanson guillerette, neuf couplets qui se terminent tous par le refrain « Miserella ahi più no no / Tanto gel soffrir non può », sur un rythme bondissant qui nous emmènent à cent lieues des bergers affligés. Tout le reste relève de la musique sacrée, registre dans lequel s’exprimait évidemment Isabella Leonarda, mère supérieure du couvent des Ursulines de Novare. Le disque s’ouvre ainsi sur un superbe Stabat Mater d’un Romain dont le nom (Sances, c’est-à-dire Sanchez) laisse deviner les origines espagnoles. Anna Reinhold y fait valoir un timbre séduisant que l’on regrette de ne pas entendre plus souvent dans les théâtres.
Depuis quelques années, Francesco Cavalli commence à retrouver le chemin des scènes, à défaut d’y occuper une place comparable à celle qui fut la sienne en son temps. Le versant religieux de son œuvre est ici illustré par un « O quam suavis », sept brefs vers latins que l’accumulation de vocalises parvient à étirer sur plus de cinq minutes et que Guilhem Worms aborde avec une belle aisance dans la virtuosité. La Canzonetta de Tarquinio Merula est une curieuse berceuse que la Vierge chante pour son fils, dans les mêmes termes qu’une femme du peuple utiliseraient pour endormir son bébé, mais avec cette prescience des souffrances à venir pour le bambino Jésus : « ne vagis pas, lui dit-elle littéralement, car viendra un jour le temps viendra où il faudra vagir ». Et le disque se termine comme sur la pointe des pieds, avec cette invitation au sommeil.