Programmée hors les murs, Odyssées 2020 est d’office placée sous le signe du déplacement. Accompagnés par le personnel très accueillant du Train Bleu, les spectateurs empruntent une navette qui les emmène jusqu’à une salle à distance du tumulte qui règne au sein des remparts de la ville pendant le festival. Cet espace, mis à disposition par la MAIF sans doute utilisé pour des formations ou des stages, ne paraît a priori pas des plus confortables pour les comédiens qui jouent très près du public, installé sur un gradin recouvert de coussins colorés. L’accueil en salle est lui aussi très chaleureux. Avant cela, grâce à des casques mis à disposition à l’extérieur de l’espace de jeu, on a été invité à écouter le texte produit par Célia Houdart qui constitue le prologue et reprend la chant IX.
Le dispositif scénographique, très modulable, est constitué d’une structure faite de bancs de vestiaire avec une armature verticale métallique supportant des portemanteaux – probable évocation métonymique d’un univers scolaire lointain dans le temps. Ces éléments flexibles permettent de redimensionner l’espace au fil des trois pièces que les comédiens vont successivement jouer faisant surgir par exemple, une salle de musée ou un ponton sur lequel avancer.
Le comédien Maxime Le Gall est assis sur un des bancs et lit L’Odyssée, soulignant tout de suite l’univers intertextuel de la succession de pièces qui va débuter. On entend en off des voix d’enfants. Commence Où le souvenir s’abîme écrit par Baptiste Amann. La comédienne Jeanne Lazar attend, bonnet vissé sur la tête : elle est Ulysse, un élève de Sixième qui raconte à Madame Alkinoos jouée par Céline Dupuis, l’aventure d’un carnet de correspondance égaré. Banal et attendrissant pourrait-on croire. Mais le garçon – joué par une jeune comédienne, ce qui ouvre le champ des possibles pour toutes et tous – vit une authentique odyssée, croisant les frères Kikones qui le harcèlent, l’affublant du nom d’ « esclave » et auxquels il va résister ; les grands Terminales que sont les Lotophages – nom de leur groupe de musique ; Circé – Céline Dupuis, haute en couleurs – une élève de Quatrième qui va lui venir en aide, non sans exercer sur lui un chantage avec d’étranges applications sur mobile – les drogues d’aujourd’hui, sans doute ; un chef de chœur Sirène – remarquable Maxime Le Gall, revêtu d’une étole évoquant les ailes des monstres mythologiques contre lesquels Ulysse doit résister. Comme son aînée antique, Circé rappelle l’importance du souvenir des défunts : c’est l’occasion de rappeler la mort du chien Tirésias (!) mais aussi de sa mère, que la responsable de la cantine, Calypso, connaissait bien. Le récit rétrospectif d’Ulysse devant Madame Alkinoos s’achève et les méandres de sa mémoire en font une figure épique aux allures mythologiques. Les héros ne sont peut-être pas si loin de nous, semble-t-on nous chuchoter.
Changement d’espace, changement de costume à vue. Un des bancs est surplombé par un tableau blanc – autre renvoi à l’école – qui, une fois retourné, laisse apparaître une reproduction de La Reconnaissance d’Ulysse et de Télémaque d’Henri-Lucien Doucet (1880). Commence Le Retour, écrit par Yann Verburgh. Céline Dupuis est Athéna, collégienne en visite au musée avec sa classe, jeune déesse de la sagesse d’aujourd’hui, distribuant des tracts aux spectateurs, militante écologiste voulant sauver le monde du désastre – un autre héroïsme tellement nécessaire. Elle souhaitait que Télémaque – Jeanne Lazar glisse d’un personnage à l’autre – la rejoigne aux toilettes. Une sensualité toute adolescente et audacieuse. Mais le gardien – Maxime Le Gall grave et tout en retenue – se révèle être son père, de retour d’une mystérieuse guerre, se dissimulant dans une autre vie loin des siens. La colère éclate. Pas celle des dieux qui sont ici absents mais celle d’un jeune adolescent devant son père qui est devenu volontairement un étranger, honteux d’être en vie après toutes ces morts autour de lui. Difficile de se retrouver. Ce dernier le serrera quand même dans ses bras lui réclamant du temps. Fin ouverte laissant dans l’incertitude d’une reconstruction.
Troisième et dernier changement à vue. Un ponton est constitué avec l’ensemble des bancs débarrassés des portemanteaux. Commence La Fille d’Ulysse de Mariette Navarro. Ulysse – Maxime Le Gall – est de retour d’un long voyage et il est atteint d’une forme de mal de terre. Sa fille Léna – Jeanne Lazar aux cheveux détachés – le croise et par ce qui pourrait être une intuition inspirée par les dieux, ils se reconnaissent. La jeune fille lui révèle qu’il n’y aura pas de bataille avec les prétendants : Pénélope s’est lassée d’attendre le retour de son mari et a choisi de partir vivre ses rêves de son côté. Face à face, le père et la fille éprouvent eux aussi, des difficultés à se retrouver après tout ce temps qui les a laissés si éloignés l’un de l’autre. Jusqu’à l’étrange récit de la vague scélérate que le marin fait à Léna. Celle-ci peut alors se dresser, partir et commencer sa propre odyssée.
La mise en scène soignée et très adaptable suivant le lieu de représentation témoigne du réel engagement de Noémi Rosenblatt et des auteurs dans un projet à destination du jeune public. Les comédiens sont très justes et précis dans leur jeu, contribuant à ce que ce projet collectif – citons à ce sujet, le travail d’Alexis Descamps à la régie générale – réactive la force du mythe dans notre présent souvent si peu enclin à rêver avec une jeunesse pleine de ses ressources, pleine de ses belles qualités pour affronter un avenir aussi incertain que celui du héros regagnant sa patrie après dix années de guerre de Troie. Sans doute faut-il éprouver une affection profonde pour ces jeunes générations pour leur rendre pareil hommage. Et offrir la possibilité de l’exprimer ainsi est aussi une des forces du théâtre dont on peut vraiment se réjouir.