Le travail de Barbara Wysocka s'inscrit dans une esthétique relativement économe sur le plan de la direction d'acteur. Les personnages se tiennent souvent à la lisière de leurs sentiments, comme dessinés à main levée et à la pointe sèche. Cette sobriété dans la palette expressive trouve une origine dans le rapport volontairement disproportionné que lui impose le décor de Barbara Hanicka. Puisant sa référence dans une sorte de réalisme brutal, elle place l'action à l'intérieur d'un habitat collectif vaguement soviétique – derrière une façade froide et délabrée séparée verticalement en trois parties et s'élevant sur trois niveaux jusqu'aux cintres. La force et la brutalité de ce quadrillage de béton envahit tout l'espace scénique, avec au centre, une volée d'escaliers qui permettent la circulation d'un plan à l'autre. Sur la gauche, l'absence de façade permet de voir directement à l'intérieur des appartements, ce qui souligne la négation d'espace intime à laquelle s'ajoute le fait que les douches et toilettes semblent vaguement collectives. Une incertitude plane sur ce point puisque le regard peine à distinguer clairement les premier et deuxième étages du fait de la hauteur même du décor. On doit se contenter d'apercevoir Kuligin qui désaoule et prend sa douche au dernier étage, tandis qu'en-dessous Katia prend la sienne juste après son étreinte avec Boris. Les murs sont couverts de salpêtre et de moisissures, avec une lumière crue qui vient éclairer les corps depuis le bas en renforçant leur mines désolées et lugubres. Sur la droite, on devine les pièces à vivre, avec des personnages qui lorgnent les allées et venues depuis le cadre des fenêtres. Seul un tourniquet situé au rez-de-chaussée sous les appartements, apporte une touche colorée et légère dans cet univers plombé. Il n'est pas difficile d'imaginer dans le projet de Barbara Wysocka, l'idée de montrer la banalité et l'ennui d'un quotidien dans une société de l'ex bloc de l'Est.
Le livret parle des bords de la Volga mais la référence est ici volontairement escamotée au profit d'une discrète variation autour de la présence de l'eau – la douche comme élément d'hygiène quotidienne ou rituel de purification de l'âme. Le cadre de la fenêtre, c'est cette frontière spatiale et intime qu'à plusieurs reprises Katia tente de franchir comme pour s'échapper de cette prison intérieure imposée par son mari Tichon Kabanov et sa belle-mère Kabanicha. Moins le suicide que réellement un comportement erratique et rêveur, il s'agit ici de montrer le personnage-titre comme une adolescente que le mariage aurait privé de ses rêves. Barbara Wysocka ne recourt pas directement à un langage expressionniste qui viendrait souligner le trouble névrotique là où il s'agit principalement pour elle de montrer la contrainte et l'envie de s'évader. Quelques vidéos (d'un intérêt assez mince) interviennent en superposition projetant, tels des slogans des phrases extraites du livret ou bien pour montrer en gros plan des parties de son corps, comme une focalisation interne sur des gestes qu'elle répète inconsciemment : des mains qui touchent un corps privé de désir, des pieds qui marchent vers une conclusion tragique…
Impossible à ce stade de ne pas citer le nom de Christoph Marthaler qui, au Festival de Salzbourg en 1988, avait magnifié Káťa Kabanová en déplaçant l'action dans un décor dont les références peuvent librement rappeler celui de Barbara Hanicka à l'Opéra de Lyon. Au-delà d'une allusion à l'oppression et à la laideur de l'architecture, Marthaler avait réussi ce qui manque cruellement ici, à savoir : transformer cette banalité prosaïque et uniforme de l'espace en un réel intérêt dramaturgique, capable de jouer le rôle immanent d'un personnage central et muet. Il y a bien ici des détails qui renvoient à un contexte social morose et sans issue, mais dans une perspective platement illustrative dans laquelle les voisins trompent leur ennui en s'épiant les uns les autres et les hommes se saoulent pour passer le temps. Bref, une lecture privée de la dimension métaphysique de cet "orage" qui donnait son titre (Гроза) à la pièce d'Alexandre Ostrovski dont s'est inspirée Janáček pour son opéra.
Là où Marthaler puisait dans une palette poétique pour atteindre à cette dimension (les personnages qui apparaissent et disparaissent dans l'armoire, la Volga-fontaine désespérément à sec…), la mise en scène de Wysocka reste pour l'essentiel dans une frontalité qui limite le discours et contraint les interprètes à chercher comment occuper le vaste plateau. Construite sur le principe d'une boucle temporelle se refermant sur elle-même, sa dramaturgie débute sur l'image finale d'une héroïne contemplant à cour les habitants de l'immeuble rassemblés de l'autre côté autour de son cadavre. L'idée d'une disparition-résurrection du personnage s'accompagne d'une parenthèse sémantique en forme d'hapax visuel : une étrange exubérance végétale qui surgit subitement du sol et des murs au moment où Katia est censée se jeter dans le fleuve pour mettre un terme à son existence. Cette image d'une "reverdie" oblige peu commodément à sortir le canapé dans la cage d'escalier pour pouvoir préparer la scène finale où trop de personnages doivent se retrouver dans une pièce trop étroite au même moment. Un rideau de pluie sert de métaphore à une noyade dont le prosaïsme et la platitude contrastent avec le puissant écho de la scène finale.
Contraignant à la marge les forces vocales remarquables réunies sur le plateau, la mise en scène les expose par le souci nécessaire de devoir chanter dans des espaces inconfortables. Tantôt sur l'étroit proscénium, tantôt dans les étages et gênés par la profondeur et l'immensité d'un décor qui en limite également la perception visuelle, les interprètes luttent pour tirer le meilleur de leurs rôles. Corinne Winters réussit l'exploit d'enchaîner le rôle de Katia dans cinq salles différentes en moins d'un an (Salzbourg, Genève, Brno et Stuttgart). La ligne est absolument superbe de densité, avec des aigus percutants et un art consommé de la nuance dans le phrasé qui traduit l'intensité intérieure d'un personnage dont elle connaît la moindre parcelle expressive. Particulièrement exposée par une scénographie très différente par exemple de celle, très concentrée, du Grand Théâtre de Genève, la projection se fait parfois au prix d'une relative dureté dans les notes tenues et une couleur générale moins incarnée. Sa présence en scène porte la marque d'une immaturité et d'une candeur qui la fait se jeter au cou de Tichon ou de Boris avec la même manière à la fois animale et puérile. Son affrontement avec la Kabanicha de Natascha Petrinsky est construit autour d'une guerre de conquête sentimentale et sexuelle dans laquelle la belle-mère agit physiquement en prédatrice, aux antipodes d'une Katia qui semble effacée, presque repliée sur elle-même. Vocalement, la mezzo autrichienne n'hésite pas à imprimer au rôle un volume et une urgence qui disloque les registres et oblige à certains moments à un parlando chanté qui bouscule phrasé et projection.
À l'exact opposé, la Varvara d'Ena Pongrac est un modèle de souplesse et d'intuition, plongeant dans un timbre aux riches nuances une matière capable d'élever son rôle au premier plan. Déjà présente à Genève l'automne dernier, elle donne à imaginer comment cette demi-sœur encourage Katia et comment également elle s'oppose à elle. Le couple qu'elle forme avec Koudriach réussit ce que Katia échoue à obtenir de Boris, équivalent falot et décevant à son mari Tichon. Déjà présent à Salzbourg, Benjamin Hulett campe brillamment ce Koudriach robuste et sonore, livrant son cœur et ses sentiments sans arrière-pensées. Au même niveau d'excellence, il faut placer le Boris de Adam Smith dont l'abattage et l'endurance laissent percer derrière la rutilance, des éléments d'une fragilité psychologique qui ne tardent pas à se changer en faiblesse morale. Oliver Johnston est lui aussi remarquable en Tichon Kabanov, impayable pleutre et fils soumis que dessine en creux un éclatant instrument vocal. Willard White n'a plus en Dikoj les éléments de chant qui lui permettraient de marquer durablement les esprits mais sa présence fait planer sur le plateau le glorieux souvenir de ses prestations passées. Le Kuligin de Pawel Trojak, Glaša de Karine Motyka et la furtive Fekluša de Giulia Scopelliti complètent un cast dont les qualités et la cohérence valent vraiment le détour.
L'Orchestre de l'Opéra de Lyon est dirigé avec le geste énergique et enthousiaste d'Elena Schwarz. La cheffe australo-suisse impose une lecture dont la rigueur privilégie dans Janáček un volume d'ensemble et un élan qui ne manquent pas assurément d'impressionner. Exhaussant la couleur tragique, elle donne au drame un relief incontestable sans pour autant donner à entendre une expression et un idiome instrumental. Sollicitant les sections de cuivres avec une véhémence qui contraste avec la générosité de cordes traitées en volume et en pulsation, elle imprime à ce chef d'œuvre une dimension qui fait oublier à elle seule la pesanteur et les irrégularités scéniques.