Installés sur les gradins dans la salle, on constate que le plateau en face est vide. Une sorte de tapis semble délimiter ce qui sera certainement l’espace de jeu des comédiens. Ces derniers ne tardent d’ailleurs pas à entrer et dans une adresse directe aux spectateurs, ils annoncent qu’ils vont jouer Costa le Rouge. Désireux de présenter le sujet de la pièce, ils s’inquiètent : « Le communisme, ça va pour tout le monde ? » Et chacun de prendre la parole dans ce qui finit par devenir un brouhaha savamment orchestré dont on retient quelques phrases percutantes cependant, à l’exemple de « Les capitalistes, c’est tout pour ma gueule ! » lâché par Jean-Pierre Cliquet qui sera Papé, le grand-père de Costa dans la pièce. Les éclats de voix cessent. La comédienne et musicienne Béatrice Courtois joue quelques notes de guitare électrique. La lumière monte sur le plateau qui va progressivement se remplir avec de multiples objets du quotidien apportés par les comédiens eux-mêmes : un tabouret, une serviette, un broc et sa cuvette d’abord. Le père et Costa – joué par Benjamin Ducasse qui donne la très fine allure d’un homme-enfant au personnage – aident le grand-père à se laver les mains. Comme un rite ancestral accompli de génération en génération. Et l’idée de transmission affleure déjà. C’est alors que chacun s’agite, va, vient : l’installation du plateau se poursuit avec la mise en place d’un guéridon, d’une table, de chaises en formica ou encore d’un bidet. L’ensemble dénote un intérieur assez ordinaire. Pourtant, tandis que le grand-père la gratte, on remarque la terre qui jonche étrangement le sol du plateau par endroits.
Commence alors l’échange avec Costa évoquant une graine à faire pousser et surtout pour le plus âgé des deux, le fait de « faire résonner ce qui [lui] reste de voix ». Costa le Rouge est à ce propos, une pièce dans laquelle on entend beaucoup la voix de Papé. Porteuse d’histoires – celle de Davidovitch et d’Elena. Porteuse de l’Histoire. Il s’agit de remonter aux origines, de retracer le parcours des Hommes jusqu’à ce plateau-appartement modeste. Et déjà en creux cette question sous-jacente et embarrassante qui persiste : comment les Hommes en sont-ils arrivés à ce point de leur Histoire aujourd’hui ? Costa a justement beaucoup d’autres questions à poser à ce sujet : ses parents n’y répondent pas. C’est alors que la violence surgit. Brève mais sans équivoque. Le silence est mortifère, l’ignorance est intolérable. Les adultes ont un devoir de transmission, ne peuvent s’y soustraire. Costa le confirmera en proclamant que « Savoir / C’est important / Faut que je sache » C’est Papé qui va reconstituer le fil des choses en partant du « commencement » où « il n’y avait rien » pour finalement égrainer par la négative les mots – les maux – de notre monde actuel parmi lesquels « un land sans multiplexe cinéma pour divertir l’homme une fois qu’il a bien mangé sans télévision toute plate achetée à troisième crédit », « le no polyester polypropylène’s land », « le no Coca-Cola world’s land », « le no very important people’s land ». Le théâtre jeunesse n’exclut évidemment en rien la satire perceptible par tous.
À ce moment, les deux parents Pa et Mum, joués par Olivier Brabant et Béatrice Courtois, sont étrangers au lien unissant Costa à son grand-père. Ce dernier va revenir sur l’apparition de l’eau dans une scène où il verse celle de la carafe du repas familial sur la table, où il frappe la quantité de liquide ainsi répandu. « Parce que l’eau te nettoie le dehors et le dedans (…) Parce que H2O / Mais pour combien de temps encore ? » Le silence suivant la question révèle l’urgence de la réflexion.
La mise en scène signée conjointement par Simon Dusart et Pauline Van Lancker déroule délicatement ces fils historiques entremêlés en usant d’objets, tous investis d’une charge symbolique nette : les êtres humains représentés par des pommes de terre – les « Monsieur Patate » de l’enfance qui sont aussi le rappel du passé de Papé – ou encore un hachoir-serpent presque biblique. Le marteau et la faucille sont là aussi, les symboles du partage avec les camarades. Mais dans les mots du récit de Papé seulement, récit qui nous conduit au présent de la fable. Également à celui de la représentation où les meubles vont s’entasser sur le plateau. À celui marqué par le déroulement vertical soudain et retentissant de tentures plastifiées depuis les cintres, en fond de scène – bel effet visuel avec les lumières en contre.
Le présent, c’est aussi celui qui entraîne la disparition de Papé – « Saloperie de crabe ». Le présent qui floute les contours de sa silhouette derrière les tentures plastiques. Celui du silence des parents qui ne veulent pas révéler cette vérité brutale à Costa même si Papé a insisté pour qu’ils le fassent – encore une transmission de savoir manquée.
Pourtant, Papé est là. Il sort de derrière les tentures. Et il « regarde les étoiles, ce qu’il en reste ». Costa reprend les mots de Papé. Il plante la graine à son tour, il accepte l’héritage, la filiation. Il est la manifestation réjouissante que la transmission de certaines valeurs peut sauver l’individu – nous sauver tous ? – que la petite histoire permet non seulement de raconter l’Histoire des Hommes mais contribue en définitive à la bâtir dans l’avenir. « Je sens que tout pousse en moi » Et Papé de lui recommander de prendre « soin de l’arbre ». Le message est passé au-delà du plateau. Certes, Pa n’est pas Papé. Certes, il va retrouver Papé dans un moment hors du temps, irréel. Un moment au cours duquel il va se confier, avouer le poids de la culpabilité d’avoir contribué à détruire « ce qui avait été [sa] vie », de n’avoir pas su suivre ses valeurs, de l’avoir trahi. Au moment de se quitter, ils auront néanmoins du mal à se laisser et se disent la difficulté de la séparation dans une scène toute pleine d’émotion, rendue avec beaucoup de justesse par les deux comédiens. Avant qu’un rideau ne les sépare définitivement cette fois – autre belle image dans le spectacle.
Costa quant à lui, ira au bout de son parcours – la pièce retrace son apprentissage. Il joue à la révolution avec les pommes de terre et les boîtes sur le buffet débarrassé de son étagère, devenu promontoire pour lui. Il joue comme un enfant joue par imitation, dans une belle mise en abyme. Le jeu du comédien oscille entre deux âges : celui de l’enfance – où étymologiquement on ne parle pas – et celui de l’âge adulte où on a grandi et où la parole permet d’entrer dans l’Histoire des Hommes. Il se saisit d’un micro, monte dans les gradins. Un grondement en effet sonore se fait entendre. Pleins feux dans la salle. Il retire son T‑shirt, fait applaudir le public, entonne Bella Ciao. « Costa le Rouge a rendez-vous avec l’Histoire. » Et il se recouvre le corps de poudre rouge.
Sylvain Levey esquisse ici les nouveaux traits de la figure héroïque, ordinaire et extraordinaire à la fois, grâce au choix que chacun effectue pour sa propre place dans la marche du monde. Loin de relever d’un théâtre didactique et moralisateur austère, Costa le Rouge comme tous les textes de Sylvain Levey, invite à la pensée et laisse une porte ouverte. Le présent ouvre en effet vers un futur plein d’espoir, sans excès de naïveté pour autant. Avec cette mise en scène très réussie, la Compagnie dans l’Arbre respecte son engagement de rendre ce texte « accessible à un public adolescent ». Simon Dusart et Pauline Van Lancker avec les quatre comédiens l’ont d’ailleurs rendu accessible à tous. Et on ne peut que souhaiter qu’ils poursuivent cette démarche dans leurs prochaines créations.
Bel article qui nous met dans l appétit de voir ce spectacle et de lire l oeuvre de S,Levey
Merci