Traditionnellement le Festival de Printemps est un moment particulier à l’Opéra de Lyon, à cause de représentations au rythme serré, d’afflux de spectateurs et de presse venus de partout, d’autant plus cette année, après les récompenses flatteuses conférées à l’Opéra de Lyon par les Opera Awards et le mensuel Opernwelt qu’aucune maison française n’avait jusque-là obtenues ; il est évident que l’Opéra de Lyon est devenu une maison internationale que la presse spécialisée a prise en considération, et la nomination de Serge Dorny à la Bayerische Staatsoper de Munich en septembre 2021 en rajoute  : on va s’occuper et des futures productions munichoises et des éventuels successeurs à Lyon.

Alonso Sanchez Coello, Don Carlos, Musée National du Prado, Madrid

Un Festival consacré à Verdi construit autour de trois œuvres (Macbeth, Don Carlos, Attila) de profils très différents, donne l’occasion au jeune directeur musical Daniele Rustioni déjà connu et apprécié dans la maison par un public qui a eu l’occasion de l’applaudir dans plusieurs productions, de mieux se présenter dans un répertoire qui lui est idiomatique, lui le milanais qui s’est formé au Conservatorio Giuseppe Verdi de Milan.
Nous avons déjà rendu compte d’Attila en automne dernier et la production de Macbeth dans le cadre de Wall Street par Ivo van Hove, est connue. Nous en avons d'ailleurs rendu compte dans le Blog du Wanderer.

Le Festival montre ainsi trois figures de pouvoir traitées très différemment, du pouvoir né de la guerre (Attila) à celui de la trahison et de l’assassinat (Macbeth), et le pouvoir douloureux (Don Carlos).
Nous nous intéresserons à Don Carlos, l’une des œuvres les plus importantes et les plus mal connues (ou maltraitées peut-être) de Verdi. Une œuvre à la géométrie variable, aux versions multiples (s’il ne s’agissait que de « version française » et de « version italienne », ce serait assez simple) qui pose des questions de genre (le Grand Opéra), de style, de couleur, de langue, de dramaturgie.

Alonso Sanchez Coello, Elisabeth de Valois, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Don Carlos est un Grand Opéra, mais à l’instar d’Aida, assume une couleur plus intimiste que spectaculaire ; à part la scène de l’autodafé, ‑comme la scène de triomphe dans Aida-, la plupart des scènes restent assez intimistes, même avec la présence effective des chœurs  il s’agit de dialogues, de duos, de monologues.
Dans Don Carlos, aucun des personnages n’est pleinement heureux. Le seul moment de bonheur est l’acte I, quelques minutes où Carlos et Elisabeth croient en leur bonheur futur. Pour le reste ce ne sont que frustrations et répressions. Carlos frustré à la fois d’un mariage promis et aussitôt interdit ou volé, comme dit Christophe Honoré, qui place l’aimée en position de belle-mère. Elisabeth mariée malgré elle pour raison d’État et qui réprime son amour pour Carlos. Philippe II mal aimé et seul, au pouvoir limité par une Église toute puissante. Eboli qui rêve d’amour romantique et qui se retrouve éconduite. Posa tiraillé entre ses aspirations et ses amitiés, prisonnier de son statut de favori du souverain.
Aucun des personnages essentiels du drame n’est heureux, et le bonheur n’est qu’une idée lointaine. Le bonheur est-il possible à l’ombre d’une autocratie où l’église la plus répressive règne sans partage ? C’est une question presque stendhalienne.
Et pourtant tous les personnages, sauf Elisabeth peut-être plus résignée parce que fille de Roi, revendiquent leur droit au bonheur : Carlos, Philippe II, Posa, Eboli. Élisabeth est sans doute celle garde les choses en elle et se cache derrière ce qui la ronge (les fameuses lunettes noires de la mise en scène récente de Warlikowski).
Don Carlos est dit-on un drame historique qui en réalité n’a rien d‘historique. On représente toujours Philippe II au fond de l’Escurial, qui n’était alors pas sorti de terre au moment du mariage avec Élisabeth, soit entre 1559 et 1561, date probable de la consommation puisqu’ Élisabeth avait 14 ans au moment du mariage…Sa construction s’étend entre 1564 et 1584, et les deux héros Élisabeth et Don Carlos moururent en 1568…Quelque liberté est donc prise avec la chronologie, mais cela importe-t-il ?
C’est d’un mythe littéraire qu’il s’agit, né essentiellement à partir du texte de Saint Réal en 1672, un texte dont le style ressemble beaucoup aux évocations de la Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, repris au théâtre par Schiller en 1787, qui en fait un drame romantique qui exalte les idées des Lumières portées par Posa et instillées à Carlos, face au terrible Duc d’Albe, le boucher des Flandres.

Du point de vue du genre, il s’agit d’un Grand Opéra, c’est à dire le genre dominant à l’Opéra de Paris, depuis les années 1830, et qui en 1867 vivait quand même ses derniers feux.  Fresque historique, chœurs, passions vibrantes, solistes particulièrement sollicités.
Le Grand Opéra chez Verdi, c’est Jérusalem, c’est Les Vêpres Siciliennes, c’est aussi d’une certaine manière Un Ballo in maschera. Du côté français, le Faust de Gounod (1859, comme Un ballo in maschera) repris au Théâtre Impérial en 1865 en porte les caractères.
Le Grand Opéra, c’est surtout Meyerbeer, mort deux ans plus tôt, qui a fourni avec L’Africaine (en 1865) sa dernière œuvre, un chant du cygne qui gauchit déjà le genre.
Alors Don Carlos est un Grand Opéra par obligation parisienne en 1866–1867, mais c’est un moment déjà où les styles basculent, y compris chez Verdi. Et c’est évidemment cette position charnière ce qui en fait tout l’intérêt.

Le Grand Opéra est un genre fait pour les grandes maisons, les grands plateaux, les chœurs de plusieurs centaines de personnes. A priori, l’Opéra de Lyon avec ses 1100 places et son volume réduit n’est pas spécialement une salle adéquate pour ce genre d’œuvre. Le succès de La Juive a permis d’y envisager de manière plus sereine le Grand Opéra ; l’avantage d’une salle aux dimensions plus modestes est un choix élargi de voix qui dans un autre contexte pourraient difficilement affronter certains rôles. On peut donc « oser » de manière plus ouverte certaines voix, et pour d’autres c’est aussi une prise de rôle plus rassurante. Enfin, le rapport scène-salle plus intime permet au public de rentrer sans doute dans l’œuvre plus facilement et du même coup cela donne aussi un champ plus large à la mise en scène qui peut jouer sur ce qui est réellement Don Carlos, plus qu’une grosse machine, un drame noir des solitudes.

Enfin la question de Don Carlos, c’est aussi la couleur musicale, une question que Verdi a toujours posée en s’appuyant pour toutes les variations de l’œuvre sur la version originale et la langue française. La version française met en valeur un des plus beaux livrets écrits pour un opéra, qui nécessite un travail particulièrement attentif à la compréhension, et donc à la diction. Les grandes productions de Don Carlos ces dernières années n’ont pas toujours rendu justice à cette question : dans Don Carlos, comme dans Pelléas et Mélisande par exemple, il faut entendre le texte dans sa clarté et sa splendeur, or le français de chanteurs internationaux est souvent flou et pâteux, proche d’une phraséologie héritée de la traduction italienne, avec des voix qui correspondent plus quelquefois à un Don Carlo (italien) qu’à un Don Carlos (français).
Le rôle de Posa est assez typique de cette tendance, qui ne sonne pas du tout de la même manière en français et italien. Par chance ce rôle a désormais deux interprètes français d’exception, Ludovic Tézier et maintenant Stéphane Degout qui chacun avec leurs moyens et leur couleur, rendent justice au Posa original. Cela n’empêche pas les Cappuccilli et les Bruson d’être dans nos oreilles, et avec quelle émotion, mais dans un contexte différent auxquelles leurs voix donnent corps. Entendre Degout être un Posa qui chante presque comme Pelléas, comme pour une merveilleuse mélodie française, entendre Tézier s’emparer d’un style si particulier avec sa voix pourtant si fréquemment prêtée aux personnages italiens, ce sont des privilèges qu’on n’a jamais eu la possibilité d’entendre depuis une cinquantaine d’années.

Si on peut être étonné qu’une aussi grosse entreprise que Don Carlos entre dans l’écrin intime de la salle de l’Opéra de Lyon (dont la couleur noire colle d’ailleurs parfaitement à l’ambiance de l’œuvre), il faut aussi en tirer avantage : la proximité avec le plateau (jamais plus de 25m de distance entre le spectateur et la scène) impose aux voix une attention très forte au phrasé et à la diction. L’intimité de la salle fait écho à l’œuvre et il y a nécessité pour les personnages de se faire comprendre, pour renforcer cette proximité et il y a nécessité d’avoir des voix qui ne soient pas condamnées à (trop) pousser…L’appel à Sergey Romanovsky comme Don Carlos, qui a fait ses classes dans Rossini, et notamment le Rossini serio, est aussi un signe de cette adaptation au volume de Lyon, mais aussi à un style de chant très contrôlé, qui se rapproche plus du chant rossinien ou bel cantiste que de celui des ténors verdiens traditionnels . La vocalité de Romanovsky a peu à voir avec celle d’un Domingo ou d’un Bergonzi…on pourrait imaginer en revanche un Florez dans ce rôle français. Dans la réalisation de Lyon, on en parlera ailleurs, on entend le texte sans doute comme jamais on l’a entendu et cela compte pour dessiner une ambiance et une couleur.

Car on ne peut juger Lyon à l’aune de Paris, 2700 places et 1100 ne sont pas comparables, les distributions non plus, d’un côté des stars internationales, de l’autre quelques chanteurs connus, mais aussi d’autres moins connus, et une approche musicale tenant compte évidemment de l’espace et des contextes avec une approche scénique très soucieuse du texte.

C’est vraiment une chance que toutes les grandes mises en scènes récentes de Don Carlos soient si différentes, voire si opposées.

Le rêve petit bourgeois d'Eboli, pantomime sur la musique du ballet (Prod.Peter Konwitschny, Vienne, Hambourg, Barcelone)

Entre Konwitschny (Vienne, 2004, Hambourg et Barcelone), Bieito (Bâle 2007), Warlikowski (Paris 2017) et Honoré (Lyon 2018), ce sont des conceptions et des univers si différents que l’œuvre en est magnifiée dans sa richesse et sa complexité, avec en plus la liberté que donne une certaine absence de tradition, qui permet une ouverture plus grande : on le voit très clairement à Vienne où face à la version originale française plutôt décoiffante de Peter Konwitschny, la version en quatre actes est mise en scène de manière plus conforme par Daniele Abbado. Il reste que le spectateur parisien de Don Carlos se rendant à Lyon ne peut arriver avec ses comparaisons terme à terme, les deux approches sont trop différentes à tous les niveaux, mais il est sûr qu’il découvrira tout autre chose, et là aussi à tous les niveaux.

Waltraud Meier, Eboli, Prod.Bondy, Châtelet 1996

Enfin, la démarche critique s’intéresse souvent dans cette œuvre à la question des versions et des coupures, même si aucun spectateur profane n’en peut démêler l’écheveau. J’avoue être un peu lassé des revendications de versions complètes ou plus que complètes (du genre "Omo lave plus blanc"): on parlait jusque-là de 1867, et Paris nous a ressorti la version plus originale que l’originale, celle de 1866 d’avant les répétitions, le « livré » initial de Verdi, simplement pour justifier l’absence de ballet. …En peinture, on effacerait donc la Joconde telle qu’elle a été livrée, pour nous montrer combien la Joconde première couche était meilleure… Combat perdu d’avance.
Il en va autrement des musiques prévues en 1867 au moment de la Générale, qui indiquent des projets définitifs de Verdi qui n’ont pu être suivis pour des raisons extérieures (la grande boutique, la durée, les omnibus etc…). Je m’en tiendrai donc à affirmer que la version française ordinaire est celle de 1867, avec son chœur des bûcherons, son ballet et son « lacrimosa » (« Qui me rendra ce mort ? »)
Les théâtres se perdront à proposer des versions complètes, archi-complètes ou définitives, parce qu’il n’y en a pas et qu’on connaît désormais l’ensemble des musiques. Le caractère de cette œuvre est d’être une éternelle mutante, dans une pure tradition du XIXe d’ailleurs où une œuvre était modifiée selon les reprises dans d’autres villes après les premières, ici pour un chanteur désireux d’un air, là parce que le directeur voulait des coupes, ailleurs pour d’autres raisons.
On sait désormais à quoi ressemble grosso modo la version originale de 1867, il est donc pour moi inutile à un théâtre non français de proposer une version en cinq actes qui ne soit pas la version française originale puisqu’on a les chanteurs, et si l’on veut afficher la version italienne, c’est celle en quatre actes de Milan qui doit faire autorité. Tout le reste n’est qu’arguties et querelles de spécialistes. Quant à savoir si 8 mesures manquent ici ou quinze mesures là, c’est de la byzantinite un peu cuistre sans intérêt pour le dessein général de l’œuvre et surtout sa survie.

L’enjeu déterminant c’est que les grands théâtres s’emparent tous du Don Carlos français et le fassent voisiner avec le Don Carlo italien.
Ainsi la France a‑t‑elle eu la chance cette saison d’afficher deux versions différentes de Don Carlos, respectueuses et fortes, chacune avec ses moyens et son caractère. Mais évitons de comparer l’incomparable.
…J’oubliais, bien des spectateurs se désolaient de ne pas avoir vu le ballet tout entier à Lyon, au lieu des huit minutes proposées, moi aussi dois-je dire. Il faut oser tout le ballet dans la version française : Lyon m’en a persuadé.

Ana Mendoza de la Cerda, princesse Eboli

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : ©T.Martinot (Waltraud Meier, Châtelet 1996, Prod. Bondy)
© Brinkhoff/Mögenburg (Prod Kontwitschny, Hambourg)
© Album/Oronoz/Art Resource, NY 2015 (Eboli)
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