Bovary
de Tiago Rodrigues
Traduction de Thomas Resendes

Mise en scène : Tiago Rodrigues
Lumières : Nuno Meiro
Scénographie et costumes : Ângela Rocha

Avec :

Mathieu Boisliveau,
David Geselson,
Grégoire Monsaingeon,
Alma Palacios,
Ruth Vega Fernandez

 

Théâtre de la Bastille, le 12 mars 2018

Le Syndicat de la Critique, soyons un peu corpo, ne s’y est pas trompé en lui décernant le prix de la meilleure création en langue française 2016 : créée en portugais, au Teatro São Luiz de Lisbonne en 2014,Bovary est une pièce remarquable, qui non seulement donne à entendre et voir le texte de Flaubert mais lui offre, avec le procès intenté par le ministère public en 1857, une brillante analyse de texte. Tout fut décortiqué, haché menu, pas un frémissement ne lui échappa. Flaubert savait qu’Ernest Pinard, le « procureur impérial », avait parfaitement compris son roman. Lycéens : jetez vos livres de français et lisez la plaidoirie de Pinard, vous ne sauriez mieux préparer le bac. « Avec une telle méthode, je n’ose même pas imaginer ce que vous feriez avec un dictionnaire », lui balance son adversaire Jules Senard.

Lagarde et Michard, petits joueurs.

Le procès fondateur de la littérature française

Dans le mythe des Etats-Unis, le procès est un lieu fondateur (chez Kafka aussi, mais on n’insistera pas). La Justice, le droit y sont célébrés, ce qu’illustrent aussi bien la littérature (In Cold Blood) que le cinéma, de Young Mister Lincoln à Twelve Angry Men, sans oublier le récent Amistad. Notre culture est différente ; pourtant, ce procès, parce qu’il marque le triomphe de la littérature sur la censure, la liberté du créateur face à l’Etat geôlier, mérite assurément d’être un de ces lieux de mémoire qui fédèrent un pays. Pinard, et la pièce de Tiago Rodrigues le montre, on y reviendra, est un prodigieux Tartuffe, autre monument littéraire. Et surtout un crétin car il s’en prend à ce que l’on n’hésite pas à nommer ici notre génie national. Flaubert est un écrivain français. Et, s’il faut en croire Werner von Ebrennac, l’officier allemand du Silence de la Mer, qui égrène avec admiration nos plus grands auteurs, écrivain français est presque un pléonasme. Pinard s’attaque à un romancier, et quel romancier !, à la littérature, à la France, à lui-même. Avec quel bonheur, nous pouvons, plus de 160 ans après, le traiter d’imbécile ! Mais d’imbécile, lucide malgré lui : « Il n’y a pas un seul mot innocent dans ce roman. » Alors, Flaubert, bougon, mais gourmand : « Il a compris tout ce que j’ai écrit. Il me sert mieux personne. »

 

Emma B., le féminisme flaubertien

Voici la scène du théâtre. Pendant que s’installent les spectateurs, cinq comédiens jettent, méthodiquement, négligemment, joueurs ou sérieux, des feuilles blanches sur le plateau. Longues minutes où ces feuilles recouvrent peu à peu le sol. Le texte. Le roman. Qu’on piétine. Ou, comme Charles Bovary désespéré dans les derniers instants, qu’on ramasse fébrilement, pour tenter de le reconstituer ou lui donner, peut-être, une autre fin, moins implacable. Puis voici Flaubert lui-même, qui écrit à Louise Collet : « Voici donc toute l’histoire. » Il a embauché un sténographe, à soixante francs l’heure, pour garder une « preuve de la stupidité qui règne à notre époque. »

Fluide, le texte de Tiago Rodrigues mêle la correspondance, le procès, le roman. Et les acteurs endossent différents rôles, qui s’enchaînent et, parfois, se fondent. Ce qui aurait pu être un exercice scolaire s’avère une lecture passionnante, revigorante. On relit Madame Bovary en en observant les protagonistes. Aux termes du procès, on y entend un Flaubert résolument féministe, pardonnant, pardon encourageant son héroïne dans l’expression de son désir, lui offrant même le droit, impensable encore aujourd’hui, d’être une mauvaise mère, oxymore moral, et de l’assumer. « C’est bizarre : elle est laide, cette petite. » On lui enlèverait son nom, elle serait elle, Emma.

Dans un plateau quasi-nu (tables, tabourets, cadres ornés de loupes, accessoires), cinq acteurs donnent vie à la tragédie d’Yonville et à la pitrerie de la Sixième chambre.

Résolument debout, campé dira-t-on, nerveux parfois, bourru souvent, Mathieu Boisliveau livre un Flaubert à la fois fort et bonhomme, dégageant une impressionnante assurance. En Léon, il se découvre fragile, timide puis, aguerri par son séjour à Paris, calculateur, sinon cynique. David Geselson prête à Senard une souplesse d’allure, comme une manière d’ironie dans le mouvement, qui donne tout son sel à sa brillante plaidoirie. Plus martial en Rodolphe, séducteur aguerri, il est aussi un Homais délicieux même si le rôle est ici moins présent, forcément, que dans le roman.

Incapable de dire en mots ce que son esprit enfiévré imagine, Pinard tourne autour du pot, décrivant, mimant avec force gestes accentués, « la chute ». Ruth Vega Fernandez lui donne une voix timbrée, légèrement nasale, sonnant cliquetis, syllabes bien formées, élocution précise, froide, sarcastique, pincée. Tout ce que Pinard annonce n’est pas dans le roman, dénonce Senard, brillant de Flaubert (ah ! le fiacre !) : « Mon client ne peint pas, il photographie ». Senard fait du lecteur un adulte, « responsable de ce qu’il imagine. » Faux, trépigne Pinard, pour qui le lecteur n’est pas responsable « de ce qui lui est suggéré. » La bouche carnassière de Ruth Vega Fernandez croque ces suggestions, Pinard retient l’envie de se mordre les lèvres, ce qu’elle reproche à Emma. Lui aussi désire Madame Bovary. Que ne donnerait-on pas pour voir Pinard lisant, d’une seule main, la promenade à cheval !

Enfin, le couple ( ?!) Bovary.

Lui, d’abord, ce « charbovary » raillé par ses camarades de classe. Sa gaucherie est telle qu’on la croirait sournoise, et sa médiocrité à ce point flaubertienne qu’elle en devient attachante. Et sa gestuelle ! Clignements des yeux, main frottant machinalement le visage, face ahurie qui semble chercher sans cesse à se réveiller, Bovary excite la pitié au moment où il suscite le rire. Artisan de son propre malheur, il trouve la faiblesse de s’en réjouir. Véracité du corps engoncé, étroit de Grégoire Monsaingeon.

Et puis, Emma.

Lorsqu’elle apparaît, sans mot dire, respirant profondément, elle est déjà en train de faire l’amour. Son souffle est celui du plaisir. Lorsqu’elle parle à Rodolphe ou Léon, son regard, son corps tendu en avant, ses lèvres, retenues encire, sont déjà une attente. Elle désire, à tout instant. Sauf Charles, qu’elle toise, impitoyable, qu’elle repousse, ou voit à peine. Au château, lorsque vient l’heure du bal, elle explose. Danse frénétique, échevelée. Digne d’une Elektra straussienne, mais qui n’envisagerait la mort que petite. Il n’est plus alors question que d’un corps déchaîné, qui s’offre à tous, en impudeur glorieuse. Stupéfiante prestation d’Alma Palacios, qui impose parfois son silence dans ce superbe gueuloir de deux heures, à cinq voix.

Pinard, merci !

Voici l’heure de conclure le spectacle. Tiago Rodrigues décide de lui donner un corps, celui d’Emma. Le roman, le procès, les lettres… Brusquement, tout se dérègle et seul le corps d’Emma, ses lèvres, son désir importent. Pinard, Flaubert, Léon, Senard, Rodolphe, Charles, euh non, pas Charles, tous la veulent, tous l’embrassent. Elle est le sexe, le désir féminin, ce continent noir. Tous s’y précipitent. Convulsions. Arsenic. Larmes, détresse de « charbovary ». On a ri deux heures, comme dans un texte de Flaubert, ce romancier à l’humour mordant, ce romancier indispensable.

Cette grande réussite d’écriture invite à espérer une saison 2 : après la relaxe de Flaubert, blâmé mais pas condamné, Ernest Picard embraya aussitôt avec un autre procès. Qu’il gagna, cette fois-ci. Baudelaire doit s’acquitter d’une amende de 300 francs et certains poèmes des Fleurs du mal sont interdits. Le « procureur impérial », avait décidément un goût très sûr.

 

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