Nous rappelons que ce Ring est à voir sur ARTEConcert jusqu’au 17/02/2023
https://www.arte.tv/fr/videos/110877–000‑A/richard-wagner-l-or-du-rhin/
Et pour ceux qui désirent comparer, le site de Deutsche Grammophon propose celui de Valentin Schwarz à Bayreuth 2022
Une approche générale qui tranche avec les dernières grandes mises en scène.
Entre le Ring de Valentin Schwarz à Bayreuth et celui de Tcherniakov à Berlin, il y a quelques cousinages parce que l’un comme l’autre représentent un saut dans une nouvelle manière de raconter cette histoire. Schwarz comme Tcherniakov décontextualisent en quelque sorte l’œuvre de Wagner en basculant dans un autre ordre… Sans forcément d'ailleurs verser dans la provocation. Leurs deux mises en scène sont moins acérées, moins "provocantes" que celle par exemple – et pas au hasard- de Franck Castorf (même si je n'aime pas ce terme accolé à une mise en scène notamment par ceux qui refusent l'idée même de mise en scène).
Ce qu ’il y a de neuf et peut-être d’historique dans leur approche, c’est qu’ils glissent une autre histoire dans celle du Ring, une autre histoire qui jette évidemment un éclairage très différent sur la trame wagnérienne, en installant une dialectique éloignement/fidélité qui montre d’ailleurs que la dramaturgie de l’œuvre de Wagner, aussi essorée soit-elle, continue de résister et continue de livrer encore de nouvelles perspectives. Chez l’un c’est une histoire de série TV sur le thème de la succession et de l’héritage, chez l’autre, c’est une vaste expérience scientifique qui consiste à créer un homme nouveau. Et toutes deux ont à voir avec le Ring de Wagner, inépuisable source d’inspiration et de vérités sur notre monde…
Les deux projets en effet évacuent (et plus encore Tcherniakov) ce qui a fait le caractère spécifique de l’œuvre depuis sa création, les aspects mythologiques et légendaires, le caractère épique de bonne part de cette histoire, la fresque grandiose et apocalyptique pour se focaliser sur les drames de l’individu dans un milieu clos. C’est la raison pour laquelle on peut parler de basculement .
Depuis la création de l’œuvre, d’une manière ou d’une autre, l’épique et le mythologique sont présents, depuis les casques ailés, les épées, les lances, les rochers monumentaux, comme on le voit dans les visions d’avant la deuxième guerre mondiale, Wieland et Wolfgang Wagner ayant encore renforcé, l’idée d’un monde abstrait, lointain, de personnages inaccessibles vivant des aventures sur-humaines. Ces caractères n’ont pas disparu des mises en scènes post-wielandiennes, à commencer par celle de Chéreau, qui a réussi à humaniser les personnages tout en gardant une imagerie éminemment épique (il suffit de penser au rocher, de Brünnhilde, et au final de Walküre dont l’image est encore dans toutes les mémoires et tous les livres, mais aussi, c’est un autre exemple, de la forêt mystérieuse et brumeuse du lever de rideau de l’acte II de Siegfried. Il y avait de l’intime et du grandiose chez Chéreau et certaines données « traditionnelles » du Ring se retrouvaient quasiment intactes. Et c’est le cas de toutes les très grandes mises en scène depuis Chéreau, chez Kupfer en plus abstrait, mais gardant à l’épopée son imagerie évocatoire (les lasers !), chez Kirchner et Rosalie, pour qui l’imagerie ouvrait sur un imaginaire plus plastique gardant au récit ses caractères mythologiques et épiques, chez Tankred Dorst aussi, plus maladroitement, et naturellement chez Andreas Kriegenburg à Munich, dont l’idée était de renforcer l’imagerie épique et poétique du prologue et des deux premières journées, pour proposer une vision en rupture, mais toujours grandiose et ouverte dans Götterdämmerung (pensons à la disposition du chœur du deuxième acte). Quant à Castorf, il substitue une mythologie à une autre, celle qui selon lui fonde le monde d’aujourd’hui, avec toutes ses icônes, et ce maître du théâtre épique livre une fresque grandiose qui explose les lieux et les époques, multiplie les références, allant aux confins du concret et de l’abstrait, avec des images qui elles aussi marqueront les esprits comme le gigantesque Mount Rushmore qui explosait la hauteur de la scène de Bayreuth.
Avec Schwarz et Tcherniakov, l’épique disparaît (pas tout à fait encore chez Schwarz, plus hésitant et plus esclave de la dramaturgie wagnérienne qu’il n’arrive pas à maîtriser au fur et à mesure que l’histoire avance).
Tcherniakov en revanche y réussit pleinement, construisant son Ring sans jamais trahir les intentions du livret dans un espace clos connu dans son ensemble ou à peu près dès Rheingold.
Dans les différents Ring épiques dont il a été question, les ambiances changent, les lieux nouveaux émergent, pas chez Tcherniakov, qui nous présente tous les espaces dans Rheingold et quelques éléments supplémentaires dans Walküre, pour ne plus varier par la suite.
En effet, l’univers de ce Ring est un centre fermé, un centre de recherches (Forschungszentrum), le Experimental Scientific Center for Human Evolution dont l’acronyme est E.S.C.H.E. Or, tout wagnéiren scrupuleux sait que Die Esche, en Allemand, c’est le Frêne, l’arbre préféré de Wotan, frêne du monde dont il arrache un rameau pour en faire sa lance et sur laquelle sont inscrits les runes, les fameuses règles qu’il crée et qu’il doit respecter, ainsi que l’arbre dans lequel il enfonce l’épée pour Siegmund. D’ailleurs, dans une sorte de salle-symbole, salle d’apparat où se déroule le final de Rheingold, trône un frêne feuillu, qui doit être l'emblème de ce centre d’où tout part.
Un plan de ce centre, qui ressemble quelque peu à ces plans de Palais antiques ou même celui d'un Palais idéal, complexe et labyrinthique, est projeté avant chaque représentation et les spectateurs l’ont sous les yeux en s’installant, manière de dire qu’on n’en bouge pas. Le E.S.C.H.E est un monde en soi, c’est évidemment une métaphore du monde.
Et ce monde est soumis au temps. Les héros vieillissent, ils évoluent physiquement, c’est le cas de Wotan, le directeur du centre et promoteur du projet.
Ce Ring est un parcours temporel qui va couvrir deux générations qui correspondent aux efforts de Wotan pour créer cet homme nouveau et libre qu’il rêve de créer : on est donc dans Rheingold au seuil des années 1970 et peu à peu on avance dans le temps jusqu’à ce que la dernière image du Götterdämmerung soit exactement notre contemporaine.
Ce que Dmitry Tcherniakov réussit à montrer c'est l’histoire d’une chute qui commence bien avant Götterdämmerung , dès Rheingold et surtout, conformément au livret, dès le deuxième acte de Walküre.
Wotan obsédé par sa recherche va user de cobayes qui ont pour nom Alberich Siegmund, Sieglinde ou Brünnhilde. Alberich, soumis à une expérience dans Rheingold échappe aux expérimentateurs comme la créature échappe à Frankenstein, et tous les autres échouent. Au moment où commence Siegfried Wotan a déjà tout perdu et n’a pratiquement plus la main.
On retrouve donc cet élément central du Ring wagnérien qui est l’exercice du pouvoir mais cette fois métaphorisé par la recherche scientifique. Or on sait que la science a servi (et peut-être sert encore) des projets singuliers, notamment dans les régimes totalitaires qui ont depuis longtemps fait des expériences sur les cobayes humains : inutile de revenir sur le nazisme mais on se souvient aussi des produits que les sportifs d’URSS ou d’Allemagne de l’Est par exemple prenaient pour vaincre dans les compétitions sportives et ainsi prouver que le système communiste était supérieur au système capitaliste. Tcherniakov est russe et les références à un certain cinéma soviétique des années 1960–1970 dans Rheingold ne sauraient être le fait du hasard.
L’utopie (qui devient vite une dystopie) de créer un homme nouveau fait partie des rêves totalitaires, qu’ils soient nazis ou soviétiques. Si, à la différence des autres Ring celui-ci est débarrassé des oripeaux épiques, ce travail reste conformément au projet wagnérien, profondément politique. Et le projet de Wotan, a priori humaniste (créer un homme neuf, capable d’aimer) s’écrase contre la réalité : à la fin de Die Walküre, il abandonne à son sort, dans un désespoir totalement déchirant, Brünnhilde laissée seule hors du centre et hors du monde. Wotan a aussi échoué dans son projet d’amour, lui qui n’a guère que ce mot à la bouche dans Die Walküre..
Ainsi, pour conclure ce long préambule, les mises en scène de Valentin Schwarz à Bayreuth, avec des faiblesses et beaucoup de zones blanches, et celle de Tcherniakov, bien plus maîtrisée posent un regard sur notre monde contemporain sous deux prismes différents.
Dans les deux cas, les dieux sont des hommes, qui ont conquis le pouvoir par l’industrie ou la tradition familiale chez l’un, par la science chez l’autre. Chez Schwarz, la question de la succession et de l’héritage dans les « grandes familles » est un des fondamentaux de la société capitaliste, où les héritiers se donnent seulement la peine de naître comme dirait Figaro.
Du côté de Tcherniakov, la question posée de la valeur de la science, de ses excès, de la manière de conduire des expériences à la Docteur Folamour (Le film date de 1964, dans les années où Rheingold est censé se passer) est au centre de la question éthique aujourd’hui, et c’est aussi une question éminemment politique que la confiance aveugle dans une science d’où on peut faire naître la monstruosité par manipulation génétique.
Ainsi, chacune des mises en scènes dans son ordre pose des questions fondamentales dans notre regard sur le monde, à la manière de Wagner quand il pensait à son poème, en révolutionnaire ami de Bakounine.
Et l’or ?
Des deux côtés, l’or a une valeur relative, chez l’un il n’est plus nécessaire, la famille est richissime et a tous les pouvoirs, chez l’autre, il est juste décoratif (l’anneau est un objet au total assez neutre) et a déjà servi a construire le centre. C’est pourquoi chez l’un comme chez l’autre, l’or a déjà détruit l‘amour.
Au seuil de Siegfried, non seulement Wotan n’a plus la main (c’est Brünnhilde qui a eu l’idée de se faire réveiller par Siegfried et l’a glissée à Wotan, et ce dernier a vieilli, bien vieilli, comme tous dans ce Ring où le temps accomplit son office inexorable. La dernière expérience de Wotan commence.
Acte I
Deuxième journée et deuxième génération des héros suscités par Wotan. Moins proches comme en témoigne l’absence de touffe de cheveux blancs dans la coiffure de Siegfried alors qu’elle existe dans celle de Siegmund. Trace importante de filiation puisque Wotan dans Rheingold porte une longue mèche de cheveux blancs devenue simple touffe chez son fils Siegmund et disparue chez le petit fils Siegfried, et donc en quelque sorte signe d’éloignement des liens.
Autres signes d’une évolution : alors que le centre de recherches bruissait d’activité et grouillait de personnages dans Rheingold il est devenu à peu près désert dans Siegfried et les lieux ( toujours les mêmes) ne semblent plus habités au sens propre comme au sens figuré.
Quelque chose est cassé. Comme si on n’y croyait plus.
Le temps et la désillusion font leurs œuvres dans ce long crépuscule qui (nous l’avons dit) a pris naissance dès le deuxième acte de Die Walküre scandé par le fameux Das Ende, das Ende (la fin, la fin).
Le décor du premier acte est l’appartement « témoin » qui a abrité Hunding, Sieglinde et Siegmund au premier acte de Die Walküre.
L’idée que Mime s’est installé là où vivait Sieglinde n’est pas neuve. C’est aussi l’idée de Valentin Schwarz, et c’est aussi celle de Chéreau et d’autres. Mais cette fois-ci ce n’est pas un choix supposé du nain. On installe pour « l’expérience Siegfried » les deux personnages dans l’appartement expérimental où l’on a mis les autres personnages de l’épisode précédent et qui servira de même à l’épisode suivant (Götterdämmerung). La structure complètement transparente de cet appartement rappelle les appartements de téléréalité à la Loft Story ou Big Brother, que l’on peut observer à loisir derrière une vitre sans tain.La roue tourne mais rien ne semble changer.
Et pourtant tout a changé à commencer par Wotan devenu un vieillard chenu.
En ce début d’acte une vidéo fixe le cadre et annonce la suite. Elle représente Siegfried frêle enfant un peu malheureux (du moins est-ce l’impression qu’il dégage) au milieu d’un jeu de Lego géant qu’il construit et puis détruit puis le rideau se lève sur les Nornes qui dans cette mise en scène sont présentes depuis Rheingold (elles suivent le destin inexorable qui mène à la chute) et qui contrôlent les papiers qui traînent sur le bureau qu’on suppose être de Wotan, pendant qu’on arrière-plan on voit à travers la vitre « l’appartement témoin » et Mime qui erre. Le décor installé sur une tournette pivote et l’appartement que l’on connaît depuis Walküre a un peu évolué en fonction des nouveaux occupants. Dans ce centre de recherches, on place les cobayes dans des structures ad-hoc (l’appartement), en aménageant en fonction du scénario qu’on veut s’y faire dérouler un contexte différent. À jardin une chambre d’enfant avec les jouets où l’on reconnaît depuis la vidéo initiale, les Lego géants et des jouets, c’est l’espace supposé de Siegfried, au centre Mime est installé sur un bureau et à cour la cuisine qui n’a pas évolué depuis le premier acte de l’épisode précédent.
Mime est en train de contrôler l’histoire sur un livret comme s’il contrôlait le déroulé du scénario prévu en essayant de résoudre nerveusement un problème sans y arriver. En lieu et place des coups légers sur l’enclume, il frappe convulsivement sur une soucoupe puis sur des casseroles ou de la vaisselle qui sèche dans la cuisine : on se croirait dans Experimentum Mundi de Giorgio Battistelli où les objets du quotidien servent à faire de la musique. Le personnage de Mime a lui aussi vieilli et tourne en rond, pétri de doute.
Conformément à la tradition Siegfried entre en scène en agressant Mime, mais pas avec un ours : c’est lui qui est déguisé en ours avec un semblant de lance et revêtu d’un masque de Wotan vieilli que l’on reconnaît à sa mèche blanche dans des cheveux désormais très grisonnants. En passant sa lance au travers des manches de Mime, il semble le bousculer, le dominer, le crucifier. C’est, on va le voir, une préfiguration en version cauchemar de la scène Mime/Wanderer. Puis Siegfried se débarrasse de son habit d’ours wotanien et apparaît dans son costume qui sera celui de toute la représentation un survêtement bleu, de ce bleu un peu soutenu assez laid que l’on a déjà vu sur le tailleur d'Erda dans Rheingold. Certains y ont vu aussi une allusion aux survêtements des sportifs soviétiques ou plus récemment, russes. Pourquoi pas ? Tcherniakov a semé quelques signes dans ce sens, y compris dans Götterdämmerung. Siegfried endosse en tous cas un vêtement qu’on demande dans certains examens médicaux (épreuve d’effort etc…) et il est littéralement « en observation ». En tombant le masque et laissant son costume, il apparaît en jeune homme sans mèche blanche comme déjà précisé comme si il était totalement séparé de sa filiation divine.
L’épée que Mime a forgée n’est qu’un jouet de plastique sorti de la chambre à jouets dont la fonction apparaîtra plus clairement en fin d’acte. Cela rejoint un peu la même scène chez Valentin Schwarz puisque Mime avait fait de toute l’habitation une vaste chambre d’enfants avec marionnettes et poupées. Comme on le voit dans ce début d’acte tout l’arrière-plan des représentations traditionnelles est présent, et en même temps tout est détourné : le spectateur s’y reconnaît mais tout se meut dans une sorte de jeu où l’on joue à la Tétralogie.
Un des éléments de ce jeu est le personnage de Siegfried en survêtement comme dans un camp d’entraînement où il serait sujet d’expérience mais au départ dans son traitement reste assez conforme à la tradition, mais il découvre ou fait semblant de découvrir le contexte dans lequel il évolue. À commencer par le miroir du fond dans lequel se reflète l’appartement mais dans lequel il soupçonne ou devine d’être observé puisqu’il essaie de voir à travers . Puis apparaîtra derrière la vitre Wotan qui observe la scène. Siegfried le voit immédiatement et se saisit du masque qu’il endossait à son entrée en scène. Il voit au travers du miroir la même figure en un jeu en abyme mais rappelle en même temps que tout est manipulation de Wotan. Reste à savoir comment Siegfried accueille la manipulation ou même s’il en a cure. Une fois de plus la créature échappera à son créateur.
Au contraire de ses parents qui se sont reconnus par le souvenir, par la mémoire de leur histoire commune, par l’évocation de leur père Wälse, en autant de petits cailloux semés par Wotan lui-même – comme Fricka le lui reproche amèrement dans Walküre – Siegfried ne sait d’où il vient et apprend tout soit de la nature qu’il observe soit de ce que Mime veut bien lui dire.
Même si ce dernier lui dit enfin qui sont ses parents et lui donne la preuve attendue à savoir les restes de l’épée Notung, il continue d’ignorer et continuera d’ignorer sa parenté avec Wotan.
À peine disparaît-il dans la forêt que Wotan apparaît, vieilli et marchant péniblement avec une canne. Le temps a passé mais visiblement pas l’espoir, le fol espoir…
Dans la scène centrale de l’acte celle des questions et des devinettes entre le Wanderer et Mime, Tcherniakov montre tout ce qu’on peut appeler son art de la mise en scène. D’abord il y a dans cet acte des moments évidents de comédie ce qui signifie à la fois précision du geste, précision du mouvement et diction impeccable : tout est au rendez-vous.
Beaucoup ont parlé de dérision sur cette mise en scène comme si c’en était le caractère principal et pourtant, le dérisoire n’est pas vraiment le caractère marquant de ce travail.
Certes, il y a dans ce moment de rencontre entre le dieu et le nain des moments de dérision évidents mais qui viennent de Wagner lui-même et sont une illustration parfaite de la situation dans laquelle se trouvent les deux protagonistes.
Nous avons vu par exemple qu’au début de l’acte Siegfried arrive revêtu du masque de Wotan. Sans doute était-ce un des jouets mis à sa disposition par Mime, un jouet didactique en quelque sorte et lorsque ce dernier reconnaît Wotan dans le Wanderer, il s’empresse de dissimuler le masque dans la chambre à jouets. Mais Wotan le remarque et lorsqu’il se révèle et essaie de montrer la puissance du divin à la troisième réponse qu'il donne au nain (Die Götter) il brandit le masque et un semblant de lance. Pour affirmer sa puissance il brandit en fait des oripeaux, des jouets qui ont dans tout l’acte une fonction essentielle… Ce geste de Wotan affiche simplement sa situation réelle de Dieu sur le chemin de la déchéance
La scène d’ailleurs n’est pas dépourvue d’humour et dès le début : au moment où Siegfried sort, et que Mime reste seul avec l’ordre de forger Notung, il sait que c’est impossible, alors au lieu de s’exécuter, il prépare le canapé-lit (il couche dans le canapé et a souligné qu’il avait laissé son lit à Siegfried) avec draps et couette. Wotan le réveille brutalement et pour Mime le cauchemar se poursuit… pas un moment de répit…
Autre petite scène désopilante, autres petits détails lorsque Mime offre du thé en ayant pris soin de débarrasser la table et notamment le livret du scénario qu’il lisait avec tant d’attention au début de l’acte et que Wotan lorgne avec insistance. Il couvre la table d’une nappe, en hôte parfait et offre à Wotan le précieux liquide issu d’un thermos en lui versant abondamment du sucre, rappelant ainsi un des motifs insistants de la mise en scène de Valentin Schwarz à Bayreuth.
Wotan arrête le geste excessif de Mime et se sert au thermos mais visiblement le liquide est fétide donc il n’en boit pas pendant que l’autre en boit abondamment. Wotan rejoint Siegfried dans son dégoût de ce qu’offre Mime. Wotan dans son élan final se laisse d’ailleurs de nouveau tenter par la boisson mais y renonce et repose la tasse.
Ce sont des petits moments, de petits gestes qui sont loin être inutiles ou anecdotiques et éclairent la psychologie des personnages ou les situations. Rarement on a vu une mise en scène d’une telle précision où le moindre geste est millimétré et surtout psychologiquement justifié. Du grand, de l’immense théâtre.
D’autres gestes ont ce double sens que nous évoquons plus haut, comme Wotan qui en interrogeant Mime ramasse la peau d’ours du début de l’acte et s'en couvre comme s’il avait froid, comme s’il fallait rappeler qu’il n’avait plus l’âge ni la puissance, mais revêtant le déguisement initial de Siegfried, il confirme le petit caillou placé en début d’acte, montrant en quelque sorte que tout le scénario est écrit et qu'il devient ce que Siegfried figurait…
Le Wanderer, toujours lui, menace non pas de sa lance mais du bâton qu’il a trouvé sur place et qui est celui que brandissait Siegfried au début de l’acte. De ce bâton il menace Mime fait mine de l’embrocher dans une scène de domination à la fois sadique et dérisoire.
Dans un tel contexte on se demande comment va être forgée Notung.
Là aussi on va jouer à la Tétralogie. Siegfried va brûler ses jouets, va détruire pratiquement tous les meubles et les signes de son enfance avec un maillet et tout le chant de la forge devient comme une sorte de chant de libération de ce passé préfabriqué par Mime qu’il refuse. Le héros libre se libère… Comme un jeune taureau sauvage entré dans l'arène. Point besoin de Notung qu’on ne voit qu’en morceaux et qui ne sera brandie qu'à l'acte II. Siegfried conquiert un avenir à défaut d’acoir accepté son passé et cet avenir se scelle sur la dernière image où derrière la vitre sans tain le Wanderer apparaît qui observe la scène. Siegfried le regarde à la fois étonné, incrédule mais en même temps le défiant quelque peu, d'une manière qui signifie : "tu as vu ce dont je suis capable". Ce Siegfried qui s’est libéré du passé, qui se lance à la conquête de son futur ne dépend plus de personne. Encore une fois le Dieu qui l’observe est vaincu.
Acte 2
L'acte II se présente comme une expérience en six phases qui vont être décrites sur des écrans de contrôle suspendus dans diverses parties du décor.
Le décor reprend des espaces déjà connus mais ici complètement déserts. L’ensemble est installé sur une tournette qui en fait une sorte de labyrinthe dans lequel circulent les personnages isolés comme si ce centre était déserté par tout son personnel, mais aussi comme si l'ensemble des personnages tournait en rond, repassant dans les mêmes espaces sans arriver à en sortir, ni aller de l'avant, métaphores de leurs obsessions… Et si Wotan avait conçu cette expérience dans le plus grand secret et donc éloigné tout le personnel des espaces réservés à son exécution ? Des couloirs vides, des salles débarrassées de leurs meubles et un décor qui ne cesse de tourner sur lui-même comme image du mental des personnages qui le hantent… En même temps Tcherniakov en fait un exposé de données de situation que nous avions déjà soupçonnées au premier acte : c’est en quelque sorte la conjuration des vieux contre la jeunesse représentée par Siegfried, des anciens qui continuent à s’obstiner et caresser leurs espoirs fous.
La deuxième observation est que ce centre de recherches est vraiment un monde complet non seulement avec ses personnages principaux comme le Wanderer (Wotan) mais ceux que l’on a vus notamment dans le prologue (Das Rheingold) qui ont disparu sans doute dans des parties reculées du centre, dans les dessous comme Alberich. Mime, sans doute l’un des cobayes gardés au chaud, est réapparu au premier acte. Alberich ressurgit au deuxième acte ainsi que Fafner, chacun dans des situations très différentes de ce qu’ils étaient dans Rheingold et tout montre que le centre de recherches ne perd rien, l’étage réservé aux cobayes entrevu dans Rheingold et Walküre (des cages à lapins à l’infini) montre qu’au-delà des lapins, on doit conserver bien autre chose..
Et ce E.S.C.H.E est un centre de conservation non pas d’espèces disparues mais de spécimens d’humanité qui vont pouvoir servir ou resservir autant que de besoin.
C’est l’idée de cobaye humain, typique d’Etats totalitaires qui est ici mise en exergue.
Si Siegfried est l’objet de l’expérience au centre de cet acte, les autres personnages sont soit des observateurs (Le Wanderer, Alberich), des techniciens (L’Oiseau-assistante ou les gardiens de Fafner) et ce que j’appelle les « catalyseurs chimiques » que sont Fafner (surtout) et Mime qui vont orienter les résultats de l’expérience en cours qui consiste à vérifier si Siegfried est bien the right man on the right place.
La première scène est sans doute en soi l’une des plus désopilantes de la représentation. Alberich apparaît vieilli, ne pouvant se déplacer sans déambulateur et tenant fermement dans la main un porte-documents. De plus , le timbre un peu voilé de Johannes Martin Kränzle convient idéalement à ce rôle de vieillard, et le chanteur rend sa voix quelquefois légèrement chevrotante et cherche à l’éclaircir grâce à un pulvérisateur buccal qu’il sort de temps à autre de sa poche et dont Wotan va l’asperger en le lui arrachant par un jeu de vieux gamin espiègle.
La composition du personnage est absolument stupéfiante et confirme si besoin était les qualités d’acteur exceptionnelles de Kränzle.
Il rôde à l’affût de cette expérience qui selon l’écran de contrôle doit commencer dans 30 minutes c’est-à-dire le temps qui sépare à peu près le début de l’acte du début des Murmures de la forêt.Cette première scène est donc une sorte d’exposé préparatoire où l’on retrouve les deux « meilleurs ennemis » Wotan et Alberich , qui sont vus dans un état de délabrement comparable : des vieillards chenus qui gardent leurs rêves et leurs espoirs auxquels ils semblent être les seuls à croire et dans lesquels ils investissent leurs dernières forces
Évidemment l’effet comique est garanti, montrant ces deux personnages qui se combattent sur la possession de l’Anneau et la maîtrise du monde l’un courbé sur sa canne et l’autre en équilibre instable, appuyé sur son déambulateur.
Tcherniakov va plus loin comme dans d’autres mises en scène (on pense à Valentin Schwarz récemment mais on peut penser aussi et surtout à Chéreau qui fut le premier à montrer la « fraternité » d’intérêt d’Albérich et de Wotan on les habillant de la même manière et en en faisant une sorte de double l’un de l’autre dans la nuit brumeuse de la forêt. Tcherniakov rend ces deux personnages théoriquement ennemis d’une certaine manière solidaires : dans ses mouvements désordonnés Alberich s’est écroulé, coincé dans son déambulateur et Wotan l’aide à se relever presque affectueusement ou bien il lui ramasse son porte-documents, qui contient des traces d’une vie marquée par une seule obsession, puisqu‘en rappelant à Wotan qu’il a été volé et spolié de son bien (L’or, qu’il a payé en renonçant à l’amour) il sort des monceaux de papiers qu’il éparpille, de vieux contrats comme quelqu’un qui accumule maladivement les preuves de son bon droit.
Ce combat des chefs se ressent évidemment comme un combat déjà perdu d’avance : personne ne peut croire en voyant ces deux personnages que l’un ou l’autre va pouvoir devenir maître du monde, même si Alberich annonce déjà de manière prémonitoire qu’il sera le dernier des survivants à la fin de la troisième journée et que encore vieilli, ilcontinuera à ronger son os.
L’autre scène désopilante est celle qui oppose les deux frères Alberich et Mime (pendant que Siegfried est en train d’explorer le trésor de Fafner) dont le sujet est à peu près le même que celui qui vous opposait Wotan et Alberich, à savoir la possession de l’Or, de l’Anneau et du heaume et qui se finit en bataille de chiffonniers à coup de porte-documents et de sac plastique contenant le thermos plein du poison destiné à Siegfried. On rit de la de la déchéance qui s’affiche : ceux qui surveillent le jeune Siegfried semblent décidément mal partis.
Mais c’est évidemment le moment de l’expérience annoncée qui est centrale parce que le spectateur se demande comment la mise en scène, vidée de tout son côté épique et mythologique va représenter le dragon. C’était déjà la même question qui se posait dans la mise en scène de Schwarz à Bayreuth.
On se doute bien que le dragon ne sera pas un dragon, mais quelle idée sortira de la mise en scène ?
L’expérience est donc divisée en six phases affichées sur les écrans de contrôle quand Siegfried entre dans l’espace expérimental dont il est le sujet.
On part de la phase 1 Détente et murmures de la forêt en passant par toutes les phases de préparation du personnage avant d’affronter Fafner. C’est une manière de diviser le mouvement de la scène en différents moments (les « phases » qui affichent une prétendue démarche scientifique. La phase 2 immersion dans la méditation couvre essentiellement le moment où Siegfried pense à ses origines, son père et sa mère.
La phase 3 recherche d’une aide intérieure correspond à l’apparition de l’oiseau manipulé par une expérimentatrice qui le téléguide à distance.
On peut se demander pourquoi une « aide intérieure » ? En réalité un des points expérimentés dans ce centre est la puissance du mental. C’était déjà le thème de l’expérience qui avait commencé dans Rheingold avec Alberich enfermé dans un laboratoire au doux nom de Stress Labor censé tester les limites ou les effets du stress provoqué sur la puissance du mental d'Alberich, un pauvre hère sans doute ramassé dans quelque bas-fond qui détruisit tout le laboratoire, rompit tous ses liens emportant avec lui quelques branchements dont les électrodes qui constitueront le Tarnhelm. Dans la scène qui nous occupe, la puissance du mental va se tester à partir des sons musicaux que Siegfried cherche à produire pour imiter l’oiseau, des sons « intérieurs » reproduits par l’orchestre, la musique cherchant à exprimer ce qui ne se voit pas, ce qui est intérieur, ce que le texte et le théâtre ne disent pas
C’est dans la phase 4 appelée prise de contact avec l’aide intérieure que Siegfried trouvera en lui le son juste (le cor) après que l’assistante de laboratoire lui eut présenté des planches avec divers instruments. Mais Tcherniakov va encore plus subtilement dans le détail : Siegfried apprend à guider lui-même l’oiseau maladroitement d’abord (les ratés sonores et instrumentaux, les hésitations) puis réussit à dominer l’instrument téléguidé comme si ce téléguidage à distance était une métaphore de son mental qui prenait de plus en plus d’assurance, produisant un son du cor de plus en plus bruyant qui va déclencher l’arrivée de Fafner. Toute la musique est en fait une sorte de musique intérieure qui a un effet sur le monde et sur ce qui l’entoure. Tcherniakov montre que Siegfried domine de plus en plus ses réactions mentales et qu’il est donc prêt à affronter la phase suivante, la phase 5 : Face aux conflits, la réaction au danger . On fait alors rentrer dans la pièce Fafner prisonnier d’une camisole de force et accompagné de deux gardiens musclés qui détachent le malade face à Siegfried. L’assistante sort et l’oiseau téléguidé avec, Siegfried n’a plus besoin d’aide, et les gardiens quittent la pièce, laissant le héros se débrouiller seul face au danger . Un danger sans doute bien plus fort et bien plus angoissant qu’un dragon de pacotille, un dangereux schizophrène. Et la lutte dans cette mise en scène est une lutte d’hiomme à homme, à mains nues, un poil plus incertaine que dans toutes les mises en scène habituelles.
On a l’impression que Siegfried dans sa lutte avec cet homme dangereux est toujours sur le fil du rasoir car même lorsqu’il transperce de Notung le corps de l’adversaire il reste en danger. La tension est palpable chez le jeune homme comme en témoignera son essoufflement final. C’est une des idées les plus fortes de la mise en scène que de montrer en Fafner un aliéné enfermé sans doute dans les tréfonds du centre de recherches et prêt à servir à l’occasion de machine à tuer..
Après tout Fafner dans sa caverne assis sur son or qui n’en bouge plus est prisonnier de lui-même, dans la camisole dorée qu’il s’est faite et qui a arrêté sa vie. L’exacte situation d’un malade mental enfermé dans un asile. Cette image n’est pas une déviation n’est pas une trahison mais une traduction de la situation mentale réelle de Fafner. Siegfried finit par vaincre. Mais au prix d’un corps à corps violent, d’un « homme à homme » où le dialogue prévu par Wagner prend un sens encore plus fort au moment du combat. Un combat que Wotan observe de la galerie supérieure qu’il quitte dès que Siegfried a utilisé Notung c’est à dire au dernier moment comme pis aller parce qu’il comprend qu’à mains nues il n’y arrivera pas… Notung reste donc la seule trace tangible de Wotan et de sa puissance ou de ce que fut sa puissance. Rassuré en quelque sorte, il quitte la scène, avant même la fin définitive du combat et la mort de Fafner.
Le réalisme de la situation la rend plus terrible et beaucoup plus intense que dans la plupart des autres mises en scène.
L’expérience est pratiquement terminée. Avec son lot de violence, de tension et tout son aspect prophétique. Parce que derrière la mort de Fafner c’est celle de Siegfried qui se profile en perspective, un Siegfried sans arme et trahi.
La fin de l’acte peut alors être conforme à la tradition avec le dialogue faussé entre Mime et Siegfried où l’oiseau intervient avec la voix de l’assistante qui devient guide vers la mort du nain puis vers la suite. Nous sommes encore dans la phase 5 et la scène avec Mime se conclut dans la violence attendue, complétée par un étrange rituel funéraire de Siegfried qui unit les cadavres de Fafner et de Mime dans une sorte de pause pour l’éternité où ils sont liés ensemble presque enlacés et enchaînés.
Commence alors la phase 6, sorte de repos du guerrier … Siegfried s’écroule épuisé, et se désaltère, s’arrose d’un peu d’eau et envahi d’un sentiment de grand vide en appelle à l’oiseau pour la suite…la phase s’intitule Réalisation d’un désir inconscient il s’agit de guider Siegfried vers la femme et vers la peur qu’il n’a pas encore réussi à connaître. Il est de plus en plus libre, et donc de plus en plus dangereux D’où l’agitation de Wotan au début du troisième acte.
Acte 3
L’acte III commence dans l’agitation.
En rupture avec ce qui s’est passé à l’acte II. Cette rupture on la retrouve dans la composition puisque Wagner reprend après 10 ans la composition de Siegfried. Il y a donc rupture scénique et rupture musicale.
La rupture scénique est simple et visible dès le lever de rideau qui survient aux premières notes. On y retrouve un Centre de recherches, qui était désert à l’acte II, rempli de monde. Des personnages dans les corridors d’autres assis dans la fameuse salle du conseil ou trônent les portraits des scientifiques qui constituent les modèles de l’institut de recherches de Wotan&Co : il s’agit d’Albertus Magnus, penseur, philisophe et scientifique « universel » du XIVe siècle, de Maupertuis (XVIIIe), précurseur de la théorie de l’évolution, puis au XIXe, de Charles Darwin (auteur de la théorie de l’évolution), d’Alexandre von Humboldt, un des premiers scientifiques authentiques, précurseur des études de terrain, de Gregor Mendel et de ses lois de l’hérédité et au XXe de Gregory Bateson, précurseur de la cybernétique et de l’écologie. C’est sous l’autorité de ces grands chercheurs et philosophes que Wotan a placé son projet Pourtant nous ne sommes pas dans l’agitation optimiste qui prévalait dans Rheingold. Les personnages ont tous vieilli, comme si dans les chercheurs il n’y avait pas eu de renouvellement. Ils semblent bavarder de manière placide, dans une salle où autrefois se prenaient les décisions et qui sembkle devenue une salle de détente. En tous cas,sans projet à se mettre sous la dent, comme saisis dans un instantané photographique ils ne prêtent qu'une attention furtive à l'agitation wotanesque. .
À l’inverse Wotan le Wanderer semble avoir retrouvé sinon la jeunesse du moins une énergie qu’on ne lui connaissait plus depuis le début de l’opéra. Plus de canne, il se déplace sur les galeries supérieures ou dans les couloirs avec rapidité comme si à l’approche de Siegfried un nouvel avenir (radieux ?) s’ouvrait et qu’il fallait connaître pour envisager des décisions à prendre.Mais c'est une agitation caricaturale, qui semble tourner à vide tant les autres ne paaissent pas le considérer.
Nous sommes au moment où l’expérience est à un carrefour : ou bien le cobaye Siegfried continue d’être maîtrisé ou bien on n’aura plus de prise sur lui et ce sera la fin.
Pour avoir des certitudes sur l’avenir, il en appelle à Erda. Nous avons déjà vu Erda intervenir dans Rheingold : elle faisait partie du groupe « familial » qui siégeait dans la fameuse salles de portraits d’abord totalement anonyme, puis émergeant du groupe où chacun a une fonction. Cette fois, elle émerge d’on ne sait où (le groupe s’est dispersé) dans son même tailleur bleu au revers duquel pend une médaille (récompense de ses loyaux services) et avec autour du cou une chaine lourde avec la représentation d'un arbre (sans doute symbole de ESCHE). Elle a acquis un statut dans le Centre de recherches, elle est une officielle qui en quelque sorte a fait carrière (elle porte une médaille, celle du 50ème anniversaire des forces armées soviétiques créée en 1968- , preuve qu'elle fait partie d'une Nomenklatura), et elle a vieilli aussi, avec ses cheveux grisonnants (même les femmes éternelles vieillissent chez Tcherniakov) à la fois lasse et fuyante (elle regarde sa montre quand Wotan lui parle, peu encline à l'écouter). Une Erda institutionnalisée en quelque sorte.
Dans pratiquement toutes les mises en scène, l’apparition d'Erda est vécue comme un momentum, même chez Castorf, aussi bien dans Rheingold que dans Siegfried où à l’appel de Wotan elle se maquille, se fait belle pour aller retrouver le vieil amant. Tcherniakov lui aussi utilise la relation des vieux amants–elle court d’ailleurs dans le texte-même, mais il en fait une étrange scène de retrouvailles tendues, allant même jusqu’à une certaine violence physique de la part de Wotan.
L’urgence et la situation ont rendu le dieu nerveux est agité. La scène commence comme une rencontre familiale simplement distante : il sert du thé à Erda mais dans sa précipitation en renverse la moitié si bien qu’il doit essuyer hâtivement le liquide répandu. Dans ce jeu de scène incroyablement précis, Erda beaucoup plus contrôlée achève le travail et se sert elle-même avec calme et complète maîtrise d’elle-même, même si à un moment elle se lève et le repousse violemment, au grand étonnement du dieu, un instant interdit. Mais l'agitation de Wotan qui passe un instant dans son bureau pour boire une lampée de Whisky ou boit convulsivement une bouteille d'eau de la salle de réunion semble montrer que le personnage est à bout.
Entre les deux, c’est ce qu’on appelle un dialogue de sourds Wotan exige de savoir le futur et Erda le renvoie à ce qu’il a fait, et notamment à ce qu’ils ont fait ensemble à savoir Brünnhilde.
Erda souligne ainsi que c’est leur enfant qui détient les clés du futur. Il faudra se souvenir de cela lors de la scène finale du Götterdämmerung. Wotan de son côté pense que c’est Siegfried qui a les clés.
Un Siegfried qu’il a dit laisser libre–même si il a un peu (beaucoup) orienté les décisions du héros à travers la présence de l’oiseau- il continue de se mentir à lui-même -. Il renvoie donc Erda à son éternité endormie et va entreprendre un ultime test de puissance sur le jeune héros.
La scène avec Siegfried n’est fondamentalement pas différente de ce qu’elle est habituellement. Seul le contexte a changé, elle se situe dans la salle du Conseil sous les portraits des six scientifiques dont nous avons donné les noms plus haut et vers lesquels Siegfried jette des regards furtifs. D’un côté tentative désespérée du « patron » de se faire reconnaître dans sa puissance et aussi dans sa relation au jeune homme et de l’autre la volonté obstinée d’aller jusqu’au bout, jusqu’au rocher et l’agacement devant ce vieil homme qu’il trouve ridicule et qui lui fait perdre du temps. Les gestes de l’un et de l’autre, les attitudes désinvoltes de Siegfried montrent clairement quel fossé générationnel s’st creusé, et la rupture totale survenue. C’est bien d’ailleurs l’objet de l’expérience en cours. Mais Wotan conduit par son hubris lui fait comprendre que c’est lui qui a brisé Notung, l’épée de son père, et qu’il l’a donc tué, pensant l’impressionner. Alors, Siegfried furibond voit en Wotan non pas le grand-père a aimer, ni même le vieillard à railler mais l’ennemi à abattre pour continuer son chemin. Mais tout cela est dans le texte et ne bouleverse pas la vision.
Ce sont en revanche les derniers moments qui sont les plus neufs. Wotan comprend qu’il ne peut rien contre le jeune homme qui est une « force qui va » ; qu’il n’a plus de pouvoir sur lui : il lui a mis en main une liberté qu’on sait destructrice dès le premeir acte et que l’autre exerce totalement dans l’ignorance de qui il est. Ne sachant plus que faire pour l’empêcher, Wotan va chercher, remisée et oubliée au fond d’un placard, sa lance-symbole qu’on voit pour la première fois dans ce Ring comme un dernier pis-aller et dont l’autre se moque éperdument
La manière dont Tcherniakov règle la scène est fascinante : Woyan considère la lance comme un objet quasiment inconnu, il la regarde de bas en haut comme si il se demandait par quel bout la saisir et finalement ne sait aps trop comment s’en servir. Siegfried de son côté, furieux d'avoir appris qui est l’assassin de son père, décide de partir en forçant la porte qui était fermée à clé. Et c’est Wotan qui de dépit brise lui-même sa lance et sort du champ. Le vieux Dieu a compris qu’il n’a plus la maîtrise de l’expérience qu’il a menée..
Ayant perdu et abdiqué toute sa puissance, il n’a plus rien à perdre. Il a testé le jeune héros, et d’une certaine manière suivant le conseil de Erda il va chercher Brünnhilde, pendant que Siegfried rejoint « le rocher ». Rappeler Brünnhilde qu’il a abandonnée et exclue du centre à la fin de Walküre est un geste qui peut revêtir plusieurs significations. Brünnhilde est-elle la dernière force qu’il jette dans la bataille ou la jeune femme a‑t‑elle attendu ou provoqué le moment par elle-même ?
Le décor change nous nous trouvons cette fois dans le Schlaf Labor, salle vide entourée de vitres avec pour seuls meubles deux tabourets et un brancard tel qu’on en voit dans les cabinets médicaux. Schlaf Labor cela signifie laboratoire de sommeil, évidemment tout indiqué pour Brünnhilde…
Wotan est allé chercher Brünnhilde pour qu’ils préparent ensemble l’arrivée de Siegfried. C’est la suite exacte de ce que conseillait la Walkyrie dans l'épisode précédent et dont Wotan avait épousé le projet. C’est le projet de Brünnhilde, pas celui-de Wotan : là encore il passe la main.
Tcherniakov garde cependant une certaine ambiguïté : Wotan va-t-il rechercher Brünnhilde comme la solution ultime après laquelle plus rien n'est possible ou cette solution est-elle prévue et mise en scène dans sa tête de la Walkyrie, Wotan ou pas ?
Les deux possibilités sont riches de sens. Dans ce centre de recherches rien n’a jamais été laissé au hasard. Mais les premières scènes de ce troisième acte montrent qu’on est au bord d’un gouffre, et que Wotan n’a plus tout à fait la maîtrise des événements : il préfère donc mettre en scène le réveil avec sa fille chérie qu’il retrouve avec des gestes tendres mais assez rapides parce que Siegfried arrive et tout deux semblent s’amuser . D'un côté Brünnhilde a apport& un petit cheval en peluche qu'elle place dans un coin c’est Grane, vu comme un petit fétiche et par ailleurs sur les vitres du laboratoire elle trace avec un feutre les flammes supposées. On reste aussi dans le monde du jeu tel qu’on l’avait vu avec les jouets du premier acte, mais aussi du jeu de rôles pour adultes . Wotan s’éclipse et la mise en scène est prête. Il a placé Brünnhilde sur le brancard et l’a recouverte d’une sorte de couverture de survie argentée quand arrive Siegfried.
La scène du réveil va se dérouler d’une manière très étrange où l’on a à la fois les données de la scène habituelle la femme endormie, la crainte apparente de Siegfried, ses hésitations face à la femme et d’un autre côté une sorte de surjeu où les deux personnages semblent conscients de jouer une scène et non pas de la vivre. Siegfried s’amuse du petit cheval en peluche par exemple et lorsqu’il embrasse Brünnhilde, ce n’est pas un baiser chaste de réveil mais un baiser amoureux auquel Brünnhilde encore endormie répond passionnément et Siegfried pointe d’ailleurs son doigt vers Brünnhilde faisant comprendre qu’il n’est pas dupe et qu’elle joue trop bien le réveil. Comme si chacun des deux personnages était conscient du scénario et se devait d’y répondre. Tcherniakov souligne ainsi ce qui est une donnée fondamentale de ce duo : son ambiguïté dans son statut de duo d’amour. Duo d’amour naissant ? Jeu scénarisé dont chacun est conscient et dont il vont chercher à se libérer ? Quels sont les états psychologiques des deux personnages qui n’ont pas du tout le même statut dans cette mise en scène ? Siegfried héros libre qui découvre sa liberté conquise et Brünnhilde mise dans cette cage de verre comme actrice au service du projet de Wotan. La question est de savoir s’ils vont se prendre au jeu ou même qui va se prendre au jeu. Avec une question secondaire apparemment mais essentielle pour la suite : Siegfried héros libre peut-il tomber amoureux sur programmation scénaristique ?
La question qui se pose à propos du duo final de Siegfried est simple.
On l’a considéré la plupart du temps comme un duo d’amour, exalté et romantique.
Kirill Petrenko avait fait remarquer lors des répétitions du Ring à Bayreuth en 2013 que cette musique avait quelque chose d’excessif qui semblait surjoué et presque artificiel pour être un véritable duo d’amour ; d’autant que la majeure partie de la scène est un monologue de Brünnhilde, plutôt sombre et angoissé et qu’il fallait ici se méfier de la musique de Wagner et de la manière dont il fallait l’entendre. La mise en scène de Franck Castorf avait fait le reste entre une Brünnhilde prête au mariage et un Siegfried essentiellement distrait et occupé par bien d’autres pensées, et une invasion finale de crocodiles qui avait fait couler beaucoup d’encre, à la fois métaphore d’une famille que jamais Siegfried et Brünnhilde ne pourraient fonder et en même temps image de danger futur.
À lire simplement le texte, on constate que Brünnhilde ne cesse d’exprimer des angoisses, angoisse de perdre son savoir, angoisse d’avoir quitté les dieux, angoisse de perdre sa virginité.
De son côté Siegfried ne cesse de réclamer une relation physique immédiate dont les fameux « Sei mein, sei mein » à la fin de la scène (sois mienne) est un bon résumé, dans un rapport où l’amour joue peu de rôle mais où le désir physique est dominant. Lors de l’abandon final c’est l’idée de mort qui domine et il faut lire ces derniers moments comme une sorte de saut résolu dans un inconnu apocalyptique. Ce duo de la rencontre est immédiatement suivi dans Götterdämmerung par le duo de l’adieu puisque Siegfried, laissant Brünnhilde seule, s’en va pour d’autres aventures.
Brünnhilde a mûri son dessein, elle a choisi son sauveur, elle a choisi son héros et sans doute l’aime-t-elle comme la matérialisation d’une image qu’elle s’est construite.
Pour Siegfried, Brünnhilde est le but du moment : le héros dans sa liberté et dans sa volonté de courir et de découvrir le monde ne peut s’encombrer d’une épouse.
Déjà, rappelons-le, dans le Götterdämmerung mis en scène par Harry Kupfer à Bayreuth, il rongeait son frein regardant le monde à la fenêtre pendant que Brünnhilde vaquait aux travaux domestiques. La vie sédentaire n’était pas pour lui. Brünnhilde ne saurait être un moment d’arrêt, tout au plus une étape. Au moment de la scène finale de Siegfried le héros est tout à sa découverte de la femme et beaucoup moins sa découverte de l’amour, même si son attitude évolue peu à peu.
Sans doute n’est-ce pas comme l’a souligné Castorf un duo d’amour et sans doute Siegfried n’aime-t-il pas Brünnhilde d’un amour romantique, mais d’un amour (?) dont la seule sanction qui tienne est la relation physique. La rencontre est un éblouissement, un étonnement initial mais au-delà de cet éblouissement il n’y a pas véritablement de couple derrière. D’ailleurs, au moment de sa mort dans Götterdämmerung, l’éblouissement initial est le seul moment évoqué…
Dans cette mise en scène où le récit est constitué d’expériences dont on regarde le résultat, le réglage est assez serré… En effet, deux visions s’affrontent, celle à courte vue de Siegfried, et celle de Brünnhilde, projet de nouveau départ, d’adieu conscient au monde divin qui se détruit et de précipitation vers un avenir sans Wotan et donc sans Centre de recherches, du moins sous la forme qui prévalait avec Wotan. Un Wotan qui continue de surveiller de loin le couple sans plus intervenir.
Entre l’exaltation de Brünnhilde qui voit son projet au long cours se réaliser et Siegfried qui est tout au moment présent, sans construction, sans projet sinon l’immédiate satisfaction physique, on n’est absolument pas sur le même plan.Entre celle qui a pensé la situation et celui qui n’est qu’un chien fou il y a quelque différence…
C’est cette différence que Tcherniakov va mettre en scène et approfondir sensiblement.
Ce que nous avons vu du réveil nous indique en même temps que les deux personnages ont en commun une sorte de volonté de ne plus jouer aux animaux de compagnie de Wotan et consorts : ils veulent conquérir chacun leur liberté ou du moins marquer leur séparation du monde d’avant. D’où leurs regards entendus, d’où ce réveil vrai et faux, un peu mimé, un peu joué voire un peu surjoué. d'où ces gestes que Tcherniakov prête au personnage de Siegfried qui mime la peur avec des gestes grandiloquents comme un mauvais comédien autour de Brünnhilde endormie. Le baiser passionné de Brünnhilde avant le réveil est aussi un signe que désormais chacun est conscient du scénario qu’ils veulent suivre d’une part et dont ils veulent se libérer d’autre part. Ce qu’observe Wotan à la fin de la scène, c’est comment les deux construisent leur propre scénario.
Dès la première partie Tcherniakov expose les données de la situation et l’inégalité des deux personnages. Brünnhilde s’adresse à Siegfried en résumant ce qu’était son existence et son dessein par rapport à Wotan, qu’elle cite et par rapport à cet amour qu’elle a nourri pour le héros avant même qu’il n’existe. C’est ce que nous exposions plus haut . Brünnhilde voulait réaliser l’idéal d’amour de Wotan à travers son amour pour Siegfried, idéal que Wotan n’avait pu réaliser avec le couple Siegmund/Sieglinde.
Face a cette déclaration Siegfried croit un instant que sa mère est vivante, ce que Brünnhilde dément, mais le jeune homme se lasse vite de ce qu’il entend : il souffle, hausse les épaules, tourne en rond et ne sait trop quelle attitude adopter. Il finit par avouer accueillir ce que dit Brünnhilde avec bonheur mais sans y comprendre grand-chose.
Du projet de Brünnhilde Siegfried ne comprend rien : il ne sent que la proximité d’un corps, d’un souffle chaud, d’une voix mélodieuse. Il n’exprime que des impressions sensorielles hic et nunc. Brünnhilde au contraire s’inscrit dans un temps longuement pensé et mûri. Nous sommes exactement à l’opposé de la rencontre entre Siegmund et Sieglinde où jaillissait immédiatement une communauté de sentiments, de gestes, de respiration. Ce que montre Tcherniakov c’est que les deux personnages de respirent pas ensemble.
Siegfried esquisse d’ailleurs un geste de tendresse et de rapprochement qui provoque immédiatement un geste d’éloignement et de refus de Brünnhilde qui va vers le cheval en peluche figurant Grane. Ce duo dit d’amour commence par une béance d’incompréhension.
La manière dont Brünnhilde caresse le jouet en peluche évoque irrésistiblement la nostalgie d’une enfance perdue, d’une sorte de pureté perdue ou à perdre, une sorte de refuge pour conjurer l’angoisse. Une angoisse que Siegfried dit partager mais qu’il pourrait transcender visiblement par les gestes de l’amour qu’il lui réclame et qu’elle fuit. Pour se justifier elle reprend le feutre qui avait servi à dessiner des flammes et lui dessine vaguement un bouclier et un casque comme une sorte de leçon de choses qui illustreraient qu’elle n’a cessé de vivre protégée par une armure réelle et psychologique. Elle ne vit que de ces références qui sont très excluantes pour un Siegfried qui ne les a pas…
La couverture argentée dont elle était recouverte en dormant devait auparavant figurer sa protection et sa cuirasse, et Siegfried nie ce passé là et la jette au loin, tout en exprimant son désir brûlant. Il se jette donc sur elle qui se dégage et sort du laboratoire. Siegfried est tout désir et elle est toute angoisse. Angoisse fondamentale de perdre sa virginité qui sera en réalité la preuve de son humanité nouvelle et de la perte de son statut divin. De tout cela Siegfried est très loin.
La mise en scène de Tcherniakov colle au texte de telle manière que chaque esquisse de mouvement est justifiée. Toute la situation est en effet éclairée par les mouvements des deux personnages, la manière dont ils tournent autour de cette cage de verre qu’est le Schlaf Labor, la manière dont ils se parlent de chaque côté du mur, la manière dont Brünnhilde essaie de s’échapper dans l’autre salle celle du Frêne, du monument référentiel du Centre de recherches qu’on n’a pas vue depuis Rheingold et qui était la salle de la scène d’entrée au Walhalla. Elle est désormais la salle de sortie du Walhalla en quelque sorte…
C’est le moment où Siegfried s’adoucit et dissimule un peu son désir comme pour rassurer la jeune femme, comme si une esquisse de communication allait naître. C’est dans ce moment où l’on bascule en même temps dans l’autre salle qu’on entend en effet la très célèbre musique de l’idylle.
La fin de la scène est réglée avec une subtilité psychologique assez marquée au fur et à mesure que Brünnhilde déclare son amour et se lance dans sa vie de femme en laissant celle de walkyrie. Mais les deux personnages sont placés à l’opposé l’un de l’autre dans la vaste salle. Si Brünnhilde est le plus souvent assise sur la banquette le long du mur, Siegfried méditatif est accroupi sous le frêne avec un visage relativement fermé, puis va s’asseoir au loin sur la même banquette que Brünnhilde et s’en rapprocher insensiblement. Plus l’exaltation monte, plus on entend Brünnhilde parler d’expiration, de crépuscule des dieux, d’anéantissement , fin ultime de son projet.
Siegfried de son côté dit sa part de désir en tournant autour de l’arbre, en sautillant en s’amusant à marcher en équilibre comme un enfant , comme si chacun restait dans son monde sans se rencontrer. D’ailleurs, les deux ne se touchent plus depuis le baiser initial passionné. Les quelques caresses de Siegfried pleines de tendresse d’ailleurs ont laissé place à une sorte de ballet où Siegfried semble réciter un texte tandis que Brünnhilde renonce à sa nature divine. C’est à ce moment-là que Wotan dans la galerie supérieure entre et rencontre les Nornes qui assistent elles aussi à cette conclusion. Depuis Rheingold, elles n’ont rien manqué et tout pris en notes… Alors le Dieu s’en retourne et quitte la salle. Il a constaté la liberté conquise du couple. Mais les Nornes sont l’inverse de la liberté et ne font que suivre ce qui est écrit et donc la prison que constitue le destin humain.
De leur côté les deux êtres se rapprochent enfin et s’ étreignent d’une manière beaucoup plus chaste que ce que ne laissait prévoir le désir de Siegfried et leur baiser initial.
Étrange scène d’amour où l’on ne se touche pas, où l’on exprime toutes ses angoisses où l’on a joué un jeu auquel on semble croire sans y croire. Ce final est un Adieu à un espace (celui du frêne et donc du Centre version Wotan) pour entrer dans un autre espace ou le même mais sans Wotan, celui de Götterdämmerung.
Nous le répétons : ce qui frappe dans cette mise en scène est le travail très serré sur le texte et sur la relation très attentive du texte aux mouvements des personnages. Le travail sur la justesse des sentiments, sur les sensibilités, sur les raffinements psychologiques est presque unique dans les mises en scène de la Tétralogie. Nous avons plusieurs fois fait plusieurs fois des rapprochements production de Valentin Schwarz à Bayreuth parce qu’il y a des croisements mais l’une des grandes faiblesses de la mise en scène de Bayreuth est justement la conduite d’acteur qui est l’immense force du travail de Tcherniakov. Chaque personnage exprime par ses gestes et eeses regards toute une série de mouvements de l’âme de changements d’humeur, de bouleversements internes d’une manière à vrai dire stupéfiante. On connaît les qualités d’incarnation d’Anja Kampe, mais Andreas Schager ne nous avait pas habitués à une telle précision, un tel engagement dans le jeu et à une telle justesse dans son personnage. Ses mouvements gauches, ses regards vides, ses gestes esquissés donnent à ce Siegfried aussi ignorant que sensible une humanité qu’on ne lui connaissait pas.
Même si certaines idées ne sont pas nouvelles, Tcherniakov et son équipe ont longuement considéré les grandes mises en scènes passées, en les réinterprétant en une sorte de Ring-palimpseste d’où l’extraordinaire originalité d’un spectacle qui fait ressortir toutes les vérités individuelles des personnages et la crudité des situations. En ce sens la transposition de l’histoire dans le Centre de recherches est une analyse chirurgicale de la dramaturgie wagnérienne qu’on n'avait pas encore vue à ce degré de précision sur une scène. C’est pourquoi cette mise en scène est proprement magistrale, la leçon d’un maître, un monument de vérité, d’intelligence et surtout de sensibilité.
Les aspects musicau
Si la mise en scène confère à ce Ring un caractère assez exceptionnel ; le résultat final et l’enthousiasme avec lequel chaque représentation a été accueillie est dû évidemment à la qualité de la distribution proposée et de la direction musicale.
La mise en scène de Dmitry Tcherniakov a été comme il se doit copieusement huée à la première et depuis abondamment discutée mais l’accueil de toute l’équipe musicale et vocale a été à chaque fois délirant. Ce fut le cas pour les deux représentations du troisième cycle auquel j’ai eu la chance d’assister et c’est tout à fait justifié.
Les voix
L’équipe réunie a été choisie à la fois parmi les chanteurs de la troupe (Randem, Kissjudit Rügamer, Schager) et des artistes favoris de Daniel Barenboim (Anja Kampe ou Michael Volle par exemple) mais qui ont travaillé aussi avec Dmitry Tcherniakov dans d’autres productions comme Tristan und Isolde ou Parsifal. Elle est marquée aussi par la performance exceptionnelle de Michael Volle en Wotan qui est un événement.. Lui qui a déjà chanté le rôle en 2019 sur cette scène dans la production Cassiers, il le transcende cette année de telle manière qu'on a l'impression de n'avoir jamais entendu pareil Wotan, comme une nouvelle prise de rôle en quelque sorte. Pour ce Siegfried il n’y a pas une seule erreur de casting : chaque chanteur est à sa place et assume pleinement, voire formidablement sa partie. Certains même comme Andreas Schager y sont nettement supérieurs à ce qu'il montrait dans d’autres prestations, je pense par exemple à celle de Bayreuth cet été…
C’est donc une distribution proche de l’idéal qu’il nous a été donné d’entendre, parce que conformément aux désirs de Wagner chacun sait à la fois chanter évidemment, dire un texte et surtout se mouvoir en scène. Allier toutes ces qualités a été rarement atteint sur les scènes wagnériennes ces dernières années.
Victoria Randem était l’oiseau (Waldvogel) cette jeune chanteuse norvégienne fait partie de la troupe de la Staatsoper de Berlin et nous avions pu déjà l’apprécier dans le rôle principal (Alida) de Sleepless de Peter Eötvös au printemps dernier à Genève (coproduction avec Berlin). Nous avons retrouvé sa fraîcheur souriante, la sûreté vocale, la belle projection et surtout une voix un peu plus large que celles qu’on distribue en général dans ce rôle ce qui lui donne une force nouvelle, une assise forte évidemment rendue avec d’autant plus de relief que le rôle apparaît en scène (ce qui est le cas dans la plupart des dernières mises en scène) et non en coulisse. Belle présence et très belle prestation qui confirme que cette chanteuse est à suivre.
Erda c’est la mezzo hongroise Anna Kissjudit, elle aussi issue de la troupe locale, à peine âgée de 27 ans et que nous entendions pour la première fois. La voix est large, profonde, puissante et expressive, dans une scène qui dans cette mise en scène demande d’être jouée avec une certaine tension et une violence inhabituelle. Elle a su rendre à la fois le caractère un peu lointain du personnage (ce qui est plus habituel) mais surtout affirme une vraie présence en scène qui la rend en même temps, plus proche, plus humaine, plus laïque en quelque sorte que la déesse issue des profondeurs de la terre qu’on voit quelquefois–dans la mise en scène de Kriegenburg par exemple–. Elle garde sa raideur au contraire de la Erda très érotisée de Castorf. Son physique imposant et son tailleur d’un bleu désagréable pourraient faire penser à une contrôleuse soviétique des années 1970 (ou d’hôtesse de l’air Aeroflot de l’époque) à la sauce Madame Fichini de la Comtesse de Ségur à qui il ne manquerait qu’un petit bâton ou une règle pour taper sur les doigts. C’est bien justement cette stature alliée à cette voix qui en fait celle qui de loin voit tout sait tout mais pour l’essentiel n’en dit mot sinon à ses sbires les Nornes qui est ici personnifiée en une image presque administrative et assez singulière. Secouée et agressée par Wotan, elle réussit à garder sa raideur distante, même si ses yeux trahissent l’effroi. Une très belle incarnation.
Bien plus connu sur les scènes, Peter Rose, plus habituel dans le baron Ochs dont il est l’un des grands interprètes des vingt dernières années, est ici (presque) à contre emploi dans un Fafner agressif et brutal, voire bestial sorti d’une cellule d’isolement d’asile psychiatrique. La composition est saisissante. La voix, sans avoir la profondeur habituelle dans ce rôle, est expressive, avec un sens aigu de l’incarnation, conforme aux qualités auxquelles l’artiste britannique nous a habitués.
Autre magnifique incarnation l’Alberich de Johannes Martin Kränzle. On ne présente plus celui qui est probablement avec Christian Gerhaher le baryton allemand le plus expert en diction et en phrasé, celui qui dit un texte comme un Lied avec une puissance d’évocation peu commune. Alberich est un rôle qui lui est familier, mais sa composition en Alberich vieilli, cacochyme, presque clownesque est tout à fait magistrale avec cette voix légèrement voilée qui serait presque nasillarde et tremblotante de vieil homme aux dernières extrémités, tout en gardant une énergie intérieure époustouflante. Il arrive à donner les deux impressions en même temps. On a rarement vu une telle adéquation entre le personnage voulu par la mise en scène et l’expression traduite par le chanteur. Kränzle est un Alberich de Siegfried complètement neuf.
On se prend à méditer sur l’épaisseur humaine qu’il sait traduire et qu’il a sans doute puisée dans sa propre expérience, lui qui a failli être emporté par une maladie qui l’a éloigné des scènes pendant plusieurs années. C’est dans cette mise en scène une référence.
Face à lui le Mime de Stephan Rügamer est lui aussi remarquable. Dans un autre genre évidemment. Rügamer est un pilier de la troupe de Berlin. C’est un ténor le plus souvent familier des rôles de caractère mais pas seulement. Ce qui plaît dans ce Mime qu’il incarne c’est qu’il n’en fait jamais trop. Il n’est jamais caricature mais reste toujours au bord. Il sait être odieux, il sait aussi être pitoyable, il arrive même à susciter quelquefois l’indulgence du spectateur. Doué lui aussi d’un phrasé impeccable, d’une diction modèle, d’une expressivité exemplaire, il articule chaque mot en le colorant d’une manière différente mais sans jamais être outrée : ils arrive à parcourir un chemin de crêtes en ne versant ni dans la neutralité ni dans l’excès mais en donnant au personnage une sorte de justesse pitoyable qui emporte la décision.
Fascinant également le Wanderer de Michael Volle. On connaît les qualités du chanteur qui dans tous ses rôles à commencer par Beckmesser ou Hans Sachs emporte l’adhésion. il a même réussi à être convaincant dans le grand prêtre de Dagon dans Samson et Dalila sans faire du personnage un méchant de pacotille, c’est dire !
Wotan est un rôle qui lui permet de développer sur trois soirées toutes les facettes possibles du personnage avec ses contradictions, ses humeurs, sa sensibilité. Dans Siegfried il est le Wanderer vieilli et plié sur sa canne, fatigué et en même temps à l’esprit toujours en éveil (c’est le personnage qu’il incarne pendant les premiers deuxième actes)
Au troisième, comme stimulé par une énergie nouvelle et un fol espoir, on retrouverait presque un Wotan rajeuni au moins dans la manière rapide dont il se déplace et dans la nervosité convulsive des gestes. Il réussit une performance d’acteur inégalable et une performance vocale qui stupéfie d’abord par la qualité de l’expression et l’incroyable richesse de couleur qu’il donne à chaque phrase et en même temps ce sentiment permanent d’ humanité qu’il diffuse, c’est-à-dire un mélange d’autorité et de faiblesse qu’il réussit à traduire à chaque intervention. La richesse du timbre et sa suavité, la tension à chaque mouvement qui accompagne le texte avec des moments qu’on croirait complètement spontanés tellement ils ont l’air de faire « voir » les paroles avec n aturel tout cela laisse pantois. Certes il a été dirigé par le metteur en scène avec une attention et une précision dont on ne cesse de s’étonner et qu’on ne ceess d’admirer, mais Volle donne au personnage par ses qualités propres une richesse et une profondeur qui emporte la conviction. Cette interprétation aussi riche vocalement que scéniquement laissera une trace très profonde dans l’histoire de l’interprétation de ce personnage sur les scènes d’opéra. On retrouve dans son phrasé et dans la richesse de timbre des couleurs à la Théo Adam, on retrouve dans l’intériorité des attitudes d'un Donald McIntyre et dans la violence rentrée quelque chose de Wolfgang Koch il réunit en lui les plus grands Wotan des cinquante dernières années.
Anja Kampe est Brünnhilde et l’on pourra dans les salons pinailler sur une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle effectivement . Mais nous avons écrit souvent dans nos comptes rendus combien nous considérons de manière relative l’expression la voix du rôle. Un rôle est construit par la rencontre entre une musique, une personnalité et une mise en scène. On sait parfaitement que la plus grande voix du monde dans une mise en scène médiocre et un chef de série B sera de toute manière tirée vers le bas. Les exemples ne manquent pas…
Anja Kampe a été souvent dirigée par Tcherniakov notamment dans Tristan und Isolde et Parsifal. Il connaît ses qualités d’intensité et ses éminentes qualités scéniques ainsi que son intelligence des textes et des rôles. Elle réussit dans Siegfried (qui est pour moi la partie la plus difficile du rôle de Brünnhilde sur les trois journées du Ring) à en faire un personnage angoissé, très intérieur et méditatif où la voix pure compte moins que l’expression et la couleur. C’est l’ensemble de la performance sur toute la scène avec Siegfried qu’il faut considérer : il y a la joie et la jeunesse ‑c’est dans cette mise en scène le seul personnage qui mûrit sans vieillir- et en même temps les contradictions, la tension et une certaine intuition de l’avenir que trahissent ses doutes. Elle traduit vocalement tout cela par une expression qui change sans cesse et du même coup l’élan final avec ses aigus ravageurs devient une sorte de cri de violence adressé aux dieux et donc le chant se fait vengeance. La voix au service non de la performance, mais de l'incarnation.
C’est là aussi du grand art : on reste fasciné par la prestation vocale qui est indissociable du travail scénique et indissociable de la précision de chaque regard et de chaque geste. Quelle distance a été parcourue depuis sa Brünnhilde (de Walküre) à Salzbourg qui n’avait laissé que des doutes. Il est vrai qu’elle avait été peu dirigée. On comprend en voyant cette performance ce que signifie une direction scénique.
Enfin Andreas Schager dont nous connaissons le Siegfried depuis un lointain concert à Lucerne où il interprétait le rôle dans une intégrale concertante du Ring dirigée par Jonathan Nott avec les Bamberger Symphoniker.
On a peine à penser que le chanteur est désormais plus que quinquagénaire quand il exprime une jeunesse aussi fougueuse et vaguement écervelée.
Là encore Tcherniakov sait parfaitement exploiter les qualités et les défauts du chanteur.
C’est un artiste généreux qui donne tout mais qui a besoin en même temps d’être cadré à la fois par un directeur musical et par un metteur en scène. Diverses prestations discutables à Bayreuth montraient simplement qu’il n’avait à ses côtés ni l’un ni l’autre.
Daniel Barenboim fut l’un des chefs qui a su dompter son énergie aussi bien dans Tristan que dans Parsifal.
Ici son personnage est contrôlé de bout en bout. Certes le rôle est totalement écrasant et il se donne complètement vocalement avec son timbre lumineux, sa puissance et son énergie. Il fait merveille même s'il fatigue légitimement quelque peu à la fin de la représentation.
Mais jamais au contraire d’autres soirées on ne l’entend s’égosiller, jamais il ne se laisse aller à l’excès. Au contraire il sait économiser ses forces et compose un personnage à la fois chien fou mais quelque peu futé aussi –ce sont les deux facettes que Tcherniakov développe – ce qui donne à cette personnification une complexité nouvelle. C’est Tcherniakov qui à partir de ce que le chanteur peut faire, a construit une performance qui est à mon avis sa meilleure en Siegfried, pleine de sensibilité, pleine d’énergie, pleine de jeunesse et pleine de mystère aussi .En effet, au bout du compte il rend un personnage peu lisible et fantasque dont on devine les aspects risqués et les périls auxquels il s’expose. Il réussit à rendre en même temps les fragilités d’un Siegfried qui va tomber dans tous les pièges la journée suivante, la violence voire la sauvagerie mais aussi la tendresse. il est convaincant de bout en bout.
J’ai suffisamment exprimé des doutes sur ses performances par le passé pour pouvoir l’affirmer avec beaucoup de joie.
La direction musicale
Ce Ring a été conçu et pensé par Daniel Barenboim c’est lui qui a voulu Tcherniakov aux commandes, et c’est lui sans doute aussi qui a voulu réunir la distribution exceptionnelle que nous avons entendue. Même s’il n’a pas dirigé c’est tout de même le Ring de Daniel Barenboim. On connaît ses qualités d’énergie, on connaît son attention aux mises en scène, on connaît aussi son souci de fondre la direction musicale et les aspects scéniques en répondant à ce que Wagner appelait l’œuvre d’art totale, Gesamtkunstwerk.
Les destin ont décidé autrement et il n’a pu diriger ces magistrales représentations. C’est Christian Thielemann qui en a assumé la direction musicale, lui qui était le plus disponible parmi les grands chefs présents à Berlin. Qu’il en soit remercié. Dans une rencontre première avec un orchestre qu’il n’avait jamais dirigé, dans une fosse dans laquelle il n’était jamais descendu, c'est un énorme triomphe.
On sait que Christian Thielemann n’a pas la même relation avec les mises en scène – quelles qu’elles soient d’ailleurs- que Daniel Barenboim ou d’autres chefs de ce temps, et il ne travaille pas toujours de manière approfondie avec les chanteurs. Mais il est un sculpteur étincelant du son et quelquefois un magicien de l’orchestre. C’est un immense musicien qui consacre dans une représentation lyrique tout son temps à la qualité et au raffinement du son ainsi qu’au rendu de la fosse. C’est un maître de l’ivresse sonore.
Avec le revers de la médaille, car il n’y a pas toujours d’adéquation ou de rencontres entre ce qu’on voit sur le plateau et ce qu’on entend dans la fosse aussi merveilleux soit le son de l’orchestre. Cela manque peut-être quelquefois de théâtralité, mais jamais de splendeur.
Il en résulte quelques hiatus notamment de rythme ou de tempo qui peuvent par exemple mettre en danger quelques voix plus fragiles ou sur le fil du rasoir.
Siegfried n’a pas forcément le côté scénique spectaculaire de Walküre ou de Götterdämmerung Il y a au contraire des moments d’arrêt qui laissent l’orchestre frémir et s’épanouir : on pense par exemple aux Murmures de la forêt, un festival de moirures sonores assez enivrantes.
Ce qu’on entend en fosse et dans l’ensemble infiniment plus attentif, plus mûri et plus fascinant que ce que nous avons pu entendre dans d’autres prestations du Ring par Christian Thielemann. Le rendu sonore est stupéfiant dans une salle relativement intimiste dont la fosse, Barenboim oblige, est conçue pour accueillir un orchestre wagnérien et donc le son est puissant sans être jamais écrasant (la fosse est profonde, on ne voit pas le chef diriger) . Il en résulte en permanence une direction qui souligne l’incroyable profondeur de l’orchestration Wagnérienne avec un rendu souvent renversant qui quelquefois confine à l’ivresse … Il y a de qioi rester souvent fasciné….
Même si dans le premier acte notamment, on n’arrive pas toujours à conjuguer scène et fosse, on y aimerait plus d’osmose et sans doute plus de théâtre, on ne peut que rester admiratif du rendu de la pâte sonore. L’approche est plus convaincante au deuxième acte où il y a des moments assez ironiques d’autres totalement séraphiques d’une indicible poésie. Le troisième allie intériorité et énergie et la mise en scène est tellement forte dans ses détails et son propos que la fosse suit le mouvement, le plus souvent en phase totale avec le plateau
Au total Christian Thielemann pour ce troisième ring qui est le deuxième pour lui dans la production a sans doute réussi à tisser des liens plus étroits entre éblouissement scénique éblouissements vocaux et éblouissement orchestral. Il contribue lui aussi largement au triomphe de la soirée. Nous avons entendu un Siegfried de légende.
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Nous rappelons que ce Ring est à voir sur ARTEConcert jusqu’au 17/02/2023
https://www.arte.tv/fr/videos/110877–000‑A/richard-wagner-l-or-du-rhin/
Et pour ceux qui désirent comparer, Le site de Deutsche Grammophon propose celui de Valentin Schwarz à Bayreuth 2022
Merci de mettre des mots sur ce que nous avons ressenti. Et que dire aussi de ces moments dont vous ne parlez pas , ces entractes riches d'échanges passionnés sur ces spectacles passionnants. Quelle belle expérience d'amateurs d'opéra vivant. En espérant (!?) que Barenboim puisse diriger le 4ème ring.…
L'empathie extraordinaire de Tcherniakov pour ces personnages est tellement grande que le dernier des salauds a un cœur et il donnerait ainsi une sorte de latinité au RIng, du Walhalla nordique et sombre nous passerions presque à un Olympe de notre enfance plus familiale et humain. Cette mise en scène si généreuse est comme doublée par un traite de géométrie. L'or du Rhin est linéaire , toutes les boites du décor s'intercalent dans la longueur, dans la Walkyrie nous avons beaucoup plus un jeu sur trois niveaux circulaires et Siegfried combine ces effets avec une rotation sur eux mèmes des éléments, dans lesquels les protagonistes courent l'un après l'autre comme une danse macabre moyenâgeuse ou des rats de laboratoire pris dans une roue d’activité. jusque à l'image finale du goetterdammerung où l'image finale le plan de E.S.C.H.E. se désintègre. le trou noir.…
Admirable spectacle ( vu sur Arte et non en salle) que le magnifique commentaire de Cherki éclaire et enrichit.Ce qui m’a frappé plus que le reste c’est le jeu des acteurs ‑chanteurs auquel Tcherniakov a manifestement veillé très soigneusement.Ils sont tous exceptionnels.
Je regrette évidemment que Barenboim n’ait pas été en mesure de diriger ce Ring mais Thielemann est un remplaçant de grand luxe .Ce Ring de Berlin est une réussite absolue.
Schwarz 1 – Tcherniakov 0
Il est intéressant de comparer les Ring de Schwarz à Bayreuth et de Tcherniakov à Berlin. Des Ring d’une génération : les deux mises en scène font mine de se débarrasser de nombreux symboles mythologiques pour présenter des œuvres de notre temps. Mais il est difficile de se débarrasser des oripeaux wagnériens sans y laisser des plumes.
Schwarz a l’intelligence tout au long de son Ring de faire allégorie à travers le réel d’une forme esthétique contemporaine choisie, celle de la série TV, le contemporain devenant mythe wagnérien, quand Tcherniakov échoue, à vouloir créer son monde et une histoire souvent incohérente par rapport au livret. Schwarz raconte une histoire d’héritage, c’est une parfaite métaphore de ce qui se trame tout au long du Ring. L’Héritage est même un leitmotiv musical dans l’œuvre : l’anneau qui se transmet jusqu’à l’héritier du monde, Siegfried, qui échoue. Seuls le savoir et l’amour de Brünnhilde transmettront à l’humanité en devenir les bases de cet héritage fondé sur l’amour rédempteur. Tcherniakov raconte comment un démiurge manipule des cobayes humains dans un centre de recherche sur la psyché humaine, c’est inédit, certes, mais c’est très partiel pour tenir la longueur d’un Ring. Ce centre de recherche semble être le Walhalla. Première difficulté : faire d’un lieu unique, le labo-Walhalla, le royaume à la fois des Dieu, des Nains et des Géants. Comment Alberich peut-il soumettre des travailleurs dans le labo dirigé par Wotan ? Comment ce dernier peut-il désirer récupérer l’anneau conçu par Alberich, l’or ne représentant aucune menace puisqu’il reste la propriété d’un « rat » de laboratoire. Alberich semble se convaincre d’une certaine puissance par auto persuasion, aussi dans sa capacité à soumettre d’autres cobayes, une puissance toutefois vite contenue par deux infirmiers qui l’embarquent. Toute cette folie produite dans cet asile ne nous apparaît pas très menaçante. Tout a l’air tellement et toujours sous le contrôle de Wotan, qu’on a du mal à croire à ce qui va suivre. Cette idée de laboratoire aurait pu être séduisante, mais elle ne tient pas la longueur, même pas la troisième scène de ce prologue : toujours le même problème avec Tcherniakov qui crée lui-même ses propres impasses à vouloir réécrire Wagner, car il ne s’agit plus d’interpréter. Et aussi, pourquoi passe-t-on des années 70 à nos jours ? Aucune justification, sauf que Tcherniakov adore la déco 70’s dans ses opéras : facilité, là encore. En conséquence, on nous inflige une mise en scène avec des faux vieillards, c’est d’une maladresse et surtout totalement inesthétique, le Wanderer grisonnant avec canne et béret ? Était-ce vraiment nécessaire ? Cela donne vraiment l’impression d’un Ring très peu préparé quand on voit la quantité d’idées gratuites ou anecdotiques, contrairement aux nombreuses idées précises et toujours en cohérence d’un mythe à construire dans le dernier Ring de Bayreuth.
Schwarz supprime bien plus intelligemment tous les accessoires traditionnels d’un Ring, tels l’anneau, l’épée ou encore le Tarnhelm, car il peut subtilement les substituer par ce qui constitue une magnifique allégorie de la transmission du pouvoir par l’héritage et de la soumission de l’homme par l’homme, grâces à des symboles, celui de l’enfant pour l’anneau, mais aussi des signes de l’empire de Wotan. Il y a d’autres belles idées qui reviendront pour nourrir ce fil conducteur. Il y a ce long châle qui sera transmis à différents personnages (de Freïa à la petite fille-anneau du Crépuscule), symbole de l’amour sacrifié. Il y a aussi les petits chevaux, les crayons et les dessins, symboles de l’enfance perdue (encore cette histoire d’héritage), il y a l’objet en forme de pyramide, tel un logo ou l’emblème de l’empire « Wotan ».
Rien ne semble avoir autant de force dans la vision tronquée et trop souvent anecdotique de Tcherniakov, contraint de donner crédit à son idée de laboratoire qui ne va pas faire long feu…L’anneau d’abord, comme on l’a dit, il ne sert à rien, et ne trouve aucun substitut, aucun symbole comme chez Schwarz, forcément ça ne colle pas vraiment à l’histoire racontée par Tcherniakov, c’est quand même ballot pour une œuvre qui s’appelle « L’Anneau ». Wotan ? le démiurge ? Il apparait donc comme le directeur du centre, mais il se découvrirait d’un coup soumis à une force, une volonté de domination par la renonciation à l’amour d’un des cobayes. C’est complétement tarabiscoté, de quoi peut-il donc s’inquiéter tout au long du deuxième acte de la Walkyrie ? Wotan n’est plus grand-chose chez Tcherniakov. Il n’y a pas la force évocatrice de la scène finale de la Walkyrie qu’on trouve chez Schwarz : les adieux à Brünnhilde sont pour Wotan un terrible déchirement, seul derrière ce mur, il est bien le personnage central ici, s’agissant surtout des adieux à sa propre divinité, c’est autrement plus dramatique ! Adieux qui signent la fin de son empire, c’est le sujet central du Ring.
Chez Schwarz, il y a aussi l’enfant, ou plutôt, l’enfance perdue et pervertie, deux très belles notions (magnifique séquence du Printemps des Wälsungen, vision nostalgique de cette enfance). C’est la descendance qui importe, ceux qui vont assurer l’avenir et la pérennité d’une dynastie. Le vrai pouvoir est assuré par les nouvelles générations qui prennent la relève, il faut pervertir et éduquer l’enfant à dessein, dès le plus jeune âge. Chez Tcherniakov , il n’y a rien à récupérer ni rien à transformer, puisque rien n’a été vraiment volé, rien n’a été perverti. le Frêne souillé du Centre peut-être ? La Frêne souillé pour s’amuser de la psyché humaine, pourquoi pas, c’est une idée, mais elle ne peut pas tenir 15 heures…
Il y a aussi de nombreux personnages qui prennent de l’épaisseur chez Schwarz, comme dans une série télévisée qui développe des psychologies : Freïa en victime, anéantie par son émancipation bourgeoise, Erda la gouvernante observatrice, Fricka qui représente la pérennité de la dynastie, Hunding en policier corrompu, Fafner en parrain, Les Nornes : cauchemar d’une histoire d’enfance qu’on aurait souhaité moins malheureuse (à quoi servent les Nornes par exemple chez Tcherniakov ? A rien…). Que tous les personnages cités ci-dessus sont creux et sans épaisseur chez Tcherniakov ! Les filles du Rhin ? Que veulent-elle récupérer ? Que pleurent-elles ? Même remarque pour de nombreux accessoires de ce Ring, ou encore de certaines vidéos inutiles (l’arc en ciel ridicule de Froh, Nothung ou la lance de Wotan qui apparaissent comme des cheveux sur la soupe, la video du flash introduisant Siegmund, ou celle du jeune Siegfried, mal filmées et sans intérêt, etc.). Certaines scènes importantes sont tronquées, voire se contredisent : la mort de Siegmund (quelle fénéantise dans la mise en scène), ou encore Brünnhilde qui semblait s’être émancipée de Wotan et du Laboratoire à la fin de la Walkyrie, pour en fait être tous deux de mèche afin d’attirer Siegfried sur le rocher en flamme. Le tout culminant dans un très long Crépuscule empilant des scénettes anecdotiques : la bière et la tartine de beurre de Gunther/Siegfried ? Du grand art…assurément…
Ou comment faire diversion sur des éléments devenus encombrants : l’éternel problème Tcherniakov.