Hélène Cao : Augusta Holmès, la nouvelle Orphée

336 pages, illustrations en noir et blanc

Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, avril 2023. ISBN : 978–2‑330–17578‑8

On aimerait beaucoup entendre Les Argonautes, symphonie dramatique qui, en 1881, valut à Augusta Holmès l’un de ses grands succès. Redonnera-t-on un jour sa monumentale Ode triomphale de 1889 ? Ce genre de vœu a désormais des chances de se concrétiser, et la réévaluation de celle qui fut la plus illustre compositrice française du XIXe siècle devrait être encouragée par le bel ouvrage que le Palazzetto Bru Zane fait paraître ce printemps, Hélène Cao s’étant brillamment chargée d’analyser la masse des articles parus dans la presse de l’époque.

On a peine à imaginer aujourd’hui de quelle gloire a pu jouir en son vivant la compositrice Augusta Holmès. Née en 1847, elle mourut en 1903 et sombra presque aussitôt dans un oubli dont elle ne devait lentement ressortir qu’à partir de 1987, année de parution du premier ouvrage moderne à lui être consacré (Augusta Holmès l’outrancière, de Gérard Gefen, chez Belfond). Sont ensuite venus les disques, puis d’autres volumes, et même la création très posthume de certaines de ses œuvres – l’intégralité de son triptyque Roland furieux n’a été donnée qu’en 2019 ! –, le tout porté par la vague qui remet sous le feu des projecteurs la création au féminin dans tous les domaines artistiques. Ressuscitée à travers ses œuvres symphoniques ou ses mélodies, Augusta Holmès était, encore récemment, victime de sa propre ambition : les œuvres qui lui valurent la plus grande renommée en son temps furent en effet conçues pour des effectifs considérables, ce qui signifie inévitablement plus de frais pour les remonter de nos jours. Il est évidemment plus facile de défendre les compositrices qui ont écrit pour le piano seul que pour celles qui exigent grand orchestre, grand chœur, solistes vocaux et récitant (son Ode triomphale en l’honneur du centenaire de 1789 fut créée par rien moins que neuf cents chanteurs et trois cents instrumentistes, dans une version scénique)… Pourtant, une bonne fée mieux connue sous le nom de Palazzetto Bru Zane a décidé de se pencher sérieusement sur le cas Holmès, et dès la saison prochaine, son opéra La Montagne noire connaîtra une nouvelle production – en Allemagne, plus curieuse de raretés que notre pays. Le même PBZ a commandé à Hélène Cao un livre qui commence comme une biographie, mais dont le contenu dépasse vite le simple parcours chronologique pour se focaliser sur différents aspects d’un personnage haut en couleurs.

D’emblée, Hélène Cao annonce vouloir s’appuyer presque exclusivement sur les témoignages disponibles dans la presse. Elle précise que cela l’empêchera d’aborder la vie privée d’Augusta Holmès ou les compositions qu’elle conserva dans ses cartons sans les livrer au public, mais l’auteur pêche ici par excès de modestie, car ces points sont également abordés, avec l’aide d’autres sources quand cela s’avère nécessaire. C’est donc une image tout à fait complète que propose ce livre, malgré son parti-pris déclaré. En même temps, c’est aussi toute une époque qui revit, avec ses créateurs et ses interprètes (au cas où une deuxième édition serait envisagée, signalons simplement une coquille : le « jeune lauréat du conservatoire » qui déclama en 1891 un poème d’Holmès en hommage à César Franck n’était pas « M. de Marx » mais Edouard de Max ; et sans doute la grande wagnérienne Rose Caron avait-elle de plus éclatants titres de gloire que le seul fait d’être « la première Marguerite de la version scénique de La Damnation de Faust »).

On ne peut qu’être impressionné par la masse de documentation disponible, bien que la presse ait souvent véhiculé des rumeurs infondées ou des légendes que l’intéressée elle-même semble avoir parfois pris soin d’entretenir. Née à Versailles de parents irlandais, Augusta Holmès a laissé courir les bruits les plus extravagants sur ses origines, tantôt fille de lointains rois d’Irlande, tantôt fille d’Alfred de Vigny, qui était en fait son parrain. Pianiste, elle donne ses premiers concerts à l’adolescence, et se fait également remarquer en chantant ses propres mélodies. Elle ne dirigera jamais ses œuvres pour orchestre, malgré ce que prétendirent certains journalistes. Elle semble aussi avoir été la première responsable d’approximations concernant sa biographie, entourant de flou certains événements comme sa naturalisation (elle devint officiellement française en 1879) ou sa conversion au catholicisme, célébrée le 3 juin 1900. Après son décès, certains journaux publièrent des articles dont le luxe de détail semble trop beau pour être vrai. Malgré le mystère entourant en théorie sa vie privée, le fait qu’elle vécut en couple avec Catulle Mendès de 1869 à 1885, et lui donna cinq enfants, n’était qu’un secret de Polichinelle. Marié à une illustre wagnérienne, Judith Gautier, Mendès la quitta pour une autre tout aussi wagnérienne, Augusta Holmès ayant assisté à la création de L’Or du Rhin à Munich et fut reçue par le maître à Tribschen en 1869, puis à l’ouverture du Festspielhaus de Bayreuth en 1876. De là à la fiancer avec Wagner, il y avait pourtant un grand pas, que certains journalistes ont allègrement franchi, d’autres n’hésitant pas davantage à lui inventer une liaison avec César Franck, dont elle reçut les conseils. « Sans doute a‑t‑on souhaité rendre Augusta plus scandaleuse qu’elle n’était », juge Hélène Cao.

Le wagnérisme est l’une des questions épineuses dans la carrière d’Augusta Holmès : elle le fut longtemps trop, puis ne le fut plus assez. On lui reprocha d’abord ses hardiesses, les proportions démesurées de ses développements musicaux, mais vient ensuite l’heure où l’on ne vit plus en elle qu’une disciple de Massenet, si ce n’est de Meyerbeer ! Quand l’Opéra de Paris présenta enfin La Montagne noire en 1895, entre deux créations de taille (Otello et Tannhäuser remplaçant Tristan prévu), première composition due à une femme depuis La Esmeralda de Louise Bertin en 1836, la partition achevée bien des années plus tôt déçut la critique par sa forme trop traditionnelle. Citons là aussi Hélène Cao : « Arrimée au langage tonal, héritière de Franck, Wagner et Massenet, même si elle ne les imite pas, elle a tant voulu conquérir son temps qu’elle ne l’a pas dépassé. » Augusta Holmès ne put pas toujours éviter les différentes formes de récupération de son œuvre : antidreyfusarde modérée, admiratrice de Déroulède, républicaine de droite, elle fut parfois instrumentalisée par le monde politique.

Le dernier chapitre est peut-être le plus passionnant, car il s’applique à analyser l’attitude de la presse de la Troisième République face à une « femme-compositeur », selon l’expression alors la plus courante. Alors même que la beauté d’Augusta Holmès avait fait couler beaucoup d’encre, elle-même mettant son physique en valeur par le recours à des tenues écarlates, l’adjectif « viril » est celui qui revient constamment sous la plume des critiques de son temps, qui s’étonnent qu’une femme puisse écrire une musique aussi vigoureuse, à cent lieues des « ouvrages de dames », une musique plus énergique que celle de Massenet. Trop femme ou pas assez, Augusta Holmès fut même parfois dépeinte comme une sorte de monstre androgyne, seule explication permettant de justifier qu’elle soit capable de composer des œuvres de grande ampleur, à une époque où l’on incitait les femmes à se contenter du rôle de muse, de maîtresse d’artiste plutôt que d’artistes elles-mêmes. Et l’on sait gré à Hélène Cao de dénoncer ceux et celles qui voulurent à tout prix faire de la compositrice la victime d’un monde misogyne : en un rappel utile, elle conclut en soulignant que, de tous les nés entre 1837 et 1857, bien peu ont été retenus par la postérité, alors même qu’ils avaient été comblés d’honneurs, alors même qu’ils étaient… des hommes.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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