Paul Dukas (1865–1935)
Ariane et Barbe Bleue (1907)
Opéra en trois actes d'après un livret de Maurice Maeterlinck créé le 10 mai 1907 à l’Opéra-Comique

Stefano Poda : mise en scène, décors, costumes et lumières

Avec :

Sophie Koch : Ariane
Vincent Le Texier : Barbe-Bleue
Janina Baechle : La Nourrice
Eva Zaïcik : Sélysette
Marie-Laure Garnier : Ygraine
Andreea Soare : Mélisande
Erminie Blondel : Bellangère
Dominique Sanda : Alladine

Orchestre national du Capitole
Chœur du Capitole, direction : Alfonso Caiani
Pascal Rophé : direction musicale

14 avril 2019 au Théâtre National du Capitole

Aussi rare que fascinante, cette Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas réussit avec brio son entrée au répertoire du Théâtre du Capitole. Ce chef‑d’œuvre inexplicablement oublié trouve dans un cast et une direction remarquables deux avantages majeurs qui font de ce conte cruel un des opéras les plus fascinants.

Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas, c'est d'abord l'histoire d'un paradoxe – paradoxe d'une œuvre qui s'inscrit à la lisière d'un genre et d'une époque, tout en étant le pur produit de ce genre et de cette époque. Debussy ayant prouvé avec Pelléas et Mélisande qu'on pouvait écrire un opéra après Parsifal, Dukas représente d'une certaine manière, la tentative d'écrire un opéra après Pelléas. Vaincre le signe indien du wagnérisme ne suffisait pas à cet obstiné, il lui fallait encore prouver recourir lui aussi au français, et à cette langue si particulière de Maeterlinck, un alter ego de la prose épaisse de l'auteur du Ring et de Tristan.

Dukas est un intransigeant, un exigeant fanatique. Il n'hésitera pas à détruire nombre de partitions qui ne lui semblaient pas d'un assez bon niveau pour mériter une création. Son "conte musical", pour reprendre sa propre expression, est le résultat d'une longue gestation entre 1899 et 1906. L’ouvrage sera finalement créé le 10 mai 1907 sous la direction de François Ruhlmann dans ce même Opéra-Comique qui avait accueilli cinq ans plus tôt, la naissance du Pelléas de Debussy. Maeterlinck fait le choix – également paradoxal – de titrer sa pièce "Ariane et Barbe-Bleue, ou Le Refus de la délivrance". L'accent n'est pas mis sur Barbe Bleue, comme chez Perrault ou Balázs, mais sur ses cinq épouses. Refusant d'être libérées, elles s'opposent en quelque sort à la volonté de la nouvelle venue, Ariane, qui n'a de cesse de rechercher la lumière et l'air frais. Point d'apologie masochiste mais au contraire, l'illustration d'amour complexe qui oscille entre conte cruel et poème symboliste. L'amateur de Pelléas y gagne au passage un arrière-fond narratif inattendu en la présence de Mélisande, personnage qui réapparaît en sanglotant mystérieusement au bord d'une fontaine chez Debussy. Cette intrigue paradoxale sert de ferment à une action qui n'en est pas vraiment une ; une rêverie, dirait-on, qui tient à distance le réalisme cru sous une épaisse frondaison de notes et de lignes.

Dominique Sanda (Alladine) et Vincent Le Texier (Barbe-Bleue) 

Pour sa première saison à la tête du Théâtre du Capitole, Christophe Ghristi a fait le choix étonnant de monter deux Ariane, celle de Richard Strauss et celle de Paul Dukas. Si Michel Fau avait su donner à la première des airs étonnants de comédie burlesque, Stefano Poda s'est orienté pour la seconde, vers une scénographie plus sage et volontiers monumentale – à l'occasion de l'entrée au répertoire toulousain de ce chef d'œuvre de l'opéra français. Assez rare en France, Poda signe la mise en scène, les décors, les costumes et les lumières de cette production.  Cette appropriation dévorante se lit dans l'impressionnant décor qui occupe tout le fond de la scène – un décor dont l'aspect diaphane et immaculé semble rajouter une dimension de beauté qu'on dirait presque excessive, comme dans certaines productions de Bob Wilson. Cette présence écrasante d'un carré blanc parcouru de volées d'escaliers ponctuées de portes sombres, est soulignée par l'accumulation de corps entremêlés dans une blancheur qui tient à la fois du suaire doloriste et du spasme amoureux. Cette allusion inversée à la porte de l'Enfer de Rodin sert de fond expressif à cet opéra où l'étrange le dispute à la poésie. Jouant avec les codes du conte et l'extrême modernité de la langue, l'opéra a pour centre de gravité ce noyau littéraire qui fait officie de force d'attraction magnétique. L'extrême complexité et l'extrême ornementation du livret semble rivaliser avec un discours musical lui-même complexe et multiple. Dans l'écriture musicale d'Ariane et Barbe Bleue viennent se refléter et se diffracter, d'autres univers qui apparaissent non pas comme des citations mais comme des atmosphères. Certes, le thème de Mélisande surgit comme une incise et un clin d'œil debussyste au moment où apparaît le personnage éponyme. Pour le reste, c'est un continuum diapré et mobile, où se croisent parfois Wagner et Strauss. L'œuvre est aussi rare que difficile à interpréter. Il y faut un orchestre capable de maîtriser une hauteur d'âme proprement tristanienne, avec des ressacs à la lisière des deux mondes musicaux français et germaniques. Il y faut également des interprètes de tout premier plan, à commencer par cette Ariane, cousine d'une Mélisande qui regarderait vers Sieglinde. Ce personnage a des flammes dans la voix, du feu et des larmes, une ligne longue et souple, capable de creuser dans le grave et de s'élever dans l'aigu, jusqu'à percer les cimes. Une vocalité gothique dont les ogives seraient aussi terriblement terriennes dans cet afflux de rages contenues et l'autorité d'un personnage qui s'affirme devant son amoureux et geôlier. D'emblée, elle est souveraine et demande les clés ; ouvrir les portes est pour elle un jeu d'enfant et elle s'en amuse presque. Il suffit pour cela de s'adresser à la Nourrice, personnage éminemment straussien confié au registre sombre d'un contralto. Barbe Bleue est relégué dans le titre à la seconde position. Ce protagoniste ne se mêle étrangement qu'assez peu à l'action. Il apparaît menacé par les paysans et même ligoté et livré prisonnier par eux dans la seconde partie. Ce n'est pas le Barbe Bleue de Perrault mais peut-être une évolution du Barbe Bleue de Balázs, dont Maeterlinck aurait accentué la fragilité. Comme un Golaud qui aurait cédé à une Mélisande devenue égérie wagnérienne, il traîne sa rancœur et son impuissance.

 

L'ambiance éthérée du décor est rehaussée par le recours à de très impressionnistes écrans de gaze qui achève de plonger la scène dans une ambiance d'éteignoir. Là où Olivier Py et Pierre-André Weitz imaginaient en 2015 à l'Opéra du Rhin un univers noir charbon et des personnages féminins au féminisme fortement contrasté, Stefano Poda semble arrêter le temps et figer une action où se promènent des personnages à la présence fantomatique. Une gangue lumineuse extatique et molle joue avec le double mouvement avant-arrière du mur de fond et ce labyrinthe qui descend des cintres pour finir d'emprisonner les personnages. Des lignes lumineuses au sol dessinent ce labyrinthe, didactique allusion au mythe antique d'Ariane et son fil. L'espace central délimite l'espace du danger, le lieu où trône le Minotaure. Dans cet espace apparaît ce pauvre Barbe Bleue, affaissé sur lui-même et déjà las de ce qui va lui arriver, prisonnier d'une sorte de cabine téléphonique aux murs de verre. Les épouses errent autour comme des esprits au-delà du Léthé, vision quasi préraphaélite où seul un groupe de danseuses et figurantes, agitées de spasmes, offrent un contrepoint rythmique à des personnages-statues.

Dominique Sanda (Alladine), Sophie Koch (Ariane) et Vincent Le Texier (Barbe-Bleue)

Le basculement des deux parties est marqué par l'inversion des couleurs binaires noir et blanc, avec cette alternance entre les visages noirs et les fonds de robe en blanc. On notera au passage l'utilisation du procédé de doublure des personnages, à commencer par Ariane, avec la présence superlative (quoique muette) de la légendaire Dominique Sanda, égérie de Robert Bresson et Bernardo Bertolucci qui interprète le rôle muet et mystérieux d'Alladine. En rapprochant les deux personnages, Poda fait de cette femme venue du lointain Orient, une ombre portée d'Ariane et de son destin. La longue scène muette d'introduction la montre en train de chercher parmi un groupe de figurants masculins un Barbe Bleue qu'elle peine à reconnaître. Cette combinaison entre un rôle muet et la présence vocale débordante d'Ariane est particulièrement remarquable. Il vient répondre à l'effacement de Barbe bleue et donne une justification à la dissymétrie dramatique qui parcourt l'opéra.

 

Ce spectacle lent et beau a pour ainsi dire, les défauts de ses qualités. L'encombrant labyrinthe fait disparaître les personnages en les réduisant à l'état d'ombres vocales abstraites tandis qu'Ariane seule est visible, s'élevant au-dessus des autres épouses pour aller quérir la lumière à la fin de la première partie. Là où Maeterlinck joue sur la ligne étroite entre rêve et réalité, Dukas accentue le fait qu'on se souvient qu'un drame a eu lieu avant même que le rideau ne se lève – un drame qui remonte aux circonstance dans lesquelles les femmes ont rejoint la demeure de Barbe Bleue. Dans ce nuage de ouate, on sent que le danger menace de l'extérieur (les paysans, chantés par le chœur placé dans les balcons supérieurs) mais à l'intérieur, il n'y a rien d'autre que qu'un temps qui avance à la vitesse d'un liquide qui se répand lentement. Stefano Poda imagine des personnages comme des échos visibles et amoindris, du danger bien réel qui les menace menace depuis l'extérieur. La qualité de la direction d'acteur souligne cette palette de déplacements au ralenti et les différences de temps et de mouvements.

Sophie Koch (Ariane) et Janina Baechle (La Nourrice)

Dukas voulait pour son Ariane une voix qui rivalise avec la puissance de ce riche assemblage de notes avec des ambitus redoutables. Ce rôle écrasant fut créé par Georgette Leblanc, l’épouse de Maeterlinck, dont on n'ose imaginer qu'elle fut capable d'arriver à la hauteur du lyrisme intense de Sophie Koch cette après-midi. La mezzo réussit cette prise de rôle avec une maestria et une endurance fascinantes, faisant oublier la difficulté de l'écriture. La puissance de l'émission donne à la couleur une densité et une force remarquables qui imprime au personnage un caractère souverain et sensuel. À ses côtés, le rôle de la Nourrice est tenu par Janina Baechle, voix au caractère bien trempé, avec des qualités de narration et d'élan qui souligne la fonction de lien et de chœur tragique voulue par Maeterlinck. Vincent le Texier ne peut faire oublier le Golaud qui sommeille dans ce Barbe Bleue si attachant et presque sentimental dans la blessure qu'il affiche. La voix est ronde et ténébreuse, avec un grain vibré qui signe immédiatement la présence d'un grand interprète. Autre belle surprise de ce cast toulousain, la jeune mezzo-soprano française Eva Zaïcik qui offre à Sélysette les contours d'une petite Isolde. Son entrée en scène au début de la seconde partie est particulièrement spectaculaire et donne envie de l'entendre un jour en Mélisande. Ajoutons pour compléter ce cast remarquable, Marie-Laure Garnier (Ygraine), Andreea Soare (Mélisande) et Erminie Blondel (Bellangère) dont les qualités n'ont comme réserve que la modestie des interventions. Avec Pascal Rophé, le Capitole a fait le choix d'un chef qui ne sacrifie en rien l'extrême rigueur et précision de l'écriture de Dukas avec l'obligation de rendre à ce lyrisme une forme d'incandescence et de ferveur. L'Orchestre National du Capitole brille de mille feux, avec une petite harmonie et des cuivres qui disputent aux cordes le mérite d'une interprétation de tout premier plan.

 

à revoir en streaming sur culturebox :

https://www.france.tv/spectacles-et-culture/963573-ariane-et-barbe-bleue-de-paul-dukas-au-theatre-du-capitole.html

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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