Albéric Magnard.
Guercoeur.

Textes et articles de Iseult Andreani, Nicolas Boiffin, Albéric Magnard, Gérard Condé, Charlotte Segonzac, Claire Paolacci, Gilles Saint-Arroman, Etienne de la Boétie, Marianne Massin, Didier van Moere, Aurianne Bec,

Avant-Scène Opéra, n° 339. 132 pages, 28 euros. ISBN : 978–2‑84385–441‑5

Parution de L’Avant-Scène Opéra n° 339 (mars-avril 2024) consacré à Guercoeur d'Albéric Magnard

Non, le répertoire n’est pas épuisé, et il y a encore bien des œuvres que peut accueillir L’Avant-Scène Opéra. La preuve avec ce nouveau numéro, consacré au rarissime Guercœur, grâce auquel Albéric Magnard (1865–1914) vient se glisser entre Lully et Martinu dans la liste des numéros de l’ASO. Un volume courageux, dont on espère qu’il donnera à d’autres le courage de monter un titre trop longtemps dédaigné.

Puisqu’Albéric Magnard fait son entrée dans L’Avant-Scène Opéra, tout semble désormais permis, ou presque : comment ne pas entonner le cri ultime, « Espoir ! » qui conclut Guercœur, quand c’est à cette œuvre qu’est consacré le numéro 339 de la revue ? Certes, cet opéra sera à l’affiche à l’Opéra du Rhin à partir du 28 avril, et c’est en soi un événement, on y reviendra, mais L’Avant-Scène Opéra se montre admirablement téméraire en proposant ce titre plutôt que Bérénice, troisième et dernier des opéras de Magnard, qu’on a pu voir à Tours en 2014 et à Marseille en 2001 et qui est donc presque « connue » par rapport à Guercœur, à défaut d’être véritablement « populaire ».

Néanmoins, Guercœur revient de très loin, et si l’on parlait plus haut d’événement à propos des représentations strasbourgeoises et mulhousiennes, c’est que cet opéra n’a plus jamais été donné en France depuis sa très posthume et tardive création à Paris en 1931. Le Palais Garnier en donna neuf représentations entre avril et juin, puis trois en février-mars 1933. Et depuis, plus rien. Plus la moindre tentative de production scénique. Un grand silence, à peine perturbé par l’enregistrement d’extraits dirigés par Tony Aubin en 1951, un silence que seul Michel Plasson eut l’audace de rompre dans les années 1980, gravant les quatre symphonies entre 1983 et 1989, y intercalant en 1986 Guercœur, qu’il enregistra à Toulouse en 1986 et donna en concert Salle Pleyel en 1987. Après cette intégrale réunissant José Van Dam et Hildegard Behrens, il fallut encore attendre plus de trente ans pour qu’un théâtre se décide à monter l’œuvre. En France ? Certes non ! C’est en Allemagne, à Osnabrück, que Guercœur se vit offrir une nouvelle chance, en 2019. Cinq ans après, on va revoir Guercœur dans notre pays, mais tout près de l’Allemagne, même si c’est à plus de cinq cents kilomètres d’Osnabrück.

Il y a peut-être néanmoins une explication à cette longue indifférence. Suivant en cela l’exemple de Wagner, Magnard fut pour Guercœur son propre librettiste, comme il avait été pour Yolande (1892) et le serait ensuite pour Bérénice (1911). En quoi il se montrait aussi bon franckiste, comme son maître Vincent d’Indy, qui rédigea le « poème » de Fervaal, ou comme Ernest Chausson pour Le Roi Arthus. Et si Dukas, autre franckiste, ne fit pas forcément le bon choix en mettant en musique Ariane et Barbe-bleue de Maeterlinck, dont les mérites théâtraux restent discutables, Magnard conçut un drame assez problématique, une sorte de triptyque dont le centre, copieux, se déroule dans une ville du Moyen-Âge, mais dont les deux volets latéraux sont situés « au ciel » et font débattre le protagoniste avec des entités abstraites : Vérité, Beauté, Bonté et Souffrance. C’est, semble-t-il, la difficulté à porter cette œuvre à la scène qui en retarda longtemps la création. Le compositeur écrit son livret en 1894 et achève sa partition en 1901. Aucun théâtre ne s’y attaque du vivant de Magnard, mais lorsque celui-ci meurt en septembre 1914, tué par des soldats allemands auxquels il avait refusé l’accès à sa propriété, il devient un héros national. Il y a désormais urgence à représenter ses opéras, au même titre que le Goyescas de Granados : le compositeur espagnol ayant péri dans un paquebot torpillé par l’armée allemande, l’Opéra de Paris s’engage à donner cette œuvre (ce sera chose faite en décembre 1917, soit près de deux ans après sa création mondiale à New York). Et la direction d’annoncer en 1919 que Goyescas sera « bientôt suivi d’une autre œuvre, dont l’auteur fut lui aussi victime de la barbarie allemande : Guercœur, d’Albéric Magnard ».

Jacques Rouché désirait accueillir au Palais Garnier la création de Guercœur, mais il fallut d’abord que Joseph-Guy Ropartz, grand ami de Magnard, reconstitue la partition d’orchestre des premier et troisième acte, disparus dans l’incendie du domicile du compositeur. De retard en retard, c’est trente ans après l’achèvement de la partition que le public parisien peut enfin l’entendre, alors qu’elle appartient désormais à une esthétique résolument dépassée. En outre, Magnard s’est volontairement dépouillé de toutes les séductions harmoniques chères à ses contemporains, par une écriture orchestrale sobre, qui n’en exige pas moins des chanteurs rompus à l’éprouvant répertoire post-romantique. De la création en 1931, il ne resta apparemment aucune image, aucune photographie des artistes ou de la scène. Seuls souvenirs : le carton d’invitation dont le motif fut repris pour le boîtier du disque paru en 1986, et les esquisses d’André Boll pour les décors (pour des raisons d’économie, crise de 1929 oblige, les costumes avaient été empruntés à d’autres spectacles à l’atmosphère médiévale).

Fidèle à ses bonnes habitudes, L’Avant-Scène Opéra a commandé toute une série de textes qui devraient aider les spectateurs à se préparer avant de venir à l’Opéra du Rhin (ou avant d’assister à d’autres productions dont on peut espérer qu’elles succéderont à ce spectacle). Comme il se doit, le guide d’écoute confié à Nicolas Boiffin permet de ne rien perdre des différents motifs musicaux utilisés par Magnard. Toujours aussi irremplaçable dès qu’il s’agit de musique française de la fin du XIXe siècle, Gérard Condé retrace en quelques pages le parcours et la personnalité d’un compositeur dont même le visage est à peine connu grâce à quelques photographies d’une qualité toute relative. Claire Paolacci évoque les difficultés qui ont entouré la création longtemps différée à l’Opéra de Paris. Gilles Saint-Arroman pose l’inévitable question du wagnérisme de Magnard et de ses compatriotes entre la guerre de 1870 et celle de 1914. Marianne Massin aborde les terres philosophiques en proposant une lecture schopenhauerienne du livret, que prolongent quelques extraits d’un texte de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire. Dider van Moere se charge de la discographie, bien maigre on s’en doute, et Aurianne Bec de la rubrique « L’œuvre à l’affiche », à peine plus fournie. Un mot concernant l’iconographie judicieusement choisie : pour évoquer les abstractions que fait parler Magnard et la ville médiévale où il situe son deuxième acte, plusieurs images des fresques d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo pubblico de Sienne ; des portraits de chanteurs des années 1930 issues de la collection de notre confrère José Pons ; des photos de la production d’Osnabrück, bien sûr, puisque c’est la seule ; des gravures très sombres réalisées en 1940 par Misch Kohn, artiste américain passablement méconnu en France ; et enfin, plus inattendues encore, les images dessinées d’un court-métrage pas encore sorti, réalisé par Antoine Robert, qui évoquera les dernières heures de la vie d’Albéric Magnard et qui s’intitulera précisément Guercœur.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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