Dimitri Chostakovitch (1906–1975)
Lady Macbeth de Mtsensk (Леди Макбет Мценского уезда) (1934)
Opéra en quatre actes
Livret d'Alexander Preis et du compositeur, d'après Lady Macbeth du district de Mtsensk (1865) de Nikolaï Leskov
Créé le 22 janvier 1934 au Théâtre Maly de Leningrad et simultanément au Théâtre d'Art de Moscou

Direction musicale Alejo Pérez
Mise en scène Calixto Bieito
Scénographie Rebecca Ringst
Costumes Ingo Krügler
Lumières Michael Bauer
Dramaturgie Bettina Auer

Katerina Lvovna Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovi Borissovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Ladislav Elgr
Aksinia Julieth Lozano
Sonyetka Kai Rüütel
Le Balourd miteux Michael Laurenz
Le Pope / Un Vieux Forçat Alexander Roslavets
L’Inspecteur de la police Alexey Shishlyaev
3e Commis / L’Ivrogne / Le Maître d’école Omar Mancini
Le portier Vladimir Kazakov
1er commis Marin Yonchev
2e commis Georgi Svedkov
Le Meunier William Meinert
L
é Régisseur Igor Gnidii
Un policier/Un sergent Aleksander Chaveev
Une détenue Anna Samokhina
Une sentinelle Dimitri Tikhonov

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande

Production de l’Opera Ballet Vlaanderen créée en 2014

 

Genève, Grand Théâtre, dimanche 30 avril 2023, 19h30

Neuf ans après sa présentation qui avait fait grand bruit à L’Opera Ballet Vlaanderen, alors dirigé par un certain Aviel Cahn, la production de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch mise en scène par Calixto Bieito arrive à Genève, avec une distribution sensiblement différente, mais toujours dominée par la Katerina de Ausriné Stundyté, qui avait explosé alors sur la scène lyrique internationale, Ladislav Elgr en Serguei et en dernière survivante de la production princeps aussi, la Sonyetka de Kai Rüütel.
Neuf ans après, la production reste un choc, l’une des meilleures sinon la meilleure de Calixto Bieito et neuf ans après, Ausriné Stundyté continue d’étonner par sa force, elle qui depuis est devenue LA titulaire de ce rôle qui lui colle à la peau dans toutes les (grandes) productions montées depuis.
Mais surtout, neuf ans après, ce travail prodigieux prend encore plus de sens car en neuf ans, le monde a traversé (et traverse) de telles épreuves qu’on aurait pu penser que les sociétés en sortiraient édifiées. Mais non, la violence est toujours là, verbale et physique. La haine est toujours là, que Calixto Bieito visionnaire montrait en 2014 et où, par l’affichage à peine supportable de ce torrent de boue, merveilleusement pensé et mis en musique en plein régime stalinien, il nous donne paradoxalement une leçon d’humanité.

"Comme des yeux d’animaux qui perceraient la nuit." Le dispositif scénique, les mineurs dans la nuit de la mine ou de l'Enfer

Petit rappel d'un destin accidenté

Rappelons rapidement encore et toujours, les circonstances de la création de l’œuvre.
À sa création, en 1934, elle rencontre un succès immédiat jusqu’à ce que Staline assiste en janvier 1936 à une représentation. Aussitôt après paraît dans la Pravda un article « Le chaos remplace la musique » qui sonne comme une condamnation. Et de fait la musique de Chostakovitch fut condamnée officiellement par le Parti Communiste.
La mort de Staline en 1953 ne leva pas l’interdit mais on suggéra à Chostakovitch de travailler à une version remaniée et expurgée, qui réapparut sous un autre titre, Katerina Izmailova, créée à Moscou en 1962, 32 ans après la première de la version originale.
C’est à Düsseldorf en 1959 que la version originale fut créée en Europe occidentale, mais c’est quatre ans après la mort de Chostakovitch, en 1979 que par un enregistrement qui fut un événement (EMI, Vishnevskaya, Gedda, Petkov…) Mstislav Rostropovitch diffusa la version originale, alors que la version expurgée continuait d’être représentée en URSS.
Ce n’est qu’en 1996 que Valery Gergiev joua les deux versions de manière concomitante et qu’en 2000 que le Théâtre Helikon de Moscou afficha enfin la première version.
Il faut tout de même rappeler qu’en occident Chostakovitch dans les années 1970 restait accusé de relations ambiguës avec l’État soviétique, notamment par ces conseilleurs qui ne sont jamais les payeurs et qu’il s’est diffusé plus largement dans les programmes aussi bien symphoniques que lyriques assez tardivement à partir des années 1990 essentiellement, tout comme Lady Macbeth de Mtsensk : il faut attendre 1992 pour que l’œuvre soit créée à l’Opéra de paris (Bastille), il faut attendre 2009 pour qu’elle le soit à Vienne, et à Genève l’œuvre fut créée en octobre 2001 par Armin Jordan en fosse et… Nina Stemme en Katerina ! Elle fut reprise dans la même production (Nicolas Brieger) en 2007, sous la direction d’Alexandre Lazarev et avec Stephanie Friede en Katerina.
On aurait aimé assister à la création genevoise en 2001…
Grosso modo l’aventure de Lady Macbeth de Mtsensk, c’est comme si Lucia di Lammermoor avait été jouée en seulement vers 1900, après sa création en 1835…
Toutes ces informations pour montrer que l’œuvre est encore assez neuve dans les répertoires et pour le public, mais comme souvent pour les œuvres de cette force, elle a bénéficié la plupart du temps de mises en scènes d’envergure.
C’est en fait à partir de 2007 que les aspects « scéniques » de l’œuvre prirent une importance déterminante, grâce à la production signée Martin Kušej et dirigée par Mariss Jansons à l’Opéra d’Amsterdam, qu’on vit (merci Mortier) à Paris en 2009. La production fit l’effet d’une bombe et montra que si cette œuvre n’est pas accompagnée d’une mise en scène de grand niveau, elle perd quelque chose de son impact, comme par exemple, avec le même Jansons, à Salzbourg en 2017 (voir notre article ci-dessous) où Andreas Kriegenburg ne répondit pas complètement aux attentes, malgré une Nina Stemme (encore elle…) étincelante qui pourtant abandonna au milieu du gué et fut remplacée par Evguenia Muraveva. Anja Kampe à Munich en 2016 y fut extraordinaire sous la baguette de Kirill Petrenko et dans la mise en scène grandiose, tragique, mais distanciée de Harry Kupfer.

On a vu la même année à Lyon avec Ausriné Stundyté, le spectacle puissant de Dmitry Tcherniakov (créée à Düsseldorf en 2008). Et avec la même, en 2019 à Paris le magnifique travail de Kzrysztof Warlikowski, lui aussi référentiel.
Car si les noms de tous ces metteurs en scène au firmament de leur art se succèdent et montrent l’importance de l’œuvre aujourd’hui, depuis 2014, Ausriné Stundyté est LA référence dans ce rôle. Elle y explosa dans la production de Calixto Bieito à l’Opera-Ballet Vlaanderen qui fut un autre des chocs qui secoua et le public et la presse.
C’est cette production devenue légende que le Grand Théâtre de Genève repropose, 9 ans après la Flandre, et qui comme les œuvres magistrales, nous frappe, sans avoir pris une ride, mais en ayant encore pris plus de poids, et toujours avec Ausriné Stundyté.

C’est une très grande chance de revoir ce travail complexe que nous allons tenter d’analyser, car s’il est indiscutablement violent, à la limite du supportable, il est aussi esthétiquement particulièrement soigné, référencé à la peinture, et contrairement à ce que certains ont dit de Bieito, ni provocateur ni excessif, car il montre derrière le miroir la profonde sensibilité du regard sur le monde de Calixto Bieito, qui ne fait que puissamment transfigurer le réel en un univers qui navigue entre l’Enfer dantesque, Jérôme Bosch et Goya.

L'ennui et la frustration : Ausriné Stundyté (Katerina)

L’opéra décrit d’abord la frustration, l’ennui et la souffrance d’une femme, Katerina, mariée à un riche commerçant, Zinovi, un faible dominé par son père, probablement impuissant, qui la délaisse, et la laisse face à Boris, le beau-père, exemple de patriarche violent, autoritaire, qui ne cesse de la bousculer (et un peu plus).
Arrive un ouvrier, Serguei, licencié de son précédent emploi pour avoir séduit la patronne, qui perçoit vite en elle ennui et désir inassouvi, et qui rapidement profite d’une absence du mari pour la conquérir, et la rendre charnellement complètement dépendante. Frustrée et ravagée de désir, elle l’a dans la peau.
Mais le beau-père les surprend, et s’apprête à tout dire au fils à son retour. Pour l’éviter, Katerina en lui servant son plat préféré les champignons, qu’elle prépare à merveille, elle les assaisonne de mort aux rats. Exit Boris, enterré avec tous les honneurs.
Zinovi le mari revient, averti de la situation et de ses cornes, mais Serguei et Katerina l’étranglent et cachent le cadavre dans le cellier.
Katerina enfin libre épouse Serguei, mais au cours du mariage, un ivrogne cherchant du vin brise la porte du cellier et tombe sur le cadavre de Zinovi. Il part dénoncer les choses à la Police, le couple est arrêté. Fin du rêve.

Ils sont condamnés à la colonie pénitentiaire, une habitude russe bien antérieure à Staline et aux soviétiques (voir Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski). Ils marchent des centaines des kilomètres et au cours d’un arrêt Serguei rejette Katerina, toujours amoureuse, et la nargue avec une autre détenue, Sonyetka. Katerina désespérée tue Sonyetka et se noie dans le lac, comme Wozzeck après avoir tué Marie. Rideau.

Peut-être le spectateur genevois se souvient-il du début de saison et de l’histoire de Katja Kabanova. Le lecteur de Wanderer pourra à la fois se reporter à l’article relatif à la production genevoise, mais aussi tout récemment de la production lyonnaise (nous en affichons les liens ci-dessous) et celle antérieure mais anthologique de Salzbourg (Barrie Kosky) parce que les deux histoires se ressemblent. Des deux côtés une femme qui s’ennuie et mal mariée, des deux côtés l’absence du mari qui est l’occasion de retrouver l’amant, des deux côtés un beau-parent tyrannique, Boris pour Katerina, la Kabanicha pour Katia, et des deux côtés un suicide de l’héroïne, qui par ailleurs portent le même prénom (Katja étant un diminutif de Katerina)…

Il n’y a pas de hasard, Katja Kabanova est une adaptation de la pièce d’Ostrovski, l’Orage (Гроза), datant de 1859 alors que le roman de Nikolaï Leskov date de 1865. Nous sommes à la même époque et les deux œuvres s’intéressent à ces sociétés de province où les femmes s’ennuient, reléguées aux tâches domestiques, et souvent mal mariées.
Rappelons qu’en 1856 dans la Revue de Paris et en 1857 en roman chez Michel Lévy paraît Madame Bovary de Flaubert, matrice de ces peintures de l’ennui provincial dont s’emparent Ostrovski et Leskov.
On connaît le procès pour atteinte aux bonnes mœurs infligé à Flaubert, et la même année aux Fleurs du Mal de Baudelaire ((Rappelons que Baudelaire n’a pas été célébré en grande pompe en France comme il l’aurait mérité en 2021, pour le deux-centième anniversaire de sa naissance, et que le ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-Michel Blanquer, n’a pas fait grand-chose pour marquer l’événement : survivance de la bien-pensance stupide d'un « grand » ministre et petit esprit)) : la bonne société n’aime pas la grande littérature.

Entre le procureur impérial Felix Cordoën pour Flaubert et Joseph Staline, pour le chef d’œuvre de Chostakovitch, on trouve le même type de reproche : comme quoi…
Il reste que ces visions de l’ennui dans une Russie éloignée des villes, ces visions de femmes consumées, on les retrouvera aussi chez Tchekhov, c’est une sorte de topos, et en même temps des tentatives passionnantes d’identifier des destins de femmes dans un univers où elles ont peu de place, sinon celle de la soumission.


Le spectacle genevois

Le caractère de la production genevoise, c’est d’abord une totalité : elle fonctionne comme un tissu serré où musique, chant, chœur et mise en scène sont tressés. La mise en scène travaille les mouvements scéniques des personnages en fonction de ce qu’on entend en fosse, et comme on le sait la partition de Chostakovitch est foisonnante : on y entend l’urgence, la violence, l’inquiétude, l’angoisse, le désir, l’amour, le rêve, la nostalgie et le lyrisme, sans oublier le sarcasme et l’ironie avec d’authentiques échos mahlériens, de ce Mahler amer et désabusé, mais aussi rêveur.
La fosse est un lieu où se heurtent de manière sauvage et brutale tous ces sentiments et tous ces états d’âme successifs. Calixto Bieito traduit visuellement cette musique avec une précision qui aide le spectateur à suivre la partition. Il y a comme une vraie correspondance entre fosse et scène (et le travail d’Alejo Pérez est à ce titre remarquable) où chacun soutient l’autre, l’étaye en quelque sorte en se renvoyant l’un l’autre au miroir.

"l'appartement témoin" Ausriné Stundyté (Katerina), Ladislav Elgr (Sergueï) Dmitry Ulyanov (Boris), Julieth Lozano (Aksinia) (en haut)

Bieito construit une production qui semble à mille lieues de l’abstraction, nous devrions être près d’un gros moulin et nous sommes dans un univers industriel, une mine, un fond de mine, au centre de laquelle est un appartement (salon et « cuisine américaine » comme on dit, avec chambre à l’étage) d’une blancheur immaculée, comme un appartement témoin de résidence à vendre. Et le tout repose sur un tapis de boue au proscenium.
Cela semble très concret, et c’est en même temps un décor abstrait, qui souligne les rapports des groupes entre eux et qui fait de l’appartement le lieu du drame, comme l’orchestra du théâtre grec où tout se concentre. C’est bien le premier sentiment qui frappe : la concentration sur un lieu, d’une blancheur qui devient vite étouffante, un lieu qui semble fermé (stores vénitiens clos), et qui pourtant est ouvert, pas de vitres aux fenêtres, d’un côté et ouvert sur la boue de l’autre, si bien que Boris voit au travers du store (cf photo ci-dessus) Katerina et Sergueï, et que Sergueï en soulevant le dit store pénètre par la fenêtre de la cuisine.
Ce lieu apparemment clos est un espace où tout se passe et tout passe, espace de jeu irréel puisqu’à un moment le salon devient cellier où le « balourd » découvre le cadavre de Zinovi, et à un autre le canapé débarrassé de ses coussins devient lit, où Serguei se cache dans un buffet de cuisine comme dans un vaudeville, avant de tuer Zinovi, comme dans un Hitchcock. Cette concentration de l’action sur un espace qui se transforme et non une dilution en plusieurs lieux renforce le sentiment de clôture, celui de l’impossibilité de se sortir de ce monde, malgré qu’on en ait. D’une certaine manière, tout se passe sous les yeux de tous, symbolisés dès le départ par les lampes de mineurs que portent les choristes sur leurs casques, comme des yeux d’animaux qui perceraient la nuit.

Viol d'Aksinia (Julieth Lozano) dans la boue

Et puis il y a la boue, cette boue glissante, grasse, dans laquelle tout finira, mais aussi dans laquelle tout commence par la lutte entre Sergueï et Katerina, sous le regard de tous, comme une prémonition, lutte et conquête à la fois, heurts des corps entre eux dans une boue d’où surgit le désir.

La vision initiale de cette femme isolée en robe bleu profond, presque violette dans cet appartement blanc (Le violet dans la symbolique, peut évoquer la solitude et la mélancolie) entouré d’un dispositif sombre, noir, métallique, fait d’escaliers et d’un réservoir énorme, fait penser à un nid immaculé dans un univers vaguement infernal. Le blanc ici aveugle, épure, concentre sur le drame, et s’il évoque la pureté (et le mariage) ce n’est que par anti-représentation car il peut être aussi le deuil : la pièce blanche repose sur un lit de boue et reste écrasée par un monde du travail infernal et dégradant.

C’est une vision singulière que ce dispositif écrasant, où les escaliers métalliques font penser un peu à ceux d’un gouffre (Padirac par exemple), dont le spectateur aurait devant lui le fond, le fond de la mine, celui où la respiration est difficile, celui on l’on se meut en grimpant aux échelles (Boris), celui où les travailleurs sont indiscernables les uns des autres, vêtement sales, jeux d’ombres, groupe anonyme fait d’êtres vaguement bestiaux.
Dans le livret, Boris, Zinovi sont des riches marchands et Katerina est appelée à l’acte IV « la marchande », mais la vision qu’impose Bieito est une vision abstraite d’un travail vécu comme un rapport exploitant-exploité, quelles que soient les conditions et la nature de ce travail. Il n’y rien de réaliste qui nous dira quel commerce ou quelle mine, c’est le rapport entre les groupes, et le rapport entre les personnages qui nous intéresse, dans un contexte social particulier.

La question des rapports de force et de pouvoir

Calixto Bieito s’est toujours intéressé dans son travail de mise en scène aux rapports de force entre les hommes, aux rapports de pouvoir et notamment aux pouvoirs exorbitants. Il est clair que la concomitance dans l’univers littéraire d’histoires qui se focalisent sur le statut des femmes dans la moyenne bourgeoisie (le cas de Madame Bovary, de Katja Kabanova et de Katerina) et sur leur dépendance du milieu (en général) provincial et d’une organisation familiale patriarcale ne saurait être un hasard.
L’adultère dans une grande ville anonyme n’a jamais été un problème au XIXe (et au XVIIIe, et de tout temps), les opéras en sont remplis sans parler des vaudevilles (on pense à Feydeau). Ce qui marque le destin de ces trois femmes c’est qu’elles évoluent toutes dans un milieu de petite ou bonne bourgeoisie dans les petites villes lointaines. Elles ne sont pas pauvres, ne cherchent pas à se sortir de leur milieu, ne sont pas des courtisanes.
Elles s’ennuient pour une raison simple : dans un système patriarcal où l’homme ne fait pas son boulot (de mari), tout s’écroule dans un XIXe siècle dont tous les manuels de savoir-vivre soulignent que la femme doit en société écouter le mari (avec un joli sourire de préférence), ne jamais se mêler de la conversation et veiller au bon ordre de la maison, en échange de quoi le mari doit l’honorer et même lui faire des enfants dont elle s’occupera et qui occuperont son temps.
Mais si le mari ne l’honore pas, qu’en plus il ne lui fait pas d’enfant (Madame Bovary a quand même une fille, Berthe, mais ça compte si peu) et qu’il n’est pas une figure à admirer, une figure d’autorité, elle n’a plus rien à faire qu’à s’ennuyer… ou prendre un amant. Mais prendre un amant dans une petite ville où tout se sait, c’est délicat… Dans une société patriarcale, si le mâle ne fait pas son boulot, tout se déglingue.

Dans Lady Macbeth de Mtsensk, la figure du mari est une figure de l’absence, remplacée par la figure du beau-père, écrasante, qui efface le mari et qui en plus a été le porteur de la réussite familiale. Une figure de pouvoir, assise. Un potentat local, violent et tyrannique.

Dmitry Ulyanov (Boris), Ausriné Stundyté (Katerina)

Cette figure est très importante dans l’œuvre, il écrase et humilie Katerina, tout en la harcelant moralement, et bien sûr sexuellement. Il occupe la pièce du premier étage, dominant la scène, une chambre à coucher où il lutine la jeune Aksinia, tout en ne dédaignant pas la pulpeuse Katerina. Il est figure de puissance, paternelle, économique, sexuelle et en même temps repoussoir. Détestable, Bieito l’afflige d’un chapeau de cow-boy à l’américaine, sorte de JR des enfers : il est volontairement caricature. Katerina est seule face à lui, seule face à son harcèlement, diurne et nocturne, profitant de l’absence d’un mari inexistant que Bieito voit comme une sorte de représentant de commerce, de commis voyageur de passage.
Bieito, nous l’avons dit ne dénonce pas une situation qui pourrait être spécifique à la Russie, le monde qu’il décrit n’est pas identifiable géographiquement, ce pourrait être aussi bien l’Amérique dite profonde, qui en matière d’arriération sociale n’a rien à envier à sa grande sœur russe. Habiller Boris d’un chapeau de cow-boy est d’ailleurs un signe qu’on est ici ou là partout et nulle part.
Ce qui intéresse Bieito, c’est évidemment de parcours de ces récits, nés au milieu du XIXe, ils disent aussi quelque chose dans la Russie des années 1930, et les réactions de certains spectateurs, hier, et aussi aujourd’hui, montrent qu’ils disent encore aujourd’hui quelque chose. Ils disent quelque chose de la permanence des violences des relations sociales, de l’absence d’humanité, de la loi des pouvoirs et donc de celle du plus fort. Il suffit de regarder autour de soi, il suffit de lire les réseaux sociaux, il suffit d’écouter un instant les actualités.
Et la question de l’Ukraine aujourd’hui n’y rajoute rien, la vision de Chostakovitch, comme toutes les grandes œuvres, dépasse la circonstance, l’idéologie, le stalinisme (qui en matière de lecture petite bourgeoise et bien-pensante, se posait là : il faut lire l’article de la Pravda qui est terrifiant, pire, terrifiant d’actualité aussi tant on lit quelquefois des choses similaires dans certains écrits actuels sur les mises en scène dites "modernes").
Tout ce début se passe plus ou moins sous les yeux des employés, ici des mineurs ou des ouvriers de l’industrie lourde, c’est-à-dire le plus bas de l’échelle sociale, le Lumpenproletariat, qui n’a pas d’autres débouchés que de travailler là où il est sans aucun espoir d’ascension sociale. Quand on tourne en rond, quand on est confiné dans ce jus, on vire en même temps à la violence (phénomène bien connu de certains ghettos sociaux). Dans un monde sans issue, on se retourne contre son groupe, ou on se rue sur plus faible par exemple la femme : Aksinia en est la victime, violée par un nouvel ouvrier, Sergueï, arrivé avec la réputation de séducteur. Et Katerina, venue pour arrêter les violences, accepte le défi de Sergueï de se battre à la lutte, dans la boue, sans doute d’abord pour tromper son ennui existentiel, et puis sans doute et surtout pour un corps à corps prémonitoire avec Sergueï. Se battre, la seule solution quand on n’a plus droit à une parole.
L’intervention de Boris interrompt l’épisode. Les relations de violence sont aussi bien privées que publiques.
L’intelligence de Bieito consiste à faire de Sergueï non pas l’ouvrier musculeux et désirable des affiches de propagande soviétique, mais un anonyme, un type un peu comme les autres, qui traine sa vie, et sur lequel Katerina plaque son désir. C’est elle qui s’éveille au désir, mais Sergueï qui use et abuse des femmes a vu dans celle-là le désir réprimé, l’ennui, la frustration. Il sait qu’elle tombera comme un fruit mûr.
Le jeu du désir et des corps sont les protagonistes de cette première partie, où Katerina découvre la jouissance à perdre haleine, demandant sans cesse de l’amour dans cet espace tout blanc et réduit qui devient champ clos de la joute sexuelle où clairement Bieito montre qu’elle prend sans cesse l’initiative, en demande de sexe, de corps, de peau.

"La montée des humeurs et des sèves": Ladislav Elgr (Sergueï), Ausriné Stundyté (Katerina)

Il souligne aussi sarcastiquement ce désir presque caricatural en faisant apparaître les cuivres de l’orchestre qui accompagne la montée des humeurs et des sèves, derrière la fenêtre, sous un éclairage vert marqué (celui de l’irréel) dont la musique mime les gestes de l’amour, comme plus tard ils apparaîtront nimbés de rouge dans la scène du mariage. C’est une manière de souligner comme je l’évoquais plus haut, que la musique est traitée comme un personnage et que la scène visualise ce que la musique raconte, et même visualise la musique : ce n’est pas la scène qu’on voit qui est accompagnée de musique, c’est la musique qui est illustrée par la scène.
Boris qui ne cesse de la surveiller et qui a subodoré la situation découvre le pot aux roses ; il avertit son fils et lui intime l’ordre de revenir. Puis il fait fouetter Serguei en public et l’enferme dans le cellier, ce lieu où l’on cache les bonnes bouteilles, les prisonniers et les cadavres.
Pour éviter le pire, Katerina sert à Boris son plat préféré, les champignons, une sorte de leitmotiv des deux premiers actes, symbole de la soumission et du rôle de la femme : il y a quelque chose d’évidemment ironique dans cette affaire de champignons : le spectateur intègre la banalité (un plat de champignons…) mais aussi la possible suite, le champignon, cela peut-être vénéneux, porteur de mort, l’idée est évidente. La mort viendra peu ou prou des champignons : la gourmandise est un des péchés capitaux et le champignon un trompe l’œil, ou trompe papille…
En les assaisonnant de mort aux rats, Katerina gagne provisoirement sa liberté, mais en même temps elle fait entrer en elle des sentiments nouveaux, la crainte et la culpabilité.
C’est un paradoxe que Bieito souligne : tant que le premier crime n’était pas accompli, elle se sentait plus libre, de cette ivresse que donne la transgression, elle vivait le moment sans penser à autre chose qu’à assouvir son désir : la transgression augmente souvent la libido.
La mort du beau-père crée une liberté illusoire, introduit angoisse crainte et visions (le spectre de Boris, évident souvenir de Macbeth). Cette liberté initiale, elle ne l’a plus, et seul Sergueï est capable de lui procurer ce qu’elle croit être une sécurité, mais Bieito fait sentir qu’elle reste profondément seule, manœuvrée par Sergueï qui lui fait croire à l’amour, seule manière de briser une solitude qui reste structurelle pour elle.

"un mélange de râle d’amour et de larmes": Ladislav Elgr (Sergueï), Ausriné Stundyté (Katerina)

Le meurtre de Zinovi par les deux amants semble sonner l’heure de la liberté définitive, après s’être débarrassés du cadavre, ils se jettent l’un sur l’autre pour une étreinte libératrice et on entend un mélange de râle d’amour et de larmes : Katerina commence sa chute.

C’est la fin de l’aventure individuelle et désormais, vont se succéder des événements qui accélèrent le destin maléfique.
Au début de l’acte III, c’est la société qui est au premier plan : d’un côté « le balourd », un paysan en déshérence, cherche une bouteille pour se consoler et de l’autre, la Police se glorifie comme défenseur de l’ordre et de la civilisation mais méprisée par le corps social, d’ailleurs le commissaire constate amèrement qu’il n’a pas été invité aux noces de Katerina et Sergueï.

Noces : Ausriné Stundyté (Katerina), chef de la police (Alexey Shishlyaev)

Une noce où dans sa robe de mariée immaculée au-dessus de la boue, Katerina affiche un visage fermé et angoissé. La noce c’est le but atteint pour Sergueï, et sans doute une autre soumission pour elle.
C’est l’occasion pour Bieito d’afficher des « violences policières » comme on dit, viol de jeune fille, et puis viol d’homosexuel suivi de son marquage au fer rouge, chasse à la meuf et au PD.
Les costumes des policiers sont à peine différents de ceux des ouvriers du premier acte qui assistaient au viol d’Aksinia, car tous les niveaux de la société sont indistinctement atteints par la violence. La défense de l’ordre n’est qu’un leurre, qui cache en réalité la raison du plus fort sur le plus faible, avec toujours les mêmes victimes (les femmes, les homos etc…), il n’y a ni morale, ni religion ( le Pope est un ivrogne) dans un monde (n’oublions pas que le décor montre toujours le fond de l’Enfer et que tout se joue cette fois dans la boue) de l’universelle violence où ne compte que la jouissance immédiate et la satisfaction immédiates de toutes les frustrations. Le livret même de Chostakovitch fait un lien clair entre l’entrée de la police dans la noce, et l’arrestation des deux mariés, comme une sorte de vengeance sociale de la part du commissaire. Le droit, la morale n’y entrent en rien. Chez Bieito ils viennent de violer et torturer, ce n’est qu’un meurtre de plus mais arrêter la marchande c’est se venger socialement.

Blizzard et déconstruction

L’acte IV commence par la déconstruction du décor de l’appartement, si celui-ci était un havre de paix (?) au fond de l’enfer, une tache de blancheur immaculée, il est démonté dans un bruit de blizzard, évidente évocation des colonies pénitentiaires sibériennes. Il ne reste cette fois au bout du compte que l’armature de l’enfer, une aire limitée par les espaces métalliques où errent les prisonniers en marche vers leur destin, il marchent ou s’arrêtent en mouvements désordonnés de zombies, en un tableau fascinant qui oscille entre Goya et Jérôme Bosch, une image picturale, une incroyable vision infernale d’une beauté morbide.

Des zombies à la Jérôme Bosch

Tout l’acte se joue à l’opposé de ce que nous avions vu jusque-là : les luttes des individus étaient plus ou moins limitées au champ clos de l’appartement, même si on pouvait les voir, mais cette fois ci leurs débats/ébats sont exposés, sous les quolibets et les commentaires, dans une sorte de mouvement perpétuel de jardin à cour des protagonistes (Serguei, Sonyetka sa nouvelle conquête, Katerina) au milieu du groupe qui commente.
Vision terrible, parce que même dans les situations extrêmes (à noter que l’on ne voit ni gardes, ni police, mais seulement ce groupe de prisonniers sans solidarité qui regarde les trois se déchirer) il n’y a ni pitié ni sentiment. Dans la société décrite par la musique de Chostakovitch et la vision de Bieito, que l’on soit travailleur exploité, policier, bagnard, ou riche marchand, il n’y a que des relations sociales de conflit, de violence, de mépris, sans jamais aucune espère de charité minimale ni d’espoir.
Dans Katja Kabanova au moins Boris semble aimer Katja (sauf qu’il la laisse à la fin…), ici ni dans aucune des relations entre les individus et les groupes, ni à l’intérieur des groupes, il n’y a un sentiment positif, qui pourrait laisser espérer une lumière.
Tout se finit dans la boue, la boue de la lutte entre Sonyetka et Katerina une lutte à mort, comme l’aventure avait commencé par la lutte à vie entre Sergueï et Katerina, Sonyetka finit étranglée dans cette lutte dérisoire et terrible, étranglée avec le bas même de Katerina qu’elle avait récupéré grâce au mensonge de Serguei, et Katerina, face au public, s’égorge, reconquérant ainsi sa liberté et sa dignité. C’est la seule lumière qui naît de cette toute cette boue.

Sonyetka (Kai Rüütel) et Katerina (Ausriné Stundyté), un combat animal

Bieito ne laisse aucune chance ni aux individus ni au groupe, parce qu’il ne laisse aucune chance à la société qui les a façonnés et qui conduit à ces extrêmes, où chacun cherche sa vie ou sa survie au prix de la vie des autres. Une société de brutalité. « Cette brutalité inhérente au monde de cette œuvre qui se passe dans un environnement brutal, de cette brutalité inhérente aux cellules humaines. » Comme le déclare Bieito dans le programme de salle, un regard de profonde désespérance.

Première rnuit : Ladislav Elgr (Sergueï), Ausriné Stundyté (Katerina)

Une galerie de personnages

  • De ce monde de brutes, Katerina est au départ une victime fragile, isolée et sans défense. Elle passe par plusieurs états. D’abord ravagée par la frustration, elle découvre dans le combat avec Sergueï la chaleur de la peau de l’autre, sa sueur et immédiatement naît le désir, irrépressible. Il y a entre Sergueï et elle une entente des corps, un désir insatiable que Sergueï sait satisfaire sans que la satiété n’arrive.
    Mais à mesure que l’on avance et après le deuxième crime, Katerina n’a plus que Sergueï pour la défendre, il va devenir « l’homme » qu’elle n’a pas eu, mais comme toujours dans les tragédies, elle s’est trompée de cible. Le paradoxe qu’on lit dans son attitude, dans ses regards, dans ses mouvements, dans sa robe de mariée sans joie, c’est que plus elle sent intuitivement la vraie nature de Sergueï, et plus le désir laisse place à l’amour et donc à l’angoisse de la perte, un amour exclusif qui est amour du port d’attache : on comprend à l’attitude de l’une et à celle de l’autre qui si tout fonctionnait, Sergueï deviendrait un second Boris, ce Boris qui expliquait au premier acte ses conquêtes de jeunesse et qui voulait se substituer à son fils pour combler les frustrations de sa bru. On voit à travers les gestes agacés et les regards lassés de Sergueï (magnifique Ladislav Elgr) qu’il n’a aucune empathie pour les angoisses grandissantes (et justifiées) de Katerina. Les noces sont quelle qu’en soit l’issue (arrestation ou fuite), la fin du couple.
    Ainsi dans un troisième moment, Katerina, qui a vécu la chute depuis le meurtre de Zinovi, retourne à la déchéance et la solitude, insultée et rejetée par Sergueï, et méprisée par le groupe. Mais en même temps mangée par l’addiction et prête à croire n’importe quel signe de Sergueï (quand il revient lui prendre ses bas), elle s’aperçoit qu’elle est définitivement bafouée quand Sonyetka la nargue : elle la tue. Là où elle en est arrivée, elle n’a plus grand-chose à perdre, et elle la tue comme comme un duel (où elle va reconquérir son honneur) traité par Bieito comme un combat animal dans la boue…
    Enfin, s’égorger face au public, c’est témoigner face au monde, reconquérir enfin liberté et dignité.
  • Les noces sur la boue : Ladislav Elgr (Sergueï), Ausriné Stundyté (Katerina)
  • Sergueï est un médiocre, comme les autres, mais il utilise sa puissante force de séduction pour essayer de sortir de sa condition, de grimper dans l’échelle sociale, il est en quelque sorte, très balzacien. Qui a lu « La fille aux yeux d’or » de Balzac sait que la société est composée de cercles, comme les cercles de l’Enfer dantesque qui vont du fond à la surface, du bas en haut de l’échelle sociale (ce n’est pas un hasard si Balzac appelle son grand-œuvre « La Comédie humaine ») et que dans chaque cercle il y a des « petits napoléons » qui cherchent à passer d’un cercle à l’autre pour grimper. En quelque sorte, Sergueï est un petit napoléon, mais vraiment tout petit, qui essaie de monter par les femmes, mais sans un Vautrin pour le conseiller. Incapable d’empathie, incapable de sentiment, machiste au dernier degré, singulièrement lâche aussi, et enfin pas très malin (cacher le cadavre de Zinovi dans le cellier, c’est risquer la découverte rapide – ce qui arrive), mais comme quelquefois les gens pas très malins, il est sûr de son fait, sûr de lui et dominateur. Alors il fait retomber sur Katerina la responsabilité de sa situation. C’est plus facile : il est veule jusqu’au bout.
  • Boris est d’une certaine manière le personnage le plus « haut en couleur » de l’ensemble des protagonistes, et Chostakovitch ne manque pas de souligner par une musique sarcastique la médiocrité et aussi quelquefois le ridicule du personnage. Bieito le confirme en en faisant un coq de basse-cour, qui pressure Katerina, l’espionnant, cherchant à la violer, et s’en servant comme de son esclave favorite. Le personnage est aussi caricatural que dangereux, et dans son désir exprimé très vite de champignons, il prête à sourire, mais en même temps, il a le pouvoir, ce pouvoir reconnu de tous qui est celui de la violence. Et comme tel il est dangereux. C’est le type même de personnage qui diffuse la haine autour de lui, ou l’envie de meurtre. Une image de dictateur, toujours un peu ridicule – et par là même effrayante (voir le film de Chaplin).
  • Meurtre de Zinovi : John Daszak (Zinovi), Ladislav Elgr (Sergueï), Ausriné Stundyté (Katerina)
  • Zinovi a peu à chanter, mais une partie assez marquée, et scéniquement, il n’est rien, ou pas grand-chose, Bieito le traite comme inexistant, dans son allure et dans son habit d’employé de troisième zone, au contraire de Boris en costume bleu pétrole et chapeau de cow-boy aussi typé que le fils est couleur de muraille. Bieito fait apparaître son inexistence, son inanité au moment où Katerina essaie de l’exciter, de provoquer en lui une lueur érotique, mais l’encéphalogramme est plat et le reste endormi. Un grand dadais marshmallow.
  • Les autres personnages sont traités comme des figures, fugaces mais fortes qui chacune dessinent ce que cette société produit, à commencer par le « balourd », une présence insistante qui circule dans les groupes et par qui le scandale va arriver puisqu’il découvre le cadavre de Zinovi dans le cellier (il faut dire aussi que Serguëi n’est pas un champion de la dissimulation comme on l’a vu) …
  • Le pope traverse aussi l’œuvre, une figure imposée dans les villages, qui prennent leur cohésion morale dans la religion, mais Bieito en fait un ivrogne, encore, sans autorité morale, conforme à une certaine tradition paysanne (les plaisanteries autour des popes et leurs faiblesses sont très fréquentes dans le monde orthodoxe) et aussi conforme aux nouvelles orientations idéologiques de l’Union soviétique…
  • Le chef de la police représente un ordre qui n’en a que le nom, le garant d’une violence organisée, officielle, illégitime, qui effraie, destinée à bloquer toute velléité d’autonomie sociale et de liberté individuelle. Une police de dictature. Il est clair que Chostakovitch en visant la police tsariste (l’histoire est censée se passer au XIXe), vise aussi une autre Police plus proche de lui, comme quoi il frappe la religion et la police, en maître du « en même temps ».
    Bieito en souligne les excès, non pour provoquer, mais pour montrer que les violences sociales ou « intrafamiliales » comme on dit aujourd’hui pudiquement naissent dans des contextes sociétaux, et non de lubies individuelles. Ici il y a dans cette police la frustration de ne pas être considérée et de se retourner sur les plus faibles pour croire à sa propre autorité.
  • Aksinia et Sonyetka sont les deux figures féminines qui complètent la galerie de personnages, l’une une victime, Aksinia, violée par Sergueï et esclave sexuelle de Boris, une figure discrète, symbole de la condition des femmes sans ressources ni pouvoir : un corps offert aux mains boueuses, la chose qu’on a sous la main pour se soulager.
    Sonyetka est une figure presque traditionnelle des films noirs, c’est la nouvelle maîtresse, celle à qui Sergueï, même dans leur piteuse situation de prisonniers, fait de belles promesses. Mais à la différence de Katerina, elle n’y croit pas. Pas de place pour le sentiment dans la colonie pénitentiaire, mais simplement veiller à son intérêt par le moyen du do, ut des ((Je donne, pour que tu donnes en échange)), mon corps contre les bas de l’ex… un marché qui en quelque sorte met Serguei en position de minable chevalier qui conquiert sa belle par des exploits…. Un Lancelot dérisoire de la boue et du goulag. Et Chostakovitch fait de Sonyetka pour ces raisons même un court mais vrai rôle musical.

 

Le chœur et les voix

Nous l’avons souligné, c’est un opéra où tout est tressé, le théâtre, la musique, les individus et le collectif. C’est pourquoi le chœur est déterminant, spectateur lointain ou direct du drame qui se joue, mais aussi dans cette mise en scène protagoniste des scènes de violence. Musicalement déterminant, il a montré tout au long de la représentation un relief tout particulier, une force notable, une présence qui n’a pas manqué de frapper, dans la puissance comme dans l’expression (le sarcasme par exemple) sous la direction d’Alan Woodbridge, qui va laisser ses fonctions en fin d’année après une dizaine d’années de bons et loyaux services. Il faut dire que les prestations du chœur du Grand Théâtre qui a longtemps aussi été dirigé par Ching Lien-Wu, aujourd’hui à l’opéra de Paris ont été régulièrement saluées. Cette représentation le confirme, même si, petite nuance, on aurait aimé un début de quatrième acte qui fait tant penser à Moussorgski, encore plus délicat et lacérant.

Ausriné Stundyté (Katerina)

Rien à dire dans la distribution et les voix, à commencer par les deux protagonistes.
Ausriné Stundyté n’est pas seulement une voix : elle ne se réalise que si elle est « incarnation ». car Stundyté est une totalité, une voix et un corps. Dans des rôles comme celui de Katerina qui nécessitent d’exprimer la frustration et le désir, elle sait mettre en valeur une sensualité innée, et une liberté corporelle que peu de chanteuses de ce niveau affichent ou se permettent. C’est cette audace inouïe qui frappe, dans sa manière de s’exhiber, de mimer le désir, de se rouler dans la boue : la performance corporelle, le jeu d’acteur, la présence sont proprement incroyables.
Mais il y a aussi la voix, qui n’est pas toute en force, comme on a pu le voir chez d’autres. Elle sait doser, moduler, susurrer, elle est chatte sur un toit brûlant, mettant la voix au service de chaque moment dans sa diversité et réciproquement, car tout est au service du personnage et de son expressivité, avec pour résultat une intensité de tous les instants. Nous la connaissons depuis 10 ans, elle a accumulé les expériences, les visions, les regards et toute cette maturité se lit dans ce jeu, dans chaque couleur et dans chaque expression, toujours neuve, toujours surprenante, prenant aussi appui sur ses faiblesses quelquefois (des graves quelquefois un peu sourds) et aussi sur des forces (un aigu plein et rond, un médium superbe, homogène, sans failles). Nous l’avons entendue dans d’autres rôles où la voix semblait au bout, exténuée par l’engagement, les aigus courts, le volume un peu mat, mais ici, il semble que retrouver la mise en scène de Calixto Bieito lui ait donné une énergie renouvelée, des possibilités expressives et vocales infinies : cette artiste a besoin de se consumer dans un rôle, de le vivre au dernier degré, de tout donner, comme on dit, ici au sens propre, corps, âme et voix. Stupéfiant.
Ladislav Elgr est comme il y a neuf ans son partenaire. Curieusement sur scène à Genève, il y avait deux Sergueï possibles, John Daszak qui était Sergueï à Lyon dans la mise en scène de Tcherniakov également ux côtés de Ausriné Stundyté, figure de mâle dominant, musclé, carré, comme on peut s’imaginer les Sergueï traditionnels, mais il est ici l’anti-héros, Zinovi, joli pied de nez très réussi de distribution.
Ladislav Elgr est un autre profil. qu’on a vu à Genève dans Jenůfa où il était Števa le fils lâche qui a fait un enfant à Jenůfa, encore un personnage veule. Avec son physique effilé et un timbre expressif, mais pas spécialement adapté aux rôles de ténors habituels, il sait dessiner des profils particuliers, habiter des personnages sans relief ou négatifs, des sales rôles en quelque sorte, grâce à une voix bien projetée, toujours très expressive grâce à une rare intelligence du texte (voilà un vrai chanteur à tête), et un engagement scénique prodigieux lui aussi :  on sent parfaitement la complicité artistique et la confiance mutuelle des deux chanteurs dans certaines scènes difficiles, mais ce que sait rendre Ladislav Elgr, c’est toute la duplicité du personnage, grâce à un jeu sur les couleurs, sans jamais exagérer l’expression, par exemple, les expressions amoureuses restent froides, distanciées, sans âme sans engagement, face à une Stundyté dévorée par le serpent du désir, il est le pommier impassible dans lequel on croque sans jamais qu’il ne change, débitant sans cesse son même discours (par exemple à Sonyetka), magnifique incarnation là encore, presque plus engagée dans cette inexpression structurelle et glaciale, qui fait pendant au halètement vital de Stundyté.
Dernière survivante des représentations de 2014, Kai Rüütel en une Sonyetka elle aussi incarnée, expressive, distanciée, presque ironique face à Sergueï, avec une voix forte, bien ciselée et presque capiteuse, avec une expressivité assez froide qui contraste avec la chaleur de son timbre, mais qui en revanche convient très bien aux situations décrites om chacun lutte pour sa peau, avec ses arguments et la chaleur voulue.
On connaît Dmitry Ulyanov : on l’a entendu à Genève (et à Munich) dans Koutouzov de Guerre et Paix, à Lyon dans le Tsar Dodon du Coq d’or… On sait qu’il est actuellement l’une des basses les plus en vue des scènes européennes. Il est un Boris à la voix puissante, homogène sur tout le registre, très expressive, qui sait user des couleurs (quand il évoque sa jeunesse) et c’est un véritable personnage qui entre parfaitement dans ce que veut Bieito, une brute dominatrice à peine vernissée par la réussite sociale. Sa manière de sculpter les mots, de dire le texte avec une clarté incroyable, de peser chaque inflexion est vraiment un modèle du genre, notamment dans son monologue du deuxième acte, impressionnant de justesse et aussi de finesse dans le rendu psychologique.
On l’a dit, John Daszak a incarné Sergueï, il est ici le pâle Zinovi. La stature imposante, la voix de stentor, les aigus puissants, le timbre clair en font l’anti-personnage parfait, comme si Katerina s’était trompée en croyant épouser un-homme-un-vrai. Tous ces moyens au service d’un personnage qui ne fait que passer sur scène fugacement, il arrive et il repart, il revient et il meurt. C’est un choix de distribution intelligent, d’abord parce que Daszak est un ténor de très bon niveau et réclamé, ensuite et surtout parce qu’il semble avoir les atouts du père, mais qu’il n’en a pas les moyens réels. Katerina, dont nous avons dit qu’avec Sergueï elle s’est trompée de cible, s’est déjà trompée avec Zinovi qui est un marché de dupe, un Potemkine du patriarcat…Tout en façade. Belle idée que ce choix.
Du côté des rôles de complément, même homogénéité dans la qualité, Michael Laurenz très expressif et avec une belle diction dans « le balourd » qui découvre le cadavre de Zinovi dans le cellier, la jolie Aksinia de Julieth Lozano, une des trouvailles du jeune ensemble du Grand Théâtre, la voix est très bien projetée, expressive dans un rôle qui n’est pas si facile (avec son alternance de chant et de cris) où elle sait affirmer une vraie présence vocale et scénique, déjà constatée cette année à d’autres occasions.
Prestation marquée aussi du Pope de Alexander Roslavets (qui est aussi le vieux forçat au quatrième acte) voix expressive, homogène sur tout le registre, avec des aigus bien clairs et bien posés (important pour une basse), tout aussi expressif, et fortement affirmé.
Le chef des policiers, Alexey Shishlayev avec une voix vraiment puissante (on l’avait déjà entendu dans ce rôle à Salzbourg avec Jansons), sait utiliser les ressources et les modulations, sur un discours aussi terrible que stupide. Il a les couleurs, les inflexions. Il sait s’imposer. Signalons enfin les (désormais habituels) membres du jeune ensemble, toujours justes et valeureux, Omar Mancini (3ième commis, maître d'école, l’ivrogne) et William Meinert (le meunier).

La musique
Au risque de se répéter (un péché mignon), le travail d’Alejo Pérez à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande est exemplaire, d’abord parce que la fosse est toujours en phase avec le plateau, pas de fautes de rythme, la musique respire en même temps que chaque mouvement des personnages, comme si elle en commentait les initiatives, à la manière d’une musique de film, et même par certains côtés d’un dessin animé soulignant ainsi la modernité du compositeur en prise directe avec son siècle.

Peut-être en cette première y‑a‑t-il quelques menus décalages, peut-être certaines attaques manquent-elles de netteté, mais c’est véniel tant l’ensemble impressionne par la puissance du rendu et le souci des équilibres, car malgré cette musique forte, contrastée, violente, les voix ne sont jamais couvertes. Peut-être aussi est-ce dû au fait qu’une partie de la fosse est couverte pour la préserver de la boue au proscenium, mais plus sûrement au travail de tissage entre scène et fosse et à la préséance du théâtre dans une œuvre qui est théâtre et musique, théâtre musical, et qui ne supporte pas une mise en scène fade et des interprètes sans engagement.

En plus Alejo Pérez est le chef choisi par Aviel Cahn pour son « cycle russe », et il a dirigé Guerre et Paix de Prokofiev en ouverture de saison 2021–2022 à Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito, c’est-à-dire que les musiciens le connaissent et ont apprécié de travailler avec lui (Guerre et paix était vraiment un beau succès) et qu’ici la même équipe chef-metteur en scène crée sans nul doute une ambiance particulière de confiance. Il est clair que l’OSR a fait sonner ses cuivres (en scène et en fosse) comme rarement, mais que la lecture, claire, limpide, fait ressortir l’instrumentation et sa complexité, mais aussi les différents moments, les sarcasmes, le lyrisme et la douceur, le drame avec une intensité qu’on a rarement entendue de manière aussi convaincante au Grand Théâtre.

Si vous êtes à Genève ou pas trop loin… et même un peu plus loin, il vous reste à y courir : c’est jusqu’au 9 mai.

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Vous pourrez en plus des articles ci-dessous, vous reporter à notre analyse de la mise en scène de Tcherniakov dans le Blog du Wanderer : Lady Macbeth de Mtsensk – Tcherniakov

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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