Béla Bartók (1881–1945)
A csodàlatos Mandarin (suite)
créée le 15 octobre 1928.

Gustav Mahler (1860–1911)
Lieder eines fahrenden Gesellen
composés entre 1884 et 1885 et créés (version orchestrale) le 16 mars 1896
Peter Mattei, baryton

Hector Berlioz (1803–1869)
Symphonie Fantastique
créée le 5 décembre 1830 dans la salle du conservatoire de Paris

Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise

Direction musicale Esa-Pekka Salonen

 

Stockholm, Berwaldallen, Baltic Sea Festival 2023, le jeudi 24 août 2023 

Le Festival Baltique (Österjön Festivalen) ouvre avec son fondateur, Esa Pekka Salonen, son édition 2023, intitulée Héros et Antihéros, par un curieux programme mêlant sexe et amour, visions poétiques intérieures et folie, Eros et Thanatos en somme, cherchant sans doute par là à nous livrer sa vision d’un monde naturel perverti, bousculé par des hommes déséquilibrés. Une vision poétique d’un moment hautement politique dans un environnement baltique de plus en plus fragile, à l’image d’un monde décidément plus abîmé que jamais (comme le festival d’ailleurs car après l’ « absence » de Gergiev pour les raisons que l’on sait, cette année, Mäkelä manque lui aussi à l’appel). Pour autant, on reste dans une interprétation froide, voire rigide, avec pour seul supplément d’âme un Peter Mattei fragile, comme une humanité perdue face à un rouleau compresseur. C’est peut-être la piste interprétative à suivre pour un concert déceptif.

On pourrait prendre le programme comme une marche rétrospective de la modernité de Bartók vers les sources de la musique romantique par essence, la Symphonie Fantastique de Berlioz, en passant par le renouvellement du lied à la sauce Mahler. De l’introspection qui tourne en rond chez Berlioz vers les vallées intimes du Wanderer amoureux du jeune Mahler jusqu’au poème symphonique de Bartók, perverti par une chinoiserie malsaine croisant Brecht et Puccini. C’est effectivement une option de partir du point d’arrivée (Bartók), d’offrir une pause bucolique et mélancolique avec Mahler et de repartir vers ce qui pourrait être le point d’origine dont le programme est dérivé.

C’est aussi l’occasion de démarrer en fanfare, avec une explosion de sons et de couleurs, de secouer un public peut-être un peu trop spectateur des malheurs du monde. Rappelons que l’objectif du festival est aussi de réfléchir aux problèmes de pollution de la Baltique, d’associer rencontres/débats sur le sujet et concerts avec des artistes provenant des rives de la mer et, nouveauté cette année, des rencontres poussées entre artistes et scientifiques (Baltic Sea Science Lab).

Sexe, plaisir, psychose, violences, filles de mauvaise vie et assassinat d’un Mandarin qui traînait par là. Le projet de la pantomime ballet de Bartok est tout sauf une rom com et la mise en son de Bartók est violente, hachée, dissonante, éprouvante. On attendait évidemment Salonen, là dans son élément : la mise en place précise de masses, dans un spectaculaire feu de couleurs. Si l’orchestre hautement mis à contribution est bien présent, fortement engagé (vents précis dont une clarinette magnifique, cuivres tonitruants, percussions explosives), force est de constater qu’on est un peu déçus de la direction. Salonen au pupitre joue de sa battue certes spectaculaire mais manque aux équilibres sonores, ne gère que peu les masses qui se heurtent les unes aux autres, se contaminent pour finalement se brouiller et in fine s’annihiler. C’est une démonstration de force et c’est peut-être l’intention mais la lisibilité de l’œuvre, du moins ses finesses, sont laissées de côté, ce qui fait que le feu d’artifice attendu n’est qu’un pétard mouillé, explosif certes mais aux couleurs brouillonnes dans le rendu final.

On craint pour la suite du programme mais c’est sans compter sur la présence lumineuse et radieuse de Peter Mattei. Salonen suit ce qui semble être sa direction du jour mais, avec un orchestre plus léger et donc moins de puissance, il est obligé de tenir compte de la présence humaine dans ces Lieder Des fahrenden Gesellen. On retrouve ce qui fait le charme de Mattei et le sel de ces lieder du jeune Mahler d’une vingtaine d’années : un timbre presque juvénile en plus d’une chaleur et des rondeurs d’un chanteur pourtant éloigné de ses propres jeunes années.

Salonen & Mattei

C’est la force de Mattei de retrouver dans le chant une jeunesse apparemment perdue mais toujours présente et donc de jouer sur les ambiguïtés de ces chants d’amour, odes à une  nature bucolique, pleins de mélancolie et d’une certaine pulsion de mort typiquement Mahlérienne.

Mattei respecte donc l’ambiance et la tonalité de la période d’écriture. Ce n’est pas un vieux fahrenden Gesellen qui se souvient mais bel et bien le jeune amoureux que Mattei retrouve en lui par son interprétation légère mais qui sait aussi trouver des abymes (ces graves mats) dans une lassitude et une préscience des malheurs à venir. Grand moment de chant, magnifiquement dit, émis admirablement, sans démonstration de puissance. Évidemment le chanteur d’opéra émerge au moment de « Ich hab’ ein gluhend Messer », et c’est un autre antihéros qu’on voit réapparaître dans le chant de Mattei : le Hagen de Wagner dans les accents de « Oh Weh ! Oh Weh ! »  On quitte alors les vertes prairies pour des visions de malheur, presque des visions de guerre appuyées par un Salonen des plus martiaux, marquant les accents, faisant éclater les cuivres et faisant le pont (le programme fait le jeu des ellipses) vers le Stravinsky de L’Histoire du Soldat dans le lied final « Die zwei blauen Augen von meinem Schatz ». Ces lieder de Mahler sont décidément le meilleur moment du concert.

Enfin, c’est une symphonie fantastique sans surprise qui vient clore le programme. Si Salonen équilibre davantage ses masses, loin du côté brouillon du Bartók, on reste dans une démonstration de puissance (violence ?) sonore qui ne charme évidemment pas (on voit bien que c’est le but) mais lasse aussi dans sa volonté de chaos. On en est réduit à fouiller dans le fatras pour distinguer le son de tel ou tel pupitre, pourtant tous fort attentifs (percussions et cordes précises, cors également) mais on peine à trouver une ligne, en dehors de la folie et de l’amour du chaos qui semble contaminer l’ensemble. On imagine même que Salonen envisage une lecture punk, et sous substances, pour le Berlioz de la Symphonie Fantastique. Ce qui ne serait pas sot. Dans les moments moins démonstratifs, avec un orchestre plus léger, on peine à suivre un discours qui semble décousu (la folie de l’obsessionnel ?) qu’on écoute sans passion.

Les passages bucoliques (3e partie : « Scène aux champs ») sont des déserts (une piste que Wagner suivra dans Tristan) et le final (5e partie : « Le Songe d’une nuit au Sabbat ») est un enfer de pensées brouillonnes et confuses. Admettons que ce soit le sens de la direction de Salonen…

Puissance symphonique, certes, mais pour la poésie on repassera. Si bien que l’ennui nous gagne à nouveau et on attendra le final, très resserré comme toujours avec Salonen, pour boucler l’ensemble sur un climax survitaminé, prompt à réveiller le public et déchaîner la décharge d’applaudissements nécessaires pour conclure une première soirée de festival…

Le Baltic Sea Festival est aussi un état des lieux des capacités de l’Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise au retour des vacances. On le retrouve en pleine forme avec ses deux konzertmeister à la besogne, Malin Broman et Julia Kretz-Larsson toujours aussi impliquées, la flutiste Laura Michelin, fortement remarquée ce soir tout comme Sofi Berner au cor anglais (dans la partie pré-Tristanesque du Berlioz), mais aussi la harpiste Lisa Viguier Vallgårda, évidemment à la fête chez Mahler, mais dont on ne cesse d’être surpris par ses interventions toujours remarquables et remarquées.

Au final, un concert assez gris sombre marqué par la trouée lumineuse de Mattei et de Mahler. Il y a quelque chose de pourri sur les rives de la Baltique…

Extase finale
Avatar photo
Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : © Mattias Ahlm / SverigesRadio

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici