Faites vos jeux ! La vie musicale dans les casinos français (XIXe – XXe siècle),
sous la direction de Martin Guerpin et Etienne Jardin.
Coédition Actes Sud / Palazzetto Bru Zane. 560 pages, broché, 45 euros. ISBN 978–2‑330–18919‑8

Parution le 24 Avril 2024

Si Reynaldo Hahn donna la première de son opéra La Colombe de Bouddha au casino de Cannes en 1921, alors qu’il venait d’en devenir le directeur artistique, les casinos français ne furent pourtant pas, dans leur majorité, des lieux de création. Pourtant, la musique y était omniprésente et pratiquement permanente : musique d’ameublement, souvent, pour reprendre l’expression d’Erik Satie, musique de divertissement, mais aussi musique de qualité, quand de grands interprètes étaient sollicités. C’est à cette large palette de pratiques qu’est consacrée le livre Faites vos jeux !, reflet d’un colloque organisé en 2021 et invitation à découvrir le riche univers musical des casinos de France.

Ecrire l’histoire d’un pays, on le sait, ce n’est pas seulement énumérer les dirigeants qui l’ont gouverné ou relater les batailles et événements politiques ; c’est aussi s’intéresser à sa population, à la vie de ses habitants, parfois sous ses facettes les plus banales. De même, écrire l’histoire de la musique, ce n’est pas seulement inventorier les créations instrumentales et vocales qui ont marqué leur temps, suivre la naissance et l’évolution de telle ou telle école ; c’est aussi s’intéresser aux pratiques, à la réception, à la « consommation » de cette musique.

Ces dernières années, ce que l’on pourrait qualifier de sociologie historique de la musique a livré des travaux inspirants. Dans sa volonté d’explorer toute la diversité d’un répertoire en partie délaissé, celui du long XIXe siècle, le Palazzetto Bru Zane en a soutenu plusieurs : L’Eglise comme lieu de concert. Pratiques musicales et usage de l’espace (Paris 1830–1905) de Fanny Gribenski, paru en 2019, ou Exposer la musique. Le festival du Trocadéro, Paris 1878 d’Etienne Jardin, paru en 2022 (Ut pictura musica – Wanderer (wanderersite.com)).

. Si remarquables qu’ils soient, ces deux ouvrages s’exposaient néanmoins à un reproche : il n’y était question que de la capitale. Et même si l’on s’y penchait beaucoup sur le déroulement concret des concerts, il y était encore fortement question d’œuvres ayant reçu leur première interprétation dans des lieux spécifiques, et donc du travail des compositeurs en relation avec ces espaces particuliers.

Rien de tel cette fois. Faites vos jeux ! prend en considération l’ensemble du territoire français à l’exclusion de Paris, et s’il y est fait mention de créations, c’est très incidemment. Coordonné par le susnommé Etienne Jardin, directeur de la recherche et des publications du PBZ – Centre de musique romantique française, et par Martin Guerpin, musicologue spécialiste des musiques populaires, ce volume collectif se focalise sur des lieux de musique pas comme les autres, où l’on jouait beaucoup de partitions mais où on les écoutait d’une oreille pas toujours très attentive. En effet, les casinos n’étaient pas uniquement des lieux de perdition où se dilapidaient fortunes et héritages, comme dans Le Joueur de Dostoïevski… et Prokofiev, c’étaient aussi des endroits où l’on entendait de façon quasi permanente de la musique, celle-ci étant presque indissociablement liée aux salles de jeu.

Avant d’aborder la situation de la majorité, évoquons ici d’emblée deux exceptions miraculeuses, que le livre évoque sous l’angle organisationnel, puisque le contenu proprement artistique en a été maintes fois décrit ailleurs. Dans la sixième partie du volume, Apolline Gouzi rappelle que le si prestigieux festival d’Aix-en-Provence eut pour principal organisateur, de 1948 à 1973, le casino de ladite ville, avant d’être repris par la mairie. Dès la fin du XIXe siècle, Aix-en-Provence eut l’ambition devenir ville thermale ; elle ne le serait qu’en 1913, et son expansion dans ce rôle fut évidemment freinée par la Première Guerre mondiale, de sorte que le casino ne fut inauguré qu’en 1923. D’abord présenté comme « antidote du jeu », le festival était en réalité un « produit d’appel » permettant d’attirer de riches mélomanes dans les tables vertes, la bonne ville d’Aix s’offusquant de l’éventualité d’un festival pop susceptible d’attirer des « hippies malodorants ». Quant à Jean-Sébastien Noël, il s’attache au Festival international d’Art contemporain de Royan (1964–1977), créé par le regretté Claude Samuel dans le casino municipal bâti en 1961, et où s’écrivit « un certain récit de l’histoire de la musique nouvelle ».

Tout le reste du livre est bien davantage consacré à cette « mauvaise musique » que Poulenc qualifiait d’exquise ou d’adorable, et par laquelle même Proust se laissa séduire lors de ses séjours à Cabourg entre 1907 et 1913 (voir à ce propos le bel article de Cécile Leblanc, La Recherche étant aussi influencée par l’écoute distante d’arrangements wagnériens joués par une fanfare sous le kiosque que par les mélodies suaves choisies par l’orchestre du grand hôtel ou du casino reconstruit en 1909). Car à la grande époque des casinos, entre 1860 et 1940, avec un âge d’or vers 1890–1910, ces bâtiments emblématiques se situaient au cœur de tout un écosystème musical placé sous le signe du divertissement. Dans les stations balnéaires ou thermales, la nécessité d’amuser les curistes dès qu’ils s’étaient acquittés de leurs obligations médicales imposait l’organisation de concerts, de spectacles et de bals sur une base quotidienne. Tout casino se devait de proposer sous le même toit que ses salles de jeu au moins une salle de spectacle, parfois accompagnée d’un espace polyvalent se prêtant à divers usages généralement musicaux. Comme le présente très clairement Rémy Campos dans le premier article du volume, juste après les Préface et Introduction, la musique jouée dans les casinos et leurs environs – kiosque, passages couverts, rues… – induisait inévitablement différents « régimes d’audition ». Dans les espaces publics, en plein air, l’écoute était forcément distraite, et la musique n’était guère qu’un agréable fond sonore pour les conversations. Et même dans les lieux (plus ou moins) clos, l’existence de portes de communication donnant directement vers les salles de jeux permettait de passer librement d’un espace à l’autre, pratique favorisée par l’existence de promenoirs où le spectateur debout déambulait à sa guise (voir à ce propos l’article de Sandrine Dubouilh).

Comme le souligne Gilles Demonet, les casinos, soumis à une exigence de qualité artistique, étaient souvent l’auxiliaire de l’Etat et des collectivités locales en matière culturelle. De manière générale, il allait de soi, semble-t-il, que les spectacles musicaux dans les casinos créaient un cycle vertueux consistant à « compenser les pertes du théâtre par les bénéfices des jeux », comme l’expliquent Théophile Bonjour et Guillemette Prévot. La présence de plusieurs casinos dans une même ville correspondait aux différentes catégories de visiteurs, des plus huppés – les têtes couronnées fréquentant Aix-les-Bains, par exemple – au plus populaires, en passant par un public « familial » bourgeois.

Ne prétendant nullement à l’exhaustivité (les deuxième et troisième partie proposent quelques études de cas, fondées sur des lieux ou des personnalités), ce livre se présente plutôt comme un guide incitatif, pour encourager à l’avenir les chercheurs à dépouiller des fonds d’archives encore sous-exploités. Un hommage est rendu à Josette Alviset, qui fut largement responsable de la création du Centre d’études puis du Musée de l’Opéra de Vichy (article de Fabien Noble), et en présentant les « registres de paie » du casino de Cannes, Etienne Jardin montre bien quelles découvertes rend possible l’examen d’une documentation parfois surabondante. A condition d’être prêt à s’intéresser à cette « écoute autre » que favorisaient les temples du jeu à la Belle Epoque ou dans les Années Folles.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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