« Triqueti, la force du trait ». Musée Girodet, Montargis, du 3 décembre 2022 au 2 avril 2023

Commissaire générale : Sidonie Lemeux-Fraitot

Montargis, Musée Girodet, le 3 décembre 2022 

Malgré l’adversité, la collection du musée de Montargis redevient peu à peu visible. La réouverture d’une salle consacrée au sculpteur Henry de Triqueti est l’occasion d’une exposition d’œuvres graphiques du sculpteur, dessins récemment restaurés après avoir de justesse échappé à la destruction lors de la terrible inondation de 2016.

Le musée des beaux-arts de Montargis revient de loin. Fin mai 2016, ses collections ont été recouvertes par les eaux, lors de la montée du niveau du Loing. Une rapide mobilisation a permis de sauver les œuvres, qu’il a ensuite fallu restaurer. Les huiles sur toile ont été épongées, opération relativement simple si l’on songe au traitement qu’ont nécessité les plâtres et terres cuite, ou les dessins. La restauration des œuvres est encore loin d’être achevée, mais elle est presque achevée en ce qui concerne les peintures, et en est à la moitié pour les sculptures. Néanmoins, le musée – qui était en cours d’agrandissement et de réaménagement lors de l’inondation, les œuvres étant alors stockées dans une salle prétendues étanche – a rouvert dès décembre 2018, permettant d’admirer son Zurbaran, son Solimena, son Géricault ou sa salle consacrée à l’enfant du pays, Girodet, l’artiste dont le musée porte le nom.

En ce mois de décembre 2022, une nouvelle salle ouvre au public pour célébrer un autre artiste natif du Loiret, également fêté par une exposition : Henry de Triqueti (1803–1874). Ce sculpteur aujourd’hui méconnu du grand public fut très apprécié en son temps, surtout des têtes couronnées, et pas seulement en France. Si le musée des Beaux-Arts d’Orléans inclut dans ses salles du XIXe siècle deux belles vitrines remplies de statuettes de Triqueti, le musée Girodet détient, lui, tout le fond d’atelier de l’artiste. Il convient de préciser que le sculpteur fut étroitement associé à la création même de cette institution : c’est en effet lui qui supervisa la construction de l’édifice qui, abrita longtemps sous le même toit le musée et la mairie de Montargis – la salle des mariages a été préservée et sert encore à célébrer les unions civiles. La galerie de l’étage, avec son éclairage zénithale, fut conçue par Triqueti. Et quand l’artiste mourut, c’est tout logiquement que sa fille Blanche légua à la ville tout ce qui se trouvait encore dans l’atelier.

Homère à la fontaine Hippocrène, janvier 1872. Pierre noire, sanguine avec rehaut blanc, aquarelle, sur papier marouflé sur toile, 237,5 x 145 cm © Musée Girodet / François Lauginie

 

Elève du portraitiste Louis Hersent, le jeune baron de Triqueti envisage d’abord une carrière de peintre. Le musée de Montargis présente l’unique toile connue de lui : Valentine de Milan demandant à Charles VI la vengeance du meurtre du duc d’Orléans. Exposée au Salon de 1833, elle s’inscrit dans le courant troubadour, d’autant plus que la toute première œuvre de ce style, réalisée par Fleury Richard en 1802, s’intitulait justement Valentine de Milan pleurant la mort de son époux. Ledit époux étant Louis Ier d’Orléans, cette peinture ne pouvait manquer d’être distinguée par Louis-Philippe qui l’acquit pour ses appartements. Néanmoins, Triqueti décida peu après de devenir exclusivement sculpteur.

Cet intérêt de la famille régnante devait se confirmer dix ans après avec la commande du tombeau de Ferdinand-Philippe d’Orléans, mort en juillet 1842 dans un accident de voiture. Le musée Girodet détient le plâtre original du gisant. Et c’est probablement la réussite de cette sculpture qui allait lui valoir, vingt ans après, une très prestigieuse commande : celle du cénotaphe du prince Albert par la reine Victoria, à Windsor, autre gisant dont le plâtre est également visible à Montargis. C’est au prix d’une délicate opération de sauvetage que ces deux grandes œuvres ont pu être minutieusement nettoyées et restaurées, pour être enfin rendues au public.

Trois vertus, vers 1860. Encre, plume, lavis, craie blanche, encre blanche sur papier collé sur autre papier plus fort. 18,5 x 43 cm © Musée Girodet / François Lauginie 

 

Vers le milieu du siècle, Triqueti réalisa aussi les portes en bronze de l’église de la Madeleine, sur le modèle des portes du baptistaire de Florence, et réinventa une technique tombée en désuétude depuis la Renaissance, la marqueterie de marbres gravés appelée intarsia ou, selon le vocable apparemment préféré par l’artiste, tarsia. C’est ce procédé qu’il utilisa pour décorer la chapelle commémorative de Windsor, et qu’il appliqua à de nombreuses reprises pour des projets français ou anglais, ces derniers ayant plus souvent abouti.

Outre ces plâtres, terres cuites et marbres, le musée Girodet possède des dessins de Triqueti, qui viennent également d’être restaurés et dont une trentaine sont exposés au rez-de-chaussée. Pas de catalogue, hélas, mais cela viendra peut-être, idéalement avant la fin de l’exposition. Ces feuilles  montrent un dessinateur de talent, révèlent des idées de décor restés à l’état de rêve et soulignent l’originalité d’une esthétique dont le classicisme se pimente heureusement d’archaïsme.

En 1844, l’architecte Visconti, qui comptait sur Triqueti pour décorer le tombeau de Napoléon, l’envoya en Italie afin qu’il se documente sur la technique de la marqueterie de marbre. Ayant rencontré le prince Albert en 1848 lors d’un séjour à Pau durant lequel il se convertit au protestantisme, Triqueti concourut notamment pour la rénovation du chœur de la cathédrale Saint-Paul à Londres, élaborant quatre études pour des tarsias associant marbre noir pour les fonds, marbre blanc pour les parties nues du corps, et marbre brun orangé pour les vêtements, en des frises évoquant les vases grecs pour leurs couleurs, les allégories de la Renaissance pour leurs formes.

Daniel parmi les lions se lève à l’appel du roi Darius, après 1864, carton pour le tarsia. Encre, sanguine, pastel, fusain, rehauts de craie blanche sur papier, 174 x 106 cm © Musée Girodet / François Lauginie

Dans les années 1860, il conçoit pour University College un grand Marmor Homericum honorant l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée ; c’est également à Homère qu’aurait dû être consacrée son ultime tarsia, en 1872, dont le musée de Montargis conserve un stupéfiant dessin préparatoire en grandeur réelle, en plus des marbres assemblés mais non encore gravés. Haut de près de deux mètres et demi, Homère à la fontaine Hippocrène évoque Ingres revu par Gustave Moreau.

Le musée possède également plusieurs grands dessins destinés à la chapelle de Windsor, pour lesquels Triqueti emprunte à l’art égyptien ou assyrien tel ou tel détail de vêtement ou de coiffure : Daniel parmi les lions se lève à l’appel du roi Darius (d’où provient le détail animalier choisi pour l’affiche de l’exposition), L’Etude de l’Hébreu, L’Etude de la musique, la Reine de Saba, et diverses études de drapé ou de composition, pour le retable sculpté de la Résurrection. De quoi remettre en perspective un artiste trop vite oublié dans son pays natal, et dont la plus belle réalisation se situe outre-Manche, la France n’ayant jamais offert à Triqueti les occasions de déployer toutes les facettes de son talent.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Musée Girodet / François Lauginie

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