On pourrait prendre le programme comme une marche rétrospective de la modernité de Bartók vers les sources de la musique romantique par essence, la Symphonie Fantastique de Berlioz, en passant par le renouvellement du lied à la sauce Mahler. De l’introspection qui tourne en rond chez Berlioz vers les vallées intimes du Wanderer amoureux du jeune Mahler jusqu’au poème symphonique de Bartók, perverti par une chinoiserie malsaine croisant Brecht et Puccini. C’est effectivement une option de partir du point d’arrivée (Bartók), d’offrir une pause bucolique et mélancolique avec Mahler et de repartir vers ce qui pourrait être le point d’origine dont le programme est dérivé.
C’est aussi l’occasion de démarrer en fanfare, avec une explosion de sons et de couleurs, de secouer un public peut-être un peu trop spectateur des malheurs du monde. Rappelons que l’objectif du festival est aussi de réfléchir aux problèmes de pollution de la Baltique, d’associer rencontres/débats sur le sujet et concerts avec des artistes provenant des rives de la mer et, nouveauté cette année, des rencontres poussées entre artistes et scientifiques (Baltic Sea Science Lab).
Sexe, plaisir, psychose, violences, filles de mauvaise vie et assassinat d’un Mandarin qui traînait par là. Le projet de la pantomime ballet de Bartok est tout sauf une rom com et la mise en son de Bartók est violente, hachée, dissonante, éprouvante. On attendait évidemment Salonen, là dans son élément : la mise en place précise de masses, dans un spectaculaire feu de couleurs. Si l’orchestre hautement mis à contribution est bien présent, fortement engagé (vents précis dont une clarinette magnifique, cuivres tonitruants, percussions explosives), force est de constater qu’on est un peu déçus de la direction. Salonen au pupitre joue de sa battue certes spectaculaire mais manque aux équilibres sonores, ne gère que peu les masses qui se heurtent les unes aux autres, se contaminent pour finalement se brouiller et in fine s’annihiler. C’est une démonstration de force et c’est peut-être l’intention mais la lisibilité de l’œuvre, du moins ses finesses, sont laissées de côté, ce qui fait que le feu d’artifice attendu n’est qu’un pétard mouillé, explosif certes mais aux couleurs brouillonnes dans le rendu final.
On craint pour la suite du programme mais c’est sans compter sur la présence lumineuse et radieuse de Peter Mattei. Salonen suit ce qui semble être sa direction du jour mais, avec un orchestre plus léger et donc moins de puissance, il est obligé de tenir compte de la présence humaine dans ces Lieder Des fahrenden Gesellen. On retrouve ce qui fait le charme de Mattei et le sel de ces lieder du jeune Mahler d’une vingtaine d’années : un timbre presque juvénile en plus d’une chaleur et des rondeurs d’un chanteur pourtant éloigné de ses propres jeunes années.

C’est la force de Mattei de retrouver dans le chant une jeunesse apparemment perdue mais toujours présente et donc de jouer sur les ambiguïtés de ces chants d’amour, odes à une nature bucolique, pleins de mélancolie et d’une certaine pulsion de mort typiquement Mahlérienne.
Mattei respecte donc l’ambiance et la tonalité de la période d’écriture. Ce n’est pas un vieux fahrenden Gesellen qui se souvient mais bel et bien le jeune amoureux que Mattei retrouve en lui par son interprétation légère mais qui sait aussi trouver des abymes (ces graves mats) dans une lassitude et une préscience des malheurs à venir. Grand moment de chant, magnifiquement dit, émis admirablement, sans démonstration de puissance. Évidemment le chanteur d’opéra émerge au moment de « Ich hab’ ein gluhend Messer », et c’est un autre antihéros qu’on voit réapparaître dans le chant de Mattei : le Hagen de Wagner dans les accents de « Oh Weh ! Oh Weh ! » On quitte alors les vertes prairies pour des visions de malheur, presque des visions de guerre appuyées par un Salonen des plus martiaux, marquant les accents, faisant éclater les cuivres et faisant le pont (le programme fait le jeu des ellipses) vers le Stravinsky de L’Histoire du Soldat dans le lied final « Die zwei blauen Augen von meinem Schatz ». Ces lieder de Mahler sont décidément le meilleur moment du concert.
Enfin, c’est une symphonie fantastique sans surprise qui vient clore le programme. Si Salonen équilibre davantage ses masses, loin du côté brouillon du Bartók, on reste dans une démonstration de puissance (violence ?) sonore qui ne charme évidemment pas (on voit bien que c’est le but) mais lasse aussi dans sa volonté de chaos. On en est réduit à fouiller dans le fatras pour distinguer le son de tel ou tel pupitre, pourtant tous fort attentifs (percussions et cordes précises, cors également) mais on peine à trouver une ligne, en dehors de la folie et de l’amour du chaos qui semble contaminer l’ensemble. On imagine même que Salonen envisage une lecture punk, et sous substances, pour le Berlioz de la Symphonie Fantastique. Ce qui ne serait pas sot. Dans les moments moins démonstratifs, avec un orchestre plus léger, on peine à suivre un discours qui semble décousu (la folie de l’obsessionnel ?) qu’on écoute sans passion.
Les passages bucoliques (3e partie : « Scène aux champs ») sont des déserts (une piste que Wagner suivra dans Tristan) et le final (5e partie : « Le Songe d’une nuit au Sabbat ») est un enfer de pensées brouillonnes et confuses. Admettons que ce soit le sens de la direction de Salonen…
Puissance symphonique, certes, mais pour la poésie on repassera. Si bien que l’ennui nous gagne à nouveau et on attendra le final, très resserré comme toujours avec Salonen, pour boucler l’ensemble sur un climax survitaminé, prompt à réveiller le public et déchaîner la décharge d’applaudissements nécessaires pour conclure une première soirée de festival…
Le Baltic Sea Festival est aussi un état des lieux des capacités de l’Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise au retour des vacances. On le retrouve en pleine forme avec ses deux konzertmeister à la besogne, Malin Broman et Julia Kretz-Larsson toujours aussi impliquées, la flutiste Laura Michelin, fortement remarquée ce soir tout comme Sofi Berner au cor anglais (dans la partie pré-Tristanesque du Berlioz), mais aussi la harpiste Lisa Viguier Vallgårda, évidemment à la fête chez Mahler, mais dont on ne cesse d’être surpris par ses interventions toujours remarquables et remarquées.
Au final, un concert assez gris sombre marqué par la trouée lumineuse de Mattei et de Mahler. Il y a quelque chose de pourri sur les rives de la Baltique…
