Leoš Janáček (1854–1928)
Káťa Kabanová (1921)
Opéra en 3 actes
Livret de Vincenc Červinka, d’après la pièce L’Orage d’Alexandre Ostrovski
Créé au Théâtre national de Brno le 23 novembre 1921

Édition révisée de Sir Charles Mackerras et Karl Heinz Füssl

Direction musicale Tomáš Netopil
Mise en scène Tatjana Gürbaca
Scénographie Henrik Ahr
Costumes Barbara Drosihn
Lumières Stefan Bolliger
Dramturgie Bettina Auer
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Katia Kabanova Corinne Winters
Boris Grigorjevič Aleš Briscein
Marfa Ignatěvna (Kabanicha) Elena Zhidkova
Tichon Ivanyč Kabanov Magnus Vigilius
Savël Prokofjevič Dikój Tómas Tómasson
Váňa Kudrjaš Sam Furness
Varvara Ena Pongrac
Kuligin Vladimir Kazako
Feklouša Natalia Ruda
Glaša Mi-Young Kim

Chœur du Grand Théâtre de Genève 
Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec la Deutsche Oper am Rhein Düsseldorf Duisburg

Genève, Grand Théâtre, vendredi 21 octobre 2022, 20h

Le Grand Théâtre de Genève continue avec Katia Kabanova son exploration des opéras de Janáček avec une méthode qui s’installe depuis la reprise des saisons normalisées post-covid, qu’on pourrait appeler la loi des séries : même chef, même metteur en scène et même interprète principale. En fixant ainsi au public des rendez-vous réguliers avec un univers, il fait à la fois connaître les œuvres moins labourées par le répertoire, notamment à Genève où cet opéra manque depuis une vingtaine d'années, et aussi des figures de la mise en scène comme Tatjana Gürbaca, moins dérangeante que d’autres, mais digne d’intérêt.  Les aspects musicaux très soignés achèvent de faire de cette soirée un indiscutable succès, qui devrait attirer le public genevois et stimuler chez lui un véritable intérêt.

 

Corinne Winters (Katia)

Jouer Leoš Janáček aujourd’hui


Que ce soit L’Affaire Makropoulos, Jenůfa ou Katia Kabanova, les opéras de Leoš Janáček les plus représentés aujourd’hui avec De la maison des morts ont en commun des sources littéraires qui leur donnent une vraie consistance, par la variété des sujets et la force des thématiques abordées. Dans un autre genre, La petite renarde rusée est le dernier titre qu’on voit assez fréquemment sur les scènes, mais des autres, on parle peu : qui a pu voir Osud ou Les Voyages de Monsieur Brouček ?  Et ce n’est pas en cette période post-covid où le public se fait plus rare et moins curieux que les salles d’opéra vont avoir le courage d’explorer des terres lyriques inconnues…
Janáček est récent dans le panthéon des compositeurs lyriques d’importance, une quarantaine d’années tout au plus, l’âge de la Rossini Renaissance ou du retour du répertoire baroque, l’âge aussi de ce que certains appellent de manière erronée l’ère des metteurs en scène.

Tout cela correspond à un moment où le public d’opéra s’est élargi, où l’on a construit de nouvelles salles, et où l’opéra est un peu sorti des ors et des stucs.  Il est clair aussi que Janáček convenait bien à des metteurs en scène novateurs. On pardonne plus une mise en scène dite « moderne » sur des œuvres inconnues que sur une Traviata ou une Tosca, labourées par l’élite de la médiocrité scénique, mais paradoxalement considérées comme inviolables.
Il reste qu’aujourd’hui encore on doit constater la pauvreté discographique des enregistrements de l’œuvre de Janáček (c’est un peu moins vrai en vidéo) en dépit de représentations le plus souvent d’une très grande qualité musicale, partout dans le monde lyrique.
On doit donc saluer le Grand Théâtre de Genève, qui installe Janáček dans le paysage genevois depuis 2020, en ayant programmé en peu d’années L’Affaire Makropoulos, Jenůfa et Katia Kabanova. Essayant par-là de faire l’éducation d’un public plutôt traditionnel et peu motivé par la curiosité (ça va hélas souvent ensemble). Avec le Covid, les choses se sont enkystées, à Genève comme ailleurs. Peu de salles font le plein en ce moment, et seulement en pointillé.

 

La production genevoise

C’est pourquoi sans être absolument convaincante notamment scéniquement, il faut accueillir cette production de Katia Kabanova avec un certain bonheur. L’histoire de Katia Kabanova est apparemment simple : c’est celle d’une jeune fille pleine de rêves et dont le mariage produit souffrances et frustrations. Profitant d’une absence de son mari, elle se laisse aller à un amour « coupable » et à quelques jours d’oubli et de bonheur. Au retour du mari, sa culpabilité et sa solitude sont telles dans ce petit village perdu des bords de la Volga qu’elle se suicide.

La source littéraire c’est la pièce L’Orage d’Alexandre Ostrovski (1859) en cinq actes que le librettiste Vincenc Červinka réduit à trois. C’est une traduction scénique relativement concentrée (c’est d’ailleurs aussi vrai pour Jenůfa) ce qui en rend les détails un peu complexes et pas immédiatement limpides pour un public qui découvrirait l’œuvre … C’est d’ailleurs un caractère assez commun des livrets de Janáček : qui pourrait résumer les méandres juridico-historiques de L’Affaire Makropoulos ? Dans De la Maison des morts, c’est l’abondance des destins singuliers qui s’entrechoquent qui crée la complexité du tissu dramaturgique.

Le travail de Tatjana Gürbaca est déjà profilé par le décor (de Henrik Ahr) que le spectateur qui s’installe peut contempler à scène ouverte. Un espace géométrique qui s’ouvre sur trois grandes baies offrant une large vue sur la Volga. La Volga dont l’évocation ouvre l’œuvre, ce fleuve au bord duquel est censé se trouver le village (imaginaire) où l’histoire se déroule, comme dans la pièce d’Ostrovski. On sait d’ailleurs combien Janáček était fasciné par la littérature russe. Ce large panorama est presque une proue de navire qui naviguerait sur le fleuve, ce fleuve dans lequel se suicidera Katia, à la fois présence permanente et absence, puisque cette image n’apparaîtra plus dans le cours de l’action.
Il y a aussi dans cette vision d’une proue sur le fleuve quelque chose d’une métaphore de la vie qui va, d’un destin qui avance irrémédiablement et qu’on ne peut arrêter (n’oublions pas qu’un des opéras de Janáček a pour titre Osud qui signifie destinée) mais aussi une métaphore d’une collectivité centrée sur elle-même et qui n’est pas maîtresse de son futur, les expressions qui font du voyage en bateau ou en barque une métaphore de la vie sont d’ailleurs légion.
Au-delà de la métaphore et des images des rêves possibles, le spectateur a devant lui une boite de bois, cadre rigide et scène pentue sur laquelle les personnages vont évoluer. Une structure qui sera décor fixe, boite fermée et simultanément ouverte sur un extérieur qui n’est qu’image entraperçue avant la première note de musique.

Le contexte étouffant de cette histoire est déjà posé.

En effet, dès les premiers moments les « baies » s’obscurcissent. Elles resteront noires ou opaques pendant toute la représentation, isolant l’espace et en faisant le lieu unique et abstrait du drame.

Deux espaces : le réel au premier plan, le rêvé au fond

Cet espace est d’ailleurs très maîtrisé, avec cette surface pentue où évoluent les personnages la plupart du temps, mais vers le fond apparaît quelquefois un second espace, modèle un peu réduit du premier selon le principe de la boite gigogne, qui abrite les rêves « de jeune fille » de Katia et notamment celui d’une relation de couple idéalisée et confortable avec Boris. Les côtés, le long des baies « aveuglées », laissent apparaître des « bandes » étroites réservées à des moments d’intimité des personnages principaux. L’espace est donc très géométriquement organisé selon les moments.
Ce cadre de scène rigide et souvent violemment éclairé (la question de l’électricité est importante dans cette mise en scène, symbole de progrès portées par le jeune instituteur Kudrjaš face aux idées un peu arriérées notamment sur « L’Orage » qui fait le titre de la pièce d’Ostrovski, source de l’opéra et qui intervient au début du troisième acte. L’orage qui sert les croyances et les craintes irrationnelles d’une population paysanne un peu abstraite (comme les costumes pas très caractérisés de Barbara Drosihn) face à l’électricité qui en 1921, année de la création, a déjà transformé les scènes des théâtres et les pratiques dramaturgiques.
À ce cadre au total assez contraint, malgré les légères modifications, correspond un hors cadre, pour l’essentiel le proscenium où Katia déposera cérémonieusement ses vêtements avant de partir vers la mort, le hors cadre symétrique étant fond de scène où elle disparaît.

Dans cet espace très réglé, presque didascalique, les personnages évoluent avec leur complexité comme les pièces d’un échiquier tragique.
Nous avons évoqué la complexité des livrets de Janáček, moins dans leur déroulement que dans les méandres qui aboutissent à la situation scénique.
Chaque personnage a son caractère, ses replis, son histoire, ses blocages.
Nous sommes donc dans un village isolé où Katia a été mariée à Tikhon. Ce mariage-là est une chute qui plonge dans la frustration la jeune-fille rêveuse, à la foi presque mystique et à la profonde soif de nature, comme une sorte d’Emma Bovary, c’est Tatjana Gürbaca qui le souligne dans le programme de salle. Le mariage ne lui apporte aucun épanouissement  d’autant que sa belle-mère, la Kabanicha, garde sur son fils un ascendant puissant et maltraite la jeune femme dont elle est jalouse.
Dès le lever de rideau et parallèlement, l’instituteur Kudrjaš reçoit l’aveu de l’amour du jeune Boris pour Katia, une femme mariée, tandis que la jeune Varvara reçoit celui de Katia, qui aime Boris en secret sans oser le voir pour des raisons morales.
Ainsi se construit un autre géométrie, celle des « couples », Varvara et Kudrjaš sont le couple qui vit pleinement sa relation, tandis que Boris et Katia n’osent se croiser. Varvara constitue pour Katia une sorte de pendant lumineux de sa vie sombre et grise.

Katia (Corinne Winters), Boris (Aleš Briscein)

Mais Boris lui-même n’est pas un être lumineux. Il est un déraciné, sorte de personnage assez tchékhovien venu de Moscou contraint de quitter la ville à la suite d’une histoire d’héritage, qui le fait dépendre totalement de son oncle Dikoj.
Quant à Dikoj,  c’est le jour l’oncle tyrannique  de Boris et la nuit l’amant débridé de la Kabanicha, la belle-mère détestable de Katia.
Entre le couple jeune et assumé Varvara/Kudrjaš, celui vieux et nocturne Dikoj/Kabanicha, Katia erre au milieu entre rêve de Boris (mais comme on l’a vu, Boris est dans une situation transitoire, comme « de passage », et donc c’est pour Katia un rêve sans issue) et relation avec un mari  faible et fuyant, voire peut-être impuissant. Du moins c’est l’impression que laisse la mise en scène ici.

Départ pour Kazan : Kabanicha (Elena Zhidkova), Katia (Corinne Winters), Tikhon (Magnus Vigilius)

Au moment de partir pour Kazan, Tikhon est supplié par Katia de l’emmener, sans doute pour échapper à la présence de la belle-mère, mais sortir du village pour aller à Kazan, c’est aussi parcourir cette Volga initiale et rêvée, l’ailleurs de l’idéal. Et Gürbaca imagine une sorte de ballet érotique presque désespéré, où la jeune femme cherche en vain à « réveiller » le désir de son mari qui la refuse.
Au-delà de l’humiliation qui consiste à rester dans le village sous la coupe d’une belle-mère qui l’oblige à jurer obéissance et fidélité à Tikhon, cette scène finale du premier acte signe le moment où Katia va basculer. Cette demande d’accompagner Tikhon à Kazan est comme la dernière tentative de vivre un ailleurs avec son mari. Cette possibilité lui est refusée, elle donne un baiser sarcastique et provocateur à la Kabanicha. Elle prend en quelque sorte et paradoxalement sa liberté.

Baiser sarcastique de Katia (Corinne Winters) à Kabanicha (Elena Zhidkova)

Mais les deux autres actes seront un lent glissement vers la fin, de désillusion en désillusion, elle vivra comme une sorte d’étrangère au sens du roman de Camus ainsi que l’analyse Tatjana Gürbaca.
Katia devient une Emma Bovary qui comprend vite la vanité de toute aventure extra-conjugale (la question du désir est très secondaire ici) et qui n’accepte pas la vie qui lui est offerte : la mort devient la seule issue.
Dans cet espace assez singulier , Tatjana Gürbaca ménage de jolies scènes, notamment quand Katia «  rêve » avec Varvara et qu’elles essaient des robes au seuil de l’espace du fond de scène, à l’intérieur duquel prendrait place un rêve de confort et de paix avec Boris, une scène qu’on pourrait intituler  « à quoi rêvent les jeunes filles »  fort bien construite qui respire la fraîcheur. Et qui tranche avec la grisaille ambiante.

Dispositif : décor géométrique, échiquier tragique sans damier, enfermement

Le décor géométrique, l’éclairage glacial et cru de Stefan Bolliger, les baies obstruées désormais par des stores noirs, tout indique l’enfermement sans échappatoire.
Mais dans cet enfermement, il manque le village, il manque le regard des autres, il manque l’expression d’un isolement dans la petite collectivité rabougrie qui était centrale chez Kosky à Salzbourg (voir notre compte rendu) et qui ici ne semble pas intéresser Tatjana Gürbaca.

L'orage

La scène de l’orage du début du troisième acte, très réussie visuellement avec son rideau d’eau, ses parapluies qui s’ouvrent, son petit groupe surpris qui cherche à s’abriter pourrait ouvrir sur la communauté villageoise, mais tourne court au point qu’on la verrait bien transplantée dans un orage rossinien, alors que la scène est à l’évidence prémonitoire.
La mise en scène préfère se concentrer sur les individus et sur les couples en un ballet chotégraphique qui aurait quelque chose d’un échiquier sans damier, où circulent des objets, comme le miroir, où chacun se mire et qui finit évidemment par se briser, autre signe prémonitoire , où chaque personnage semble une solitude enfermée en elle-même comme Tikhon qui ne cesse de toucher sa cravate rouge, de ce rouge semblable au drap que Kabanicha présente à Katia en  preuve d’adultère . D’ailleurs l’idée d’un Tikhon impuissant traverse l’esprit (on l’a évoqué plus haut) lorsque Katia se jette sur lui pour le convaincre de l’amener à Kazan, d’une Katia peut-être encore vierge qui connaît sa première véritable étreinte avec Boris.

Boris également, avec son air d’étudiant attardé, un peu gauche, dont on sent immédiatement le mal être et le malaise, ne peut visiblement être une réponse possible pour Katia.  La chair est triste, et n’est absolument pas un enjeu. On a d’ailleurs des difficultés à identifier la quête de Katia. On pense à la thèse du philosophe slovène Slavoj Žižek qui oppose jouissance masculine autocentrée, masturbatoire en quelque sorte, et la jouissance féminine qui serait plus ouverte, plus universelle.

Dans ce monde qui laisse Katia seule, un personnage est particulièrement emblématique, la belle-mère Kabanicha, jalouse de son autorité, possessive avec un fils qui se laisse conduire et guider, ce qui évidemment interdit à Katia de jouer le rôle d’épouse, le simple rôle normal d’une épouse. Ce n’est pas un personnage comparable à la Kostelnicka de Jenůfa, au rôle plus important. Ici c’est plus un profil, une figure qui doit par sa seule présence affirmer l’autorité, vêtue d’une robe rigide, et d’une fixité presque insupportable. La mise en scène n’arrive pas à en faire une figure vraiment marquante à l’instar de la terrible Kabanicha de Jane Henschel dans la mise en scène inoubliable de Christoph Marthaler. Or la Kabanicha n’est pas le centre du problème de Katia, mais un catalyseur, et ce rôle apparaît mal, c’est d’autant plus dommage que c’est Elena Zhidkova qui l’incarne, une chanteuse dont on connaît les dons d’actrice éminents.
De plus, nous l’avons vu, la Kabanicha espionne sa belle-fille la journée et la nuit, se livre à Dikoj, l’oncle de Boris. Le couple Katia/Boris trouve en face de lui une sorte de conspiration des vieux, qui en quelque sorte empêchent le couple de s’épanouir.
En effet, la chair reste triste avec Boris, Katia constate que même cela ne comble pas son désir d’ailleurs et la parenthèse du voyage de Tikhon se referme sur un troisième acte qui sera celui d’un aveu choisi, suicide social avant le suicide réel.
La signification de l’aveu public c’est acquérir enfin un statut de sujet. Mais la pantomime des autres, de tous les autres tandis qu’elle monologue avant de mourir montre que ce statut lui est obstinément refusé, les autres tels des sortes de mécaniques ou d’automates, tournant autour d’eux-mêmes dans le ballet de zombies et refusant à Katia l’écoute.
Ainsi le travail de Tatjana Gürbaca est-il très imagé, assez profond et réfléchi, sorte de mécanique épurée contre laquelle Katia se heurte et où elle se perd. Il y a un certain nombre de vrais moments, les scènes avec Varvara, la fraicheur face à la mélancolie, la scène du baiser à Kabanicha, sorte de défi qui est aussi réveil et décision, et l’impression domine d’une insatisfaction répétée, notamment avec Boris, qui il est vrai n’est pas un personnage intéressant.

Il manque peut-être à l’ensemble une direction d’acteurs un peu plus raffinée, un peu plus précise, et à force de vouloir montrer ce monde qui est coupé de Katia, l’émotion n’apparait pas toujours, malgré la prestation magnifique de Corinne Winters. Il reste que c’est un spectacle solide, qui fait honneur au Grand Théâtre et mérite d’être vu.

 

 

Les aspects musicaux et vocaux

 

La qualité d’ensemble se vérifie de manière d’autant plus vraie que les aspects musicaux sont incontestables. Nous nous trouvons devant une réalisation musicale et vocale de haut niveau.
Tomáš Netopil  est dans son élément et son répertoire il veille très attentivement aux équilibres du plateau, alterne des moments de grande suavité et d’autres particulièrement dramatiques menés avec l’énergie et l’éclat voulu : l’éclat est déterminant dans certaines phrases de Janáček, et sa présence en fosse est une garantie pour un orchestre de la Suisse Romande peut-être encore un peu rêche, avec à certains moments un manque de soyeux et quelque rudesse aux cordes, même si les cuivres et les bois sont remarquables dans une œuvre où ils sont si très sollicités.
Ce qui rend surtout l’interprétation de Netopil vraiment remarquable , c’est le soin donné à l’expression des couleurs, qui confirme que chez Janáček, c’est un élément essentiel, notamment dans des œuvres concentrées qui doivent très vite dessiner un univers avec une palette la plus détaillée et la plus précise possible.  C’est pourquoi on trouve ici une véritable authenticité du dessein global, qui colle parfaitement en même temps par son essentialité au projet de la mise en scène.

Enfin le Grand Théâtre a eu la main particulièrement heureuse dans le choix d’un plateau vocal où tous sont justes, tous sont engagés et tous impeccables de style et de présence. Des petits rôles si importants à l’opéra pour la couleur d‘ensemble jusqu’aux rôles principaux, il n’y a aucune scorie. On saluera donc d’abord une distribution de dix chanteurs dont sept abordaient leur rôle pour la première fois. Citons d’abord pour mémoire Mi-Young Kim (Glaša), Natalia Ruda (Feklouša) et Vladimir Kazako (Kuligin) tous trois dans leurs brèves interventions notables par leur relief.

Une note toute particulière pour Ena  Pongrac, absolument remarquable et lumineuse dans le rôle de Varvara, sorte de figure antithétique de Katia qui l’entraine et l’ouvre à ce qui pourrait donner couleur à sa vie. La jeune chanteuse, membre du Jeune Ensemble (le Studio du GTG) prend là un envol remarqué. On va la suivre avec sympathie et curiosité.

Prise de rôle également pour Tómas Tómasson, basse bien connue et interprète toujours attentif (on se souvient de son Klingsor exceptionnel à Berlin dans la mise en scène de Parsifal par Tcherniakov), qui prête ici sa voix un peu rigide et brutale à Dikój, l’oncle de Boris, en une composition qui colle parfaitement au personnage.
L’excellent Sam Furness, interprète fréquent des opéras de Janáček, est un Kudrjaš certes juvénile, mais au ton quelquefois ironique et persifleur, non dépourvu d’autorité. Il donne à ce personnage qui pourrait quelquefois être un peu le pendant de la fraiche Varvara un poids qui correspond à son statut d’instituteur avec une voix claire, bien posée et un phrasé comme toujours impeccable.

Elena Zhidkova (dont nous rappelons ici la splendide Venus du Tannhäuser de Bayreuth où elle fut remarquable dans la mise en scène de Tobias Kratzer, remplaçant au pied levé la chanteuse prévue qui s’était blessée) semble ici un peu bridée par la mise en scène, on connaît son énergie vocale et scénique et elle n’a pas encore peut-être totalement pris la mesure du rôle qu’elle chante pour la première fois. Elle a déjà l’âpreté et la rudesse, il lui manque un peu la couleur du serpent.

Le ténor Magnus Vigilius était Tikhon, le faible époux de Katia, pour lui aussi une prise de rôle. Il a su donner une certaine complexité au rôle, à la fois indifférent, fantasque, glacial et en même temps tourmenté : une vraie peinture vocale des intermittences de la faiblesse.

Aleš Briscein est un magnifique Boris, à la voix affirmée, claire, à la projection notable, qui sait moduler les couleurs d’un chant toujours intelligent. La voix est puissante, mais jamais poussée, toujours subtile.  Il est le meilleur Boris possible aujourd’hui.

La meilleure Katia du moment, qui l’interprète partout et qui a triomphé avec ce rôle à Salzbourg, c’est Corinne Winters, déjà superbe Jenůfa à Genève il y a quelques mois, et dont la prestation stupéfie d’abord par le contraste entre un physique menu et une voix d’une puissance qui étonne et domine totalement le plateau. Mais la puissance n’est pas tout, il y aussi l’incroyable suavité d’une voix qui sait se faire lyrique et aussi sensuelle, une maîtrise de toute la palette des couleurs possibles et une présence scénique qui la rend bouleversante dès l’entrée en scène. Il y a en elle la fragilité, et en même temps cette force que cette fragilité même lui donne. Brûlante, glaciale, absente, elle montre par son chant toute la complexité du personnage et sa richesse en même temps. Désormais, elle ne chante plus Katia, elle l’est. Éblouissante.

Il y a donc bien peu de réserves devant la soirée offerte par le Grand Théâtre, une soirée qui rend honneur et force à l’œuvre de Janáček ici musicalement et vocalement merveilleusement servie. Certes on peut discuter un peu la mise en scène, mais Katia Kabanova est un ouvrage qui a toujours bénéficié de mises en scène de qualité, et celle-ci ne fait pas exception. Bien sûr le travail de Barrie Kosky cet été à Salzbourg qui disposait d’un espace scénique géant dont il a su faire surgir la magie, reste un spectacle fabuleux, mais on peut préférer pour cette œuvre une ambiance plus intime, moins transcendante en quelque sorte. Cette ambiance de clôture et de tristesse, le plus grand metteur en scène suisse d’aujourd’hui, Christoph Marthaler, avait su la créer, à Salzbourg entre autres il y a plus de deux décennies, dans la salle plus petite de l’alors « kleines Festspielhaus », aujourd’hui « Haus für Mozart ». Cette immense production (visible en vidéo chez Medici TV) reste pour moi la référence absolue, la vérité de Katia.

Katia (Corinne Winters-
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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