Un homme est déjà assis sur la scène étroite et peu profonde. Il regarde les spectateurs qui prennent place dans les gradins – un espace tout aussi peu vaste pour une petite jauge, parfaite pour un théâtre de l’intime. Une table en fond de scène avec quatre verres contenant une quelconque orangeade. Une plante quelconque également en fond, dans l’angle à cour – dérisoire ornement. Quatre chaises en demi-cercle. L’homme occupe l’une d’entre elles. Il croise les jambes. Cheveux ras, lunettes, petite moustache. Un blouson en cuir. Un anneau à l’oreille. Sur le mur à jardin, un phallus dessiné à la craie. Et ces mots : « Young man needs boy with big cock ». Provocateur et évocateur pour le moins.
Sans transition, il prend la parole et se livre. Il écrit. Il ne connaît pas le succès. Il se résigne. « Si c’est pour faire du Marguerite Duras ou du Nathalie Sarraute en moins bien, c’est pas la peine. » Il pense au cinéma. Préférable pour le succès – qui sait ? Il écrit des nouvelles, en a envoyé dans différentes maisons d’édition. On lui a opposé un « refus extrêmement encourageant ». Il se rassure. C’est touchant. Les spectateurs rient. De lui, un peu mais aussi pour désamorcer le malaise. Il en arrive à la conclusion qu’il a « quelque chose à voir avec l’écriture ». Étrange préambule qui ne révèle presque rien au public, littéralement saisi. Oubliées, les conventions. Le spectacle se joue et on ne reconnaît rien ni personne. Comment affirmer l’identité de cet étrange locuteur qui se confie sur ses insuccès ? Est-ce la représentation-épure d’un Guillaume Dustan assagi ? Où sommes-nous ? Et nous, qui sommes-nous dans ce théâtre sans repère ?
Jeanne Lazar prend ainsi le parti de nous perdre d’emblée très habilement. Sans doute pour nous rendre plus vigilants, plus disponibles, plus sensibles – sans attendrissement mièvre – dans ce moment d’intimité fictive qu’elle et ses comédiens nous invitent à partager. Le dispositif est résolument simple, dépouillé de tout artifice. Restent les corps. Et surtout, la parole.
Une femme et deux hommes entrent par la salle, à jardin. Ils vont boire et s’installent sur les trois autres chaises, près de celui qui est déjà assis. L’homme à la droite de ce dernier est vêtu d’un ensemble blouson-pantalon en jeans et ses baskets dorées à lacets rouges attirent l’œil ; l’homme à sa gauche, plus charpenté, les bras nus porte un t‑shirt blanc aux manches courtes relevées et un pantalon noir. Quant à la jeune fille, occupant la place la plus gauche du tout premier, elle est vêtue d’une combinaison pantalon bleu saphir et ses lèvres soulignées d’un rouge vif marquent son visage ouvert, amical envers tous. « Guillaume Dustan », dit-elle. Et retentissent pour la première fois les notes arrangées à partir d’un morceau du groupe Paradis. Un jingle qui reviendra plusieurs fois – comme un semblant de ponctuation. On comprend alors que nous participons à un talk-show à la télévision. Un programme déréalisé et recomposé pour le théâtre. « Une émission poétique, une sorte d’émission rêvée où l’écrivain a le temps de parler » déclare même Jeanne Lazar dans sa note. Tout s’éclaire alors dans une ingénieuse anamorphose permettant curieusement de mieux entendre ce qui se dit sur scène. Car c’est principalement de cela dont il s’agit : faire entendre la voix des « écrivains fascinants » qu’étaient Nelly Arcan et ici, Guillaume Dustan.
William Baranès de son vrai nom est mort à trente-neuf ans des suites du sida. Comme le décrit Thomas Clerc qui signe la préface du premier tome de ses œuvres chez P.O.L, on peut le définir comme « homosexuel militant, hédoniste déclaré, apologiste des drogues, chantre du monde de la nuit, pornographe politique (…) continuateur de l’esprit de 68 ». Figure provocatrice et subversive de la fin du XXème siècle, Guillaume Dustan est un météore pulvérisateur de toute forme de politiquement correct. Volontiers polémiste, il a souvent été confronté à de nombreux adversaires parmi lesquels les militants les plus engagés – on se souvient de la réaction virulente d’Act-up contre sa défense des relations sexuelles non-protégées en 2001. Cela étant, il ne s’agit pas de le réhabiliter ici, près de quinze après sa disparition. Le souci de la metteure en scène est bien que « nous puissions entendre ce que [ces écrivains] avaient à dire ». Elle oriente donc tout son travail de recherche au plateau sur ce qu’elle considère comme un paradoxe : « la parole de soi au milieu des autres ». Et la forme novatrice de cette émission de télévision fictive lui permet de mettre en lumière au sens propre du terme, cette apparente contradiction.
On identifie principalement la représentation complexe de Guillaume Dustan sous les traits du très justement désinvolte et fragile Thomas Mallen. « Mes livres sont sur la survie (…) la vérité est très violente » assène-t-il. Pas de demi-mesure dans cet échange en public – devant nous – les sujets abordés – actuels au demeurant – placent le plateau sous tension : l’homophobie et les insultes, l’usage des drogues, la condition des femmes, l’amour sans préservatif à une époque où on meurt massivement de la maladie. Préalablement, il a été dit au début qu’on pouvait tout dire, tout se dire au fil de cette conversation libre, supposée sans limite – car c’est le code du talk-show à heure de grande écoute. Évidemment, il n’en est rien. Le ton monte, les attitudes trahissent la nervosité. Jean-Luc (Glenn Marausse, drôle et touchant dans sa pudeur) et Laurent (Julien Bodet, formidable apollon hétéro) reprenant souvent les propos des authentiques contradicteurs de l’écrivain, maintiennent l’échange sous des latitudes contraignant la parole de Guillaume qui n’achève pas, corseté dans ce piège télévisuel reconstitué. « Là, il [Laurent] fait le plein de poésie, c’est super, mais je voudrais parler, de gay et tout ça ». La parole entravée. Le véritable Dustan en a largement fait les frais quand il participait à ces programmes. Certes, il acceptait complaisamment d’être l’agitateur outrageant de la soirée. Un effet notoire de l’égocentrisme. D’ailleurs, pour la postérité médiatique, il reste ses moments de buzz. Mais Dustan était plus complexe qu’il n’y paraît dans ce miroir aux alouettes où chacun est objectivé. Pour lui, il y avait là aussi l’occasion de monter à la tribune, de partager ses idées avec le plus grand nombre. Bien sûr qu’il se heurtait à ses propres contradictions, à ses propres angoisses aussi sans doute. La morale devant rester sauve, les animateurs le plaçaient dans une forme de rétention, réduit à sa propre surface. Le reflet d’un homosexuel à perruque insolent. Sans envergure.
Jeanne Lazar devient parfois cette intervieweuse moralisatrice – c’est elle-même qui joue le rôle, opérant un singulier mouvement de regard sur sa propre mise en scène. Pourtant, elle n’a de cesse de chercher à dénouer ses bâillons, en le faisant parler – parler de soi – à travers son adaptation, et par la bouche de tous les comédiens, elle incluse. Mêlant fragments d’interviews, extraits de ses romans, elle nous permet d’entendre « l’écrivain qui gagne » dans toute sa superbe, l’intellectuel s’adonnant à tous ses excès. La douleur dans un monde de sucre. L’homme sous l’image dénaturée de l’homme. Enfin.
Dans une grande sobriété, ces jeunes artistes réussissent ici un véritable tour de force théâtral : pendant les cinquante minutes de la pièce, ils emmènent les spectateurs dans un rêve éveillé à la rencontre – ou à la redécouverte – d’une personnalité captivante et magnétique. Un être vivant et pensant dans une temporalité contrainte, captif d’un « vivre vite » imposé par la maladie. On entend distinctement tous ses mots y compris ceux pour dire sa difficulté à exister. « Moi, je n’ai pas compris le monde. Puis, j’en ai rien eu à foutre, une fois que je l’ai compris ».
Gageons que la deuxième partie sur Nelly Arcan sera aussi finement aboutie. En attendant, Guillaume, Jean-Luc, Laurent et la journaliste nous a vraiment plu : un coup de cœur !
petite pierre devient plus qu' un roc, un cap, une péninsule !