La fanfare composée par Strauss pour les Wiener, le lumineux concerto pour violon numéro 1 en sol mineur de Bruch et Une Vie de Héros (Ein Heldenleben), encore de Strauss. Est-ce que le côté héros du thème du festival 2023, Héros, Antihéros, n’est pas un peu trop poussé ? On pense aux armures beaucoup trop scintillantes des chevaliers arthuriens de John Boorman dans Excalibur (1981), trop étincelantes pour être à prendre au premier degré. On se souvient de Petrenko à Bayreuth conseillant à Castorf de ne pas prendre à la lettre la musique flamboyante du duo final Brünnhilde-Siegfried dans la 2e journée du Ring : le ver est dans le fruit. D’où les crocodiles…
C’est sans doute ainsi qu’il faut prendre ce programme orgasmique, ronflant, voire rutilant, comme quelqu’un qui roulerait d’ostensibles mécaniques. Reste que la mise en son est époustouflante avec une fanfare pour les Wiener, ouvrant admirablement… cette dernière soirée (ironie, ironie…). Des cuivres en place, sans scories, impeccablement traités sans explosion assourdissante, mettant en valeur chaque poste. Du bel ouvrage. Avec un clin d’œil sans doute à la fanfare crée par Anders Hillborg pour l’édition 2022 du festival. On est dans un jeu de miroirs((Bartók, présent dans le programme d’ouverture du festival a écrit une réduction pour piano de Ein Heldenleben en 1902. Le début du festival rejoint la fin)). D’ailleurs, on attend avec impatience le retour d’Esa-Peka Salonen dans la même salle en début d’année prochaine (18 et 19 janvier 2024) pour un Jubilé Hillborg.
Bouleversement de toute ma personne
Marcel Proust (« Sodome et Gomorrhe », « Les Intermittences du cœur »)
Est-ce bien le même orchestre entendu une petite semaine plus tôt ? Oui mais ici sous la houlette de son chef en titre, Daniel Harding. Évidemment, le chef britannique est on ne peut plus dans son élément avec cette œuvre ô combien romantique (on se souvient de ses interprétations énormes des symphonies de Brahms, au même endroit avec le même orchestre) mais le son et même la physionomie de l’orchestre sont comme métamorphosés. La part belle est naturellement laissée au jeune Johan Dalene (né en 2000) mais on ne peut qu’être soufflé par le tuilage des cordes au service du soliste, un équilibre de chaque instant des pupitres, se mêlant ensemble, respirant de concert. Johan Dalene est tout de brillance, de légèreté, de feux qui pétillent sur son stradivarius, soutenu par un Harding qui veille au grain, laisse exploser l’orchestre lors des moments de répit du soliste. Tout est vie, tout est couleurs, tout est extase. Peut-être un peu trop feel-good mais tellement en accord avec la prestation de Johan Dalene, tout feu tout flamme, tout sourire, plein de la fougue de sa jeunesse. Un programme en accord avec les protagonistes donc.
Harding est tout à fait à l’aise dans son Strauss qu’il maîtrise sur le bout des doigts. Là encore, on repense à tous les programmes Straussiens des années précédentes, notamment la Symphonie Alpestre (Eine Alpensinfonie) entendue l’an passé et qui était un véritable voyage. Une fois de plus, on est soufflé par la tension qui anime l’orchestre sous la direction de son chef. C’est un organisme vraiment animé. C’est une sève étonnante qui circule dans cette direction-là. Le héros de cette Vie de Héros, si ce n’est Harding, c’est l’orchestre et même la conjonction des deux. On suit pas à pas le programme. Le héros, les adversaires du héros, la compagne du héros, le héros au combat, l’œuvre du paix du héros et enfin la retraite du monde et son accomplissement. Tout le cheminement est lisible, clair, sans rupture, avec des transitions parfaites. On est saisi tout le long, pris par les sombres accords cordes/cuivres comme par les fusées claires des vents. Harding nous prend vraiment par la main et fait de cette suite de stations un poème symphonique comme il se doit. On repense au tissage entre le Bruch et la fanfare initiale accompli ici dans Heldenleben, aux jeux d’échos et d’amplification. Osera-t-on dire que Malin Broman, konzertmeister ici soliste, à côté de son alter ego Julia Kretz-Larsson, éclipse presque la prestation de Johan Dalene ? Oui. Dans la 3e partie, la compagne du héros, elle est totalement habitée, lyrique, profonde, pleine d’abymes, de furie aussi mais également tellement tendre. Toute la différence entre la jeunesse et la brillance de Dalene dans le Bruch est ici dans l’expérience, la maturité, ce quelque chose qui au-delà de la technique nous touche. Épatante.
Certes Ein Heldenleben est un océan de couleurs, de feux mais ce qui frappe ici c’est la continuité qu’Harding arrive à maintenir, cette énergie qui habite l’orchestre qui respire comme un seul homme et qui nous irrigue. Alors oui, ce Strauss nous plaît moins que Eine Alpensinfonie l’an passé mais quelle fête pour le public de mélomanes présents ce soir-là car c’est un orchestre au meilleur de sa forme (hormis, allez, une petite scorie finale sur la résurgence du thème de Zarathustra, quel dommage), au diapason avec son chef. La saison 2023 va être grandiose. On attend déjà avec impatience le programme Mahler avec Gerhaher dans Rückert Lieder et la 7e (les 8 et 9 février 2024)…