Jacques Offenbach, Fantasio,

Avant-Scène Opéra, n° 336,
septembre-octobre 2023, 208 pages, 28 euros, ISBN 978–2‑84385–428‑6

Parution de L’Avant-Scène Opéra n° 336 (septembre-octobre 2023) consacré à Fantasio de Jacques Offenbach

L’Avant-Scène Opéra n’a pas pour vocation que d’accompagner le mélomane dans l’exploration d’œuvres dont la complexité l’intimide. Avec le numéro 336, c’est un huitième titre d’Offenbach qui rejoint la collection, ce Fantasio dont on n’en finit pas de redécouvrir les beautés depuis qu’il en existe une partition digne de ce nom et que les mezzo-sopranos ajoutent à leur répertoire ce rôle travesti de plus.

Qu’en un quart-de-siècle, un opéra-comique d’Offenbach ait su s’inscrire au répertoire, nous n’y trouverons certes rien à redire, si ce n’est pour s’en féliciter. Après avoir récemment accueilli Le Voyage dans la lune, autre redécouverte à peine moins récente, L’Avant-Scène Opéra ouvre à nouveau ses portes au compositeur, avec un titre auquel on souhaite une aussi belle carrière que la féerie Jules-Vernesque. Raison supplémentaire de se réjouir, Fantasio échappe à cette catégorie « opérette » ou « opéra-bouffe », à laquelle on n’a longtemps eu que trop tendance à vouloir réduire Offenbach. Malgré les efforts des britanniques, et du label Opera Rara, Robinson Crusoé et Vert-Vert restent encore dédaignés, mais un autre titre composé pour la salle Favart suscite depuis 1994 assez de productions pour amplement justifier un volume ASO. En réfléchissant un peu, on trouverait à ce succès nouveau bien des raisons possibles, mais on se contentera ici d’en citer deux.

D’une part, Fantasio est un opéra sans ténor, comme la Cendrillon de Massenet, qui se retrouve elle aussi propulsée sur le devant de la scène depuis quelques décennies. Même si Offenbach avait d’abord écrit le rôle pour Victor Capoul, l’idole des dames (celui qui, sacrifice suprême, rasa sa moustache pour incarner un tout jeune home dans Vert-Vert), il avait dû ensuite réécrire le rôle pour Célestine Galli-Marié, la mezzo qui avait créé le rôle travesti de Vendredi dans Robinson Crusoé, ce qui nous vaut de superbes duos pour deux voix féminines. D’autre part, Le livret concocté par Paul de Musset à partir d’une pièce que son frère Alfred ne destinait pas au théâtre, malgré tous les défauts dont il fut accusé en 1872, a pour les spectateurs du XXIe siècle le grand mérite d’associer humour et mélancolie, là où d’autres œuvres de la même époque versent dans une facétie parfois un peu lourde. C’est un Offenbach romantique qu’offre Fantasio, Stéphane Lelièvre nous rappelle combien le compositeur dont la carrière démarra dans les années 1830 mérite cette épithète ; comme omettent de le préciser les autres auteurs réunis dans ce volume, le premier contact d’Offenbach avec Musset est antérieur à La Chanson de Fortunio de 1861, puisque cette opérette tourne autour de l’air « Si vous croyez que je vais dire » écrit pour Le Chandelier en 1855 par celui qui était alors chef d’orchestre à la Comédie-Française. Même si d’aucuns, en 1872, crièrent à la trahison envers l’esprit de Musset, un premier pas vers la mise en musique avait été accompli en 1866, quand Paul de Musset avait procédé à quelques arrangements afin de rendre le texte jouable : la presse avait alors trouvé qu’il y avait « de l’opéra-bouffe dans ces personnages », et le passage à l’opéra-comique n’avait donc rien d’incongru pour une pièce qu’Olivier Bara qualifie d’ « opéra virtuel ». Que la musique d’Offenbach soit à la fois inspirée et délicate – comme ne manque pas de le souligner Stéphan Etcharry dans son Introduction et Guide d’écoute – ne gâte évidemment rien.

Pourtant, Fantasio revient de loin, notamment parce que les contemporains y trouvèrent beaucoup à redire. Mise en répétition au printemps 1870, les représentations furent annulées pour cause de déconfiture du Second Empire, et ne purent être données qu’après « les événements ». En 1872, le climat était devenu tout à fait hostile à Offenbach. Désormais considéré comme appartenant au camp des vainqueurs détestés, bien que naturalisé français, le compositeur natif de Cologne était désormais perçu comme un intrus, d’autant plus indésirable qu’il était très présent dans les théâtres parisiens – Jean-Claude Yon cite dans son article un journaliste imaginant que l’obligation de monter Offenbach aurait été mentionnée dans le traité de Francfort, signé par la France après la capitulation de Sedan. Dans les années 1840, Donizetti avait lui aussi été accusé d’envahir toutes les scènes de Paris, mais la xénophobie possible ne se situait pas dans un contexte de défaite militaire humiliante. Comme le montre également Jonathan Parisi dans son étude de la réception de l’œuvre à Paris (et, hélas trop rapidement, à Vienne), la critique avait d’emblée décidé que Fantasio lui déplairait, malgré la qualité du spectacle et des artistes. L’Autriche-Hongrie fut plus accueillante, Graz et Prague ayant emboîté le pas à Vienne, suivie par Berlin. Ensuite, un long silence de cinquante ans s’écoule avant la première reprise, à Magdbourg en 1927 ; il n’y aura en tout que trois séries de représentations au XXe siècle, avec Hambourg en 1957, et Gelsenkirchen en 1994.

Le principal obstacle a une renaissance de Fantasio était l’absence de partition publiée. Comme le raconte Jean-Christophe Keck (qui hésite entre le « Je » de l’anecdote personne, le « Nous » de modestie et « le musicologue », troisième personne digne de la Guerre des Gaules), seul un piano-chant avait été publié par Choudens en 1872, aucun matériel d’orchestre n’existant ; pour la version de Vienne (remaniée par Offenbach pour modifier la typologie vocale et supprimer certains passages), une partition complète était en revanche disponible, mais il fallut une véritable enquête policière dans différentes bibliothèques britanniques et américaines et dans des collections privées pour retrouver pas à pas les divers fragments. C’est seulement en 2013 que Jean-Christophe Keck a pu publier une édition critique réunissant les trois versions de l’œuvre : la partition pour ténor, vite abandonnée, la version de la création parisienne, et celle de la création viennoise.

Pour ce numéro 336, L’Avant-Scène Opéra innove en incluant dans la section « L’œuvre » un article qui pourrait sans doute devenir une nouvelle rubrique pérenne. Puisque ces volumes sont lus par des professionnels de la musique, il paraît en effet logique de proposer ces « Notes pour l’interprétation de la ‘Ballade à la lune’ », destinées à guider les chanteuses – ou les chanteurs qui souhaiteraient marcher sur les pas de Camille Maurane, qui enregistra cet air. Et c’est à la bien vivante mais très regrettée Alexia Cousin, retirée des scènes depuis plus de vingt ans et désormais enseignante, que l’ASO a demandé ce texte qui ne fait nullement doublon avec les lignes consacrées à cet air dans le Guide d’écoute, et qui explique pas à pas la marche à suivre pour s’approprier un air, si simple qu’il paraisse.

La disco-vidéographie est forcément limitée : Louis Bilodeau n’a à se mettre sous la dent que deux CD officiellement disponibles, dont un en allemand, deux intégrales non commercialisées et une captation visible sur Internet. Il est néanmoins permis d’espérer que l’arrivée du spectacle de Thomas Jolly dans les murs de l’Opéra-Comique sera le prétexte d’une captation débouchant sur la publication d’un DVD, ce qui serait une fort bonne nouvelle.

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici