Wolfgang Rihm (né en 1952) 
Jakob Lenz,
opéra de chambre en un acte
Livret de Michael Fröhling

d’après la nouvelle « Lenz » de Georg Büchner.

Mise en scène : Andrea Breth
Scénographie : Martin Zehetgruber
Costumes : Eva Dessecker
Lumières : Alexander Koppelmann

Avec :

Georg Nigl : Lenz
Wolfgang Bankl : Oberlin
John Daszak : Kaufmann
Josefin Feiler : soprano 1
Olga Heikkilä : soprano 2
Camille Merckx : alto 1
Dominic Große : basse 1
Eric Ander : basse 2

Ensemble Modern

Direction : Ingo Metzmacher

8 juillet 2019 au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Jakob Lenz, opéra de chambre de Wolfgang Rihm (né en 1952), fait son entrée au Festival lyrique d'Aix-en-Provence. En reprenant la production qu'Andrea Breth avait créée à l’Opéra de Stuttgart en 2014 et qui est depuis passé par La Monnaie de Bruxelles et le Deutsche Staatsoper Unter den Linden, Pierre Audi fait un choix judicieux qui permet d'affirmer la ligne générale d'un festival soucieux de présenter des œuvres de répertoire dans des mises en scènes audacieuses, ainsi que des opéras contemporains qui bénéficient ainsi d'un écho international.

Georg Nigl (Jakob Lenz) 

Wolfgang Rihm composa son Jakob Lenz en 1979 – époque où le genre opératique pouvait enfin échapper aux fourches caudines de l'impératif catégorique de Darmstadt privilégiant l'objectivité à l'expressivité. Cet opéra semble avoir plutôt bien survécu à quarante années de création contemporaine au cours desquelles l'écriture même de Rihm a pu évoluer dans des directions radicalement opposées à certaines options qu'il défendait alors – à commencer par le choix d'une narration quasi expressionniste. Dessinant un portrait fantasmé et tragique de Jakob Lenz (1752–1792), la nouvelle éponyme de Georg Büchner ne fut que très peu remaniée par le librettiste Michael Fröhling. L'auteur de Die Soldaten y est décrit au fil de treize scènes qui sont comme autant de stations sur un chemin de croix dans une atmosphère de Sturm und Drang psychologique.

L'action fait l'impasse sur les épisodes précédant l'internement, depuis les moments heureux où Lenz fut accueilli à Weimar par Goethe, jusqu'à son expulsion. Trouvant refuge à Emmendingen auprès de Cornelia Schlosser, la sœur de Goethe, Lenz fut pris en charge par Johann Kaspar Lavater. On devine aisément combien le cas d'un poète schizophrène put passionner le célèbre inventeur de la physiognomonie. L'intérêt fut pourtant de courte durée puisqu'il confia son patient au pasteur alsacien Jean-Frédéric Oberlin, piétiste notoire et apôtre infatigable du progrès social. Malgré la bonté et la patience de son nouveau protecteur, Jakob Lenz multiplia les signes d'une folie délétère. C'est le voyage à pied qu'il effectua depuis Strasbourg jusqu'à Waldersbach, dans le Ban de la Roche (Steintal), qui fut à l'origine de la nouvelle que Büchner écrivit en 1835, racontant la chute d'un homme pris dans des délires mystiques mélangeant persécution et extase.

La réussite de la mise en scène d'Andrea Breth tient au fait qu'elle joue avec brio la carte d'un huis clos obsédant, offrant aux visions hallucinées du personnage la cruauté d'un décor sinistre et hyperréaliste. Cette Passion selon Saint Lenz débute par un cri déchirant, suivi de la chute brutale d'un corps nu depuis les cintres jusqu'au sol. Cette introduction métaphore renvoie à la peinture du poète en ange déchu, chassé de l'Eden social par l'autre grand poète allemand qui lui servait de modèle et dont le buste brisé gît lamentablement à terre. Le décor et la scénographie de Martin Zehetsgruber place le spectateur en vision frontale, observant à travers un judas, la décomposition psychologique d'un personnage secoué par des spasmes et des crises. Les murs glauques et délabrés sont à la fois ceux d'une cellule et d'un bureau de travail.

John Daszak (Kaufmann), Georg Nigl (Jakob Lenz), Wolfgang Bankl (Oberlin) 

Il est impossible de faire l'impasse sur la proximité d'inspiration qui relie le personnage de Lenz à celui de Wozzeck. Cette folie devenue pulsion suicidaire permet de visualiser ce qui, chez Rihm comme chez Berg a pu constituer la matière littéraire du drame musical. À la différence de Wozzeck, le personnage de Jakob Lenz poursuit une trajectoire résolument solitaire qui s'assimile à une descente en lui-même et une descente aux enfers, tournant le dos à un tissu social devenu carcan. Pris entre la douleur d'un amour impossible pour la jeune Friederike, il doit subir les discours lénifiants du pasteur Oberlin et la perversité du docteur Kaufmann. Andrea Breth trouve une forme d'adéquation parfaite entre le jeu exalté, volontiers excessif, de Georg Nigl et l'univers minéral et glacé qui, peu à peu semble s'infiltrer dans le corps de l'interprète au point qu'il se fige littéralement sur son lit de souffrance. Sanglé tel un gisant, il laisse à jour la faille sismique qui le fissure et qui justifie l'option du scénographe de montrer d'abord un personnage dédoublé, pour mieux le circonscrire ensuite à sa propre folie. D’étranges décors peuplent l’errance du poète dans son monde intérieur – mondes dont l'étrangeté est soulignée par des changements de décors aussi subits que virtuoses, et qui soulignent l'onirisme et l'absurdité des situations, tandis que les lumières d'Alexander Koppelmann alternent la cruauté des néons et la pénombre verdâtre et vénéneuse des couloirs. Une eau noire et visqueuse suinte d'un immense bloc de glace et parcourt un plateau figurant un intérieur glauque tapissé de papier peint déchiré, avec d'incongrus rochers noirs qui parsèment le sol comme autant d'obstacles mentaux qui encombre la psyché du personnage.

Wolfgang Bankl (Oberlin) 

Ce décor inhospitalier, dont les couleurs livides et l’atmosphère pesante ne sont pas sans évoquer les paysages de Caspar Friedrich ou les intérieurs de Vilhelm Hammershøi. L'humidité lépreuse ronge les tapisseries, tandis que les scènes se succèdent à la manière de flashs ou remontées d'images, montrant tantôt Lenz nageant obliquement dans un lac glacé, ou bien en position fœtale sur les rayonnages de l'immense bibliothèque, se débattant comme dans un cercueil ouvert. Cette obsession du corps prostré se répercute à même le sol lorsque, barbouillé d'excréments et guidé par ses propres démons, il implore le châtiment d'une flagellation, reflet d'une angoissante régression physique et mentale. En choisissant de montrer avec hyperréalisme, la réalité d'une souillure devenue la faute qu'on expie, Andrea Breth associe Lenz à la figure christique. Lorsque les assistants lui présentent la croix qui illustrera son supplice, il tombe à genoux et accepte son sort.

Andrea Breth joue sur des effets de dessus-dessous par l'utilisation de miroirs obliques, comme dans cette scène où le quatuor vocal imitant les voix intérieures de Lenz, apparaît sous forme de spectres suspendus en hauteur. Cette réalité vacillante donne à voir une action passée au crible du point de vue interne du personnage, avec un dérangement de la perception qui montre les enfants assis sur des chaises immenses (obsession de la mort de la fillette), Oberlin en douairière à robe noire ou bien encore les paysages alpestres réduits à la dimension de maquettes qu'on observe dans des vitrines.

John Daszak (Kaufmann), Georg Nigl (Jakob Lenz) 

L'éclatant succès de cette production tient principalement à la performance étourdissante autant qu'extrême de Georg Nigl, qui conjugue comme aucun autre le jeu théâtral et le chant. Impossible de distinguer chez lui ce qu'il convient d'admirer, entre les talents d'acteurs et la maîtrise d'une ligne de chant qui joue sur un ambitus redoutable, entre la raucité des graves gutturaux et les mélismes en voix en tête. La technique se plie parfaitement aux exigences délirantes du livret, livrant une incarnation stupéfiante et idéalement excessive d'un personnage hors-limites. Les deux autres rôles composant cette sainte Trinité de la souffrance sont tenus par  Wolfgang Bankl et John Daszak. Si le premier peine à habiter vocalement le profil d'un Oberlin déjà diminué par une présence scénique tenue volontairement en retrait par l'écriture, le second donne à Kaufmann le ton aigre et clinquant du Capitaine de Wozzeck.

Seuls treize instruments de l'Ensemble Modern (trois violoncelles, un clavecin, cinq bois, deux cuivres et percussions) habitent une fosse dirigée par le geste multiple et objectif de Ingo Metzmacher. Il développe une musique faite de contrastes et de contrejours, taillée en éclats tranchants par la présence impressionnante des percussions. Le plateau est porté par cette lecture à la fois délibérément pulsée et économe d'effets. L'expressivité naît naturellement d'un matériau citationnel traité dans un jeu de reflets prismatiques qui désignent et déforment tout à la fois les références classiques et romantiques de la musique allemande.

NB : ce spectacle est à retrouver dans une version captée à la Monnaie de Bruxelles (DVD Alpha Classic – ALPHA717 https://outhere-music.com/fr/albums/jakob-lenz-alpha717/livret ).À la qualité des prises de vue signées Myriam Hoyer s'ajoute un cast de premier plan, avec l'incontournable Georg Nigl entouré par Henry Waddington (Oberlin) et John Graham-Hall (Kaufmann).

Georg Nigl (Jakob Lenz) 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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