Conçue en 2008 dans le cadre d'une trilogie Da Ponte donnée de 2006 à 2009 au Festival de Salzbourg, cette production du Don Giovanni par Claus Guth débarque enfin sur la scène de l'Opéra Bastille en ouverture de la saison 2023/24. Véritable personnage principal, le puissant décor de Christian Schmidt donne à voir une forêt mystérieuse dont les fûts gigantesques s'élèvent jusqu'aux cintres sans toutefois créer le même effet étouffant que dans le cadre de scène de la Haus für Mozart où il semblait remplir tout le cadre de scène. Une tournette centrale permet de moduler l'effet de profondeur, donnant à ce sous-bois inquiétant un volume visuel et des reflets dramatiques dont les références puisent à la fois dans l'univers cinématographique et les décors iconiques d'opéra. On imagine au premier regard la forêt que traverse Siegfried guidé par l'Oiseau à la recherche de la caverne de Fafner. Cette référence wagnérienne classique depuis Adolphe Appia jusqu’à Fritz Lang développe une lecture articulée autour de l'idée d'une nature dont le caractère à la fois majestueux et inquiétant s'intègre parfaitement à la ligne dramaturgique que développe Claus Guth. Impossible également de ne pas penser à la référence mozartienne du jardin nocturne dans lequel les protagonistes des Noces de Figaro se croisent dans le dernier acte. Cette allusion aux masques qui se croisent en peinant à s'identifier se combine avec le fait qu'à aucun moment de la soirée, la raison de la présence des personnages dans ce décor n'est jamais révélée. Le spectateur dévide d'un bout à l'autre de la soirée le fil prolixe de l'imagination et des hypothèses, cherchant son chemin comme les personnages perdus dans l'épaisseur de cette forêt.
Un autre élément dramaturgique est à chercher dans le prodigieux travail du maître éclairagiste Olaf Winter – capable à lui seul de donner à cette forêt mystérieuse des atours et une palpitation qui en renouvelle perpétuellement l'apparence. Passant d'un clair de lune aux rayons obliques de phares de voiture ou de lampes torches que l'on braque sur un personnage, c'est tout un jeu de variations d'intensités qui anime et souligne la scénographie de ce Don Giovanni entre chien et loup. Le scénario de Da Ponte croise volontiers celui du David Lynch de la série Twin Peaks avec cette angoissante forêt où se trament des rituels macabres et mystérieux, avec des scènes où les protagonistes se croisent comme par accident. La présence humaine s'oppose à cette idée qu'une nature inviolée forment en arrière-plan un puissant univers métaphysique à l'imitation de la figure du Destin qui cherche à se venger du séducteur méchant homme. La présence d'un arbre coupé en seconde partie ouvre au regard la possibilité d'un parallèle inconscient entre le péché et la punition divine qui foudroie le libertin. Le doute n'est jamais clairement levé par un Claus Guth préférant disséminer des éléments visuels tels des indices profanes ou sacrés.
L'axe dramaturgique central, c'est de faire de la mort de Don Giovanni le point focal vers lequel convergent toutes les lignes de fuite de sa dernière journée. À la manière dont une fermeture à l'œillet permet de créer un effet de zoom dans un film muet en isolant un élément dans une scène, un rideau tombe des cintres, découpant dans un cercle noir le duel entre Don Giovanni et le Commandeur. Dans la confusion de l'affrontement, ce dernier réussit à tirer sur le libertin. Le sang qui jaillit à l'abdomen ne laisse aucun doute sur l'issue fatale de la blessure mais sans se limiter à une péripétie triviale, Guth fait l'agonie du personnage le fil rouge de tout l'opéra. Substituant aux traditionnels parallèles entre érotomanie et pulsion de mort une authentique et fascinante variation autour de la place dérisoire du plaisir confronté à la finitude, le metteur en scène allemand teinte d'un romantisme noir le drame mozartien.
Rien d'étonnant à voir que le final abrupt de la version de Vienne préférée au sextuor de la lieto fine de la version de Prague dont on mesure facilement l'incongruité au terme d'une telle soirée. Ici, pas de jugement moral, de rédemption ou de dernière chance offerte à Don Giovanni de se repentir. Pas d'enfer ni de démons également, juste une fosse creusée dans un sous-bois, comme dans le corps d'un criminel qu'on chercherait à faire disparaître dans une série B. Tout ici suinte la mort et cette inutile valse-hésitation qu'on croit bon engager pour se mentir à soi-même. Dessinés explicitement tels des marginaux qui auraient trouvé refuge dans la profondeur de cette forêt, Don Giovanni et Leporello attendent la mort tel Godot chez Beckett, sans compter cette dérisoire couronne que le domestique pose que la tête de son maître, soudain transformé en Roi se meurt d'Ionesco. Le monarque s'asperge la tête de canettes de bière en guise de XXX et de champagne, entre deux shoots d'héroïne pour tenter d'oublier cet univers dérisoire. Plus loin, ce sera l'escarpolette de Zerlina qui tient moins du chef d'oeuvre galant de Fragonard que de l'allusion au balancement fornicatoire qui trouve dans la tache de sang sur la robe de mariée un écho à la défloraison présente dans le livret.
Dans cet univers glauque et obscur, les couples ne parviennent jamais à s'unir, et Guth fait de cette impossibilité amoureuse un moyen de contourner l'obstacle de l'érotisme pour le remplacer par une pulsion sexuelle brutale et quasi animale. Avec des outils scéniques et conceptuels plus abstraits (mais tout aussi efficaces) que Haneke, il parvient à construire une atmosphère puissante et délétère où les femmes s'offrent symboliquement en sacrifice à un souverain en déliquescence. Tandis que Zerlina se dévêt en alignant au sol des bougies en guise d'étrange rituel, Donna Elvira attend son tour dans un improbable abribus dans l'air du catalogue dont on comprend que les arrêts affichés au mur sont autant de conquêtes amoureuses de Don Giovanni. "Terminus, tout le monde descend" semble annoncer le Commandeur quand il fait sa dernière apparition, armé d'une pelle avec laquelle il vient de creuser la tombe de son rival. Les premiers flocons commencent à tomber sur cette ultime scène, écourtée musicalement et théâtralement avec la mort brutale du séducteur sans autre effet spectaculaire qu'un corps qui se crispe et tombe à terre. È finita la commedia.
Il fallait à cette lecture intransigeante un plateau vocal capable d'en supporter la charge – tant par la présence scénique et la technique vocale. C'est effectivement le cas avec Peter Mattei, grand triomphateur de la soirée. Illustre interprète du rôle depuis la production Peter Brook au Festival d'Aix en 1998 et acteur magistral à trois reprises dans la fameuse production Haneke créée in loco en 2006, le baryton suédois s'impose un nouvelle fois en prouvant l'adéquation de sa puissance vocale avec les nuances de son personnage. Les accents vénéneux qu'il met dans le Là ci darem la mano ne sont pas simplement le reflet d'un art de la séduction, ils portent en eux une forme d'abandon littéralement dés-enchanté qu'il met dans le rôle. De la même manière, l'abattage suicidaire du Finch'han del vino renvoie de toute évidence à une course à la mort. Le Leporello d'Alex Esposito lui oppose un profil psychologique qui tend à faire de ce partenaire de jeu une sorte d'alter ego et de miroir dans lequel il viendrait se regarder. Déjà présent en Masetto à la création de la production de Claus Guth en 2008, il surligne, tout en cherchant à l'imiter, les accents sublimes et désespérés de son maître ès perversions. La voix n'est pas exempte de quelques tensions et d'une intonation parfois brouillonne, en marge d'un jeu d'acteur et d'un engagement absolument irréprochables. Le Masetto anecdotique de Guilhem Worms n'a pas l'élégance et l'élan de l'Ottavio de Ben Bliss qui signe de belle manière ses débuts à l'Opéra de Paris. Le très banal Commandeur de John Relyea peine à rivaliser avec ses partenaires et l'importance dramaturgique toute particulière que lui accorde la mise en scène. Côté féminin, la Zerlina de Ying Fang a les notes mais pas le caractère d'un rôle décidément plus complexe que la naïve grisette qui nous est proposé ici. Adela Zaharia force sa Donna Anna, lui accordant des traits dramatiques qui regardent vers un vérisme là où il convient de soigner la ligne (Or sai chi l'onore). Déception en revanche pour une Gaëlle Arquez souvent en difficulté dans une Donna Elvira en peine de projection et très pâle d'intonation et de couleurs.
La lecture orchestrale d'Antonello Manacorda a de quoi surprendre. On passe à plusieurs reprises de belles envolées qui portent en elles une urgence lyrique à des points d'arrêts où l'attention qu'il met à décortiquer des micro-détails peut déconcerter. L'ouverture résonne davantage comme un assemblage en blocs d'émotions, au détriment d'une ligne et d'une palpitations qui viendrait installer le drame. De la même manière, à la puissance des accents dans l'air du champagne, il fait succéder une lecture heurtée dans les duos et une tenue défaillante dans des ensembles souvent bousculés et en décalage (chœur des paysans et final du I). Coupant les ailes aux élans romantiques dans une conclusion qu'il règle avec sévérité et au cordeau (Don Giovanni, a cenar teco), il ne relâche pas vraiment la battue et donne le sentiment d'une relation contrariée avec l'orchestre.