En deux jours et quatre spectacles d’exception, le spectateur sort à chaque fois plein d’images, et surtout rempli d’aliments intellectuels pour une méditation sur le mythe, le fonctionnement de l’imaginaire, ses propres références intellectuelles, ses mythes personnels et les mythes de nos cultures.
Rien de plus spécifique à l’opéra que le mythe d’Orphée qui mêle musique et poésie, qui est mythe de transgression puisqu’on passe du monde de la vie à celui des morts, et qui renferme en lui le fameux diptyque d’Eros et Thanatos, mais aussi l’idée que la sublimation de la souffrance crée l’art. Tant de choses pour exciter les âmes philosophiques : le titre de l’opéra de Haydn n’est évidemment pas un hasard… Et le mythe d’Orphée n’est jamais très loin de la philosophie, jamais très loin de la religion non plus, puisque les initiés à « l’orphisme » se sont comptés par milliers dans l’antiquité, sans qu’on sache exactement ce dont il s’agissait.
Bref, c’est un mythe polymorphe, et cette polymorphie s’offre à nous à travers cette étonnante version pour marionnettes, qui alimente à notre surprise totale une réflexion encore plus approfondie sur ce qui fait pour nous spectacle, sur ce qu’est la réalité et la représentation, sur nos espaces imaginaires, sur la fonction totalement cathartique de la marionnette et… sur ce qu’est le théâtre…
L’étrange de ce merveilleux spectacle, c’est d’abord que la fascination qu’il procure amène une étonnant concentration sur la musique, sans doute supérieure à ce qu’elle serait si au lieu des marionnettes nous avions vu sur scène des chanteurs en chair et os. C’est notre première constatation et interrogation. « L’abstraction concrète » de la marionnette nous amène à entendre encore mieux les voix – parce qu’elles chantent sans que nous ne les voyions chanter et qu’elles s’incarnent de manière inouïe dans ces petites pièces de bois articulées.
Cela n’a rien à voir avec une représentation avec bande enregistrée, parce que le rapport à l’orchestre, la vision du chef, le son direct du chœur et des voix nous parlent d’opéra « live », mais tout est médiatisé par la vision de ce monde étonnant, coloré, incroyable techniquement, où toute proportion est effacée (il est difficile de considérer la vraie taille des marionnettes jusqu’au moment des saluts).
S’il s’était agi d’un théâtre de Marionnettes traditionnel du type de la célèbre institution salzbourgeoise, – auquel la représentation offre un discret hommage- le rapport scène-salle eût été différent, et les spectateurs dans leur ensemble auraient eu sans doute un accès plus confortable à la scène, mais sans magie musicale, sans espace sonore.
Installé sur la scène de la Haus für Mozart, le dispositif monumental dans son ensemble, qui est une seconde scène, installe d’emblée la question du théâtre dans le théâtre mais en même temps rend les marionnettes difficiles à bien distinguer pour les spectateurs plus lointains, dans une salle qui n’est pas prévue pour ce type de représentation.
Mais dès lors une première question se pose. S’agit-il vraiment de théâtre dans le théâtre ? Le spectateur voit en direct et sans filtre les marionnettes qui ne se présentent pas comme doubles ou substituts, elles sont les personnages en direct.
D’un autre côté, installé sur une scène de théâtre, comme un décor, le théâtre de marionnettes est un théâtre dans le théâtre… L’illusion théâtrale commence au-delà du premier proscenium, et la marionnette est alors d’autant plus une illusion au carré,
Cette question est déjà une question qui interroge le baroque, puisque la question de la représentation de la réalité et le rapport entre réalité et illusion est central dans la problématique baroque, où la question du mythe platonicien de la caverne est déterminante. D’ailleurs, dans le texte de Platon, on trouve une allusion claire aux marionnettes qui existaient déjà dans le monde antique : il explique que les formes du monde réel sont comme des ombres projetées par une lumière au fond de la caverne et produites par de petits personnages passant sur un « muret pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles ». (La République, Livre VII, 514 b).
De toute manière les marionnettes sont attestées au Moyen âge et au XVIe siècle pour transmettre des aventures bibliques ou chevaleresques, et des fables, ce qu’est justement L’Orfeo de Monteverdi, « Favola in musica » (Fable en musique).
Sa présentation initiale dans un salon du Palazzo Ducale, renforce l’idée d’une représentation privée, réduite, en tous cas qui n’a rien à voir avec ce que seront les représentations théâtrales vénitiennes quelques décennies plus tard. Ainsi, l’idée d’une représentation de cette fable par des Marionnettes n’a rien de contradictoire avec une certaine tradition historique.
Intéressant aussi notre rapport à la pure représentation. Si dans le même décor et avec les mêmes costumes on avait des chanteurs en chair et os, on crierait sans doute à la représentation poussiéreuse et passéiste. Le passage aux marionnettes donne un tout autre parfum qui renvoie aux Contes de fée, aux fables, à l’enfance et aux enchantements des spectacles d’enfance, mais le décor lui-même fait de toiles peintes à quelque chose de suranné et en même temps respire un théâtre qui était justement le théâtre baroque, entièrement conçu sur les illusions des toiles peintes. Théâtre de l’enfance, parfum d’un passé révolu et fascinant, qui réveille nos rêves et nos fantasmagories, ce spectacle rend ces figurines de bois articulées par des fils aussi réelles que ne pouvait l’être Mickey dans les films et dessins animés de l’enfance. Autrement dit, la question du réel ne se pose pas plus ici que dans n’importe quelle représentation théâtrale. Ce qui est sur scène est « représentation », jamais réel même en chair et en os.
Comment d’ailleurs pourrait-elle se poser quand on aborde un mythe lointain, que tous les Orphée et Orfeo/Orfeu de la scène mais aussi du cinéma (Cocteau, Marcel Camus) ne sont que représentations, que projections, que constructions…
Ainsi le passage à la marionnette n’est qu’un artefact théâtral de plus, et on y croit comme au reste. D’ailleurs si l’éblouissante démonstration technique de la Compagnia Colla nous stupéfie çà et là (les troupeaux de moutons, la barque de Charon, la « grotte de Pluton », les ombres des Enfers), elle est si stupéfiante qu’on l’oublie pour croire aux personnages, aux mouvements, et à cette histoire. Et quand Orfeo est enlevé par le char du soleil vers le ciel, se découvre en même temps le cadre de scène , laissant voir tous les marionnettistes et la machine théâtrale dissimulée, mais c’est encore théâtre, c’est encore merveille puisque le char du soleil nous élève vers ce secret de l’artisanat magique de la Compagnia Colla, qui est en soi, ici Soleil du Théâtre.
Le chef Gianluca Capuano a participé à l’élaboration de la mise en scène, et nul doute que l’apparition initiale de Monteverdi assis à sa table qui d’un geste fait partir la musique ne vienne de lui, d’autant qu’à la fin où tous les chanteurs saluent avec leur marionnette, il salue, quant à lui avec la marionnette qui représente le compositeur.
Mais cette marionnette réapparaît à la toute fin, poussant sur la scène un petit théâtre de … marionnettes. N’épiloguons pas sur ce théâtre en abyme, théâtre dans le théâtre dans le théâtre, nous avons suffisamment développé l’idée plus haut.
L’idée de cette image est simple…
Monteverdi ouvrait par la musique, il ferme par le théâtre, où le théâtre de Marionnettes (le « château ») avec ses deux figurines est métaphore d’une naissance. Nous avons vu cette musique et sa représentation mentale (le spectacle), voilà désormais son statut, un opéra, c’est-à-dire, au sens propre, l’œuvre. Toute la mise en scène n’a pour objet que de raconter la naissance de l’opéra, genre où tout se mêle, la voix, la musique, le rêve, la fable. La magie, elle est là, elle est l’opéra. Monteverdi invente le genre opéra sur le mythe qui est celui-même de la création artistique.
La magie… justement.
Comment rendre dans ces lignes la magie d’un spectacle sommet de l’illusion, où le spectateur enchanté finit par attendre chaque image, chaque nouvelle scène, scandée par un baisser de rideau représentant la partition de Monteverdi posée sur une table, de l’image bucolique des pâtres avec leurs troupeaux (ces visions pastorales si en vogue au XVIIe)
à celle de la « grotte de Pluton », rouge, inquiétante qui rougeoie d’une manière un peu ironique en m’ayant rappelé d’ailleurs la vision d’Orphée aux Enfers d’Offenbach signée de Jorge Lavelli il y a bien bien longtemps, en 1984 à L’Espace Cardin, ou bien les ombres des Enfers dans les fumées, et évidemment ce char triomphal final où Orfeo accompagne le Soleil dans sa course lumineuse pour monter… dans les dessus du théâtre.
Chaque moment est une flaque de poésie, de nostalgie, de sourire, qui rend à la musique une puissance qu’on n’attendait pas. On se concentre d’autant plus sur l’orchestre, sur le chant comme si c’était là le réel, de chair, alors que l’on est dans les sommets de l’artifice. Jamais la musique n’est apparue si présente, si diverse, si limpide, si naturelle.
Et c’est bien là l’étonnant paradoxe du spectacle qui nous est présenté. Il finit par être si fluide, si naturel, qu’il se déroule sans jamais un instant d’ennui alors que beaucoup de spectateurs peinent quelquefois à Monteverdi. Une spectatrice remarquait que cette musique finissait à la longue par la lasser, mais qu’ici, tout était passé sans même que la question ne se pose. S’il s’était agi d’un Orfeo « ordinaire » si tant est qu’il existât, avec une mise en scène et des chanteurs, sur scène, il n’est pas sûr que cette spectatrice l’aurait vécu de la même manière.
Mais, là pris dans ce tourbillon d’illusion et de rêve authentique, le spectateur se laisse prendre, happer par le spectacle au rythme musical d’une extrême délicatesse et d’une incroyable vie. Quand on vous dit : un miracle.
La miracle c’est d’abord la Compagnia marionetistica Carlo Colla & figli, légendaire compagnie milanaise séculaire et dépositaire de la très longue tradition locale en la matière. Milan était riche de toutes sortes de théâtres (plus de 130 au début du XIXe) dont les théâtres de marionnettes, par lesquels passaient souvent des critiques acerbes des pouvoirs en place (Napoléon par exemple). La Compagnia Colla a un lieu, un répertoire, une saison, des tournées et mérite le détour…
Tous participent à tout, et tous manient les personnages, au-dessus de la scène qui se soulève à la fin pour laisser voir le lieu d’où ils manient, pour ce soir ils sont douze, et viennent saluer à la fin sous les hourrahs du public.
Comme je l’ai écrit, on est si émerveillé du travail et de la technicité qu’on oublie très vite pour se laisser aller à une magie qui colle de manière singulière à l’expression musicale.
Et c’est là le deuxième miracle.
Il n’y a rien de plus artificiel que la marionnette, où le spectateur n’a plus un rapport direct avec la chair du théâtre, qui est la donnée essentielle de tout spectacle théâtral. Or un spectacle de marionnettes du type « Marionnettes de Salzbourg » a pour centre la marionnette, pour laquelle le public vient, et la musique est enregistrée en strict accompagnement du spectacle.
Ce n’est pas exactement ce qui se passe dans notre cas. Et l’on peut contester le titre « Marionettentheater » donné par le programme, qui a sans doute, répétons-le, induit en erreur certains spectateurs. En réalité nous avons devant nous une représentation de L’Orfeo de Monteverdi, pour orchestre, chœur, solistes et marionnettes où les marionnettes sont un élément d’un tout, un élément d’un spectacle fait de musique en direct, de voix de chair (chœur et solistes) et qui donc travaille sur le vivant, mais dont le visuel concentre le regard sur des marionnettes, qui contribue à renforcer le spectacle en le distanciant au sens brechtien.
Le résultat est qu’après la fascination dont j’ai parlé plus haut, on se concentre sur la musique, sans doute dans des conditions exceptionnelles où les voix contribuent à renforcer à la fois l’illusion et l’effet de distance, par leur réalité même. Parce que les voix sont exceptionnelles, parce que leur diction est impeccable, elles donnent une vie nouvelle, une présence directe aux marionnettes qu’elles n’auraient pas avec un son enregistré. Et alors se renforce la fascination d’un spectacle qui devient autre, planant entre réel et pure illusion, qui aimante le public, et par les yeux, et par la musique. On ne se pose plus la question de savoir où est le chœur dont la présence invisible semble renforcée, ni les chanteurs à la voix si proche, si urgente, qui rejaillit sur notre visuel de ces personnages de bois d’une cinquantaine de centimètres, qui miraculeusement apparaissent presque avoir une taille humaine par les jeux de perspective et d’illusion.
De toutes ces constatations, qui sont un tourbillon voisin de ce que nous éprouvons devant les trompe‑l’œil, les faux plafonds, les perspectives tordues de certaines fresques baroques, nous sommes dans la quintessence du Baroque.
Il en résulte un étourdissement et un ravissement qui évidemment rejaillit sur l’accompagnement musical, d’autant plus fort que nous sommes beaucoup plus concentrés que s’il s’agissait d’une représentation concertante, et même d’une représentation scénique.
Gianluca Capuano dirige rarement Monteverdi. On l’entend plus ces dernières années dans Haendel ou Rossini mais comme on l’a écrit, la présence de L’Orfeo s’imposait dans la programmation, œuvre racine du genre opéra qui nous interroge sur la nature même des fondations du genre, au sens architectural.
Les intellectuels de Florence ou d’ailleurs qui ont contribué à la fondation du genre cherchaient à reproduire les effets qu’ils pensaient être ceux de la tragédie grecque, aux vers presque psalmodiés entre disposition régulière de longues et brèves, avec la présence d’un chœur qui par ses interventions rompait les rythmes dramaturgiques et poétiques (L’Orfeo commence d’ailleurs par un chœur sensé imiter le chœur antique). Rien de plus éloigné apparemment entre marionnettes et tragédie grecque, mais les acteurs de la tragédie portaient de lourds masques qui fixaient les expressions et donnaient sans doute à l’acteur un aspect presque au-delà-de‑l’humain, un peu comme ce que nous éprouvons en voyant les marionnettes. Monteverdi est un intellectuel parfaitement au fait des réflexions du temps (pensons à l’importance du Néoplatonisme depuis le XVe siècle en Italie) et même une expression comme « Rosa del Ciel », air d’entrée d’Orfeo, fleure son ésotérisme (rappelons encore une fois l’importance d’Orphée dans l’ésotérisme antique). ((Rosa del Ciel, vita del mondo, e degna Prole di lui che l’Universo affrena.// Rose du ciel, vie du monde, et digne de celui que l'univers aime.))
De l’autre côté, la question du texte et la manière de le dire sont des éléments centraux chez Monteverdi et la musique est un outil fait pour valoriser le texte. Mettre en rapport (le même jour), L’Orfeo de Monteverdi et l’Orfeo ed Euridice de Gluck qui 155 ans plus tard (si on considère la première version, celle de Vienne) entreprend aussi de revenir à l’importance du texte et à un certain hiératisme de la tragédie grecque est une manière de souligner une fois de plus qu’à l’opéra, le texte est déterminant, se trouve même être la clef de l’art lyrique, poésie accompagnée de la lyre.
C’est la raison pour laquelle la distribution réunie est de celle qui réussissent dans leur ensemble à donner un relief nouveau et stupéfiant au texte du livret d’Alessandro Striggio. Le rapport entre livret et musique nous fait immédiatement plonger dans une modernité qu’on n’a pas coutume de souligner pour ce répertoire. D’abord, le texte (et ce sera aussi le caractère de celui de Busenello pour L’Incoronazione di Poppea) est d’une justesse psychologique rare, jamais inutile, toujours concentré sur l’essentiel qui fait vraiment vibrer les personnages, à mille lieues des statues un peu plâtrées qu’on peut voir sur les scènes dans ce répertoire (je me souviens de la mise en scène de Vicenza, signée Ivan Fischer…). Et ces marionnettes apparemment sans expression prennent vie, grâce au texte qu’on entend, où l’expression des visages est remplacée par un petit geste esquissé, un petit mouvement qui fait sens et fait vie.
Ainsi, la distribution exemplaire réunie ici nous fait percevoir comment sur un certain répertoire la maîtrise totale de la langue de la part des artistes change totalement la perspective, avec sa respiration ses rythmes et ses accents naturels. Il fallait des italiens pour rendre à ce texte sa proximité et sa sensualité.
Le naturel, on l’a par exemple dans l’Orfeo chanté par Renato Dolcini, le baryton basse qui s’est formé auprès de Cecilia Bartoli et William Christie, qui utilise un timbre velouté, d’une rare suavité, au service d’un texte dit, respiré, susurré, totalement bluffant dans l’effet produit grâce à un sens inné de la couleur, avec un discours d’une incroyable clarté dont on ne perd aucun mot, sans jamais appuyer sur les sons, sans jamais abuser des maniérismes, disant le texte dans tout sa vérité, sa simplicité et sa variété. Et avec une voix à la belle étendue du grave à un aigu qui se déploie avec facilité, il a réussi à concentrer les caractères vocaux d’un rôle (souvent confié à un ténor) très divers tour à tour amoureux et exalté, détruit par le deuil puis résolu dans sa volonté d’aller chercher aux Enfers son aimée
En Euridice, rôle comme toujours réduit (sauf, comme on l’a vu, chez Haydn) Carlotta Colombo (qui chante aussi La Musica) aborde les deux rôles avec une voix fraîche, claire, élégante, en leur donnant deux couleurs spécifiques, un peu plus sombre pour La Musica, et plus légère notamment dans les premières paroles d’Euridice.
La familiarité de Sara Mingardo avec ce répertoire nous offre encore, dans le double rôle de Messaggero et Speranza l’exemple de ce que peut être la maîtrise d’un style et l’affirmation d’une voix toujours impressionnante de pureté et de précision dans la manière de sculpter chaque mot, de lui donner du poids et de la couleur, en jouant sur les nuances, les volumes et l’étendue du spectre, dans deux rôles là encore opposés par la couleur (celle qui annonce la mort d’une manière si retenue et émouvante mais qui exprime ensuite aussi l’espérance). Comme toujours, une magnifique prestation.
Signalons aussi la basse Salvo Vitale puissante dans Charon, représenté par une marionnette aux yeux rouges de la braise des Enfers (qui renvoie aussi au rouge de la « grotte » de Pluton et Proserpine que nous avons évoquée.
Un Charon charmé par le chant d’Orphée qui finit par s’endormir à la manière des êtres immobilisés par la flûte (qui, rappelons-le a la même fonction que le chant d’Orphée) autour de Monostatos dans Zauberflöte.
La plupart des participants assurent plusieurs rôles et il faut tous les nommer parce que par l’homogénéité, le style, la couleur, ils contribuent chacun à faire de cette distribution un modèle de cohérence, un véritable « ensemble » sans aucune faiblesse, ainsi de Massimo Altierti, Pastore I, Spirito I, et surtout Apollo à la voix chaleureuse de ténor, ainsi de Marco Saccardin en Plutone qui fait entendre une basse à la fois implacable et discrètement ironique, ainsi enfin les membres du Chœur Il Canto di Orfeo, Elena Carzaniga (Proserpina), Francesca Cassinari (Ninfa), Massimo Lombardi, déjà entendu dans le Haydn (Pastore II et Spirito II) jusqu’au chef de chœur lui-même Jacopo Facchini (Pastore III).
Émergeant dans l’obscurité, dissimulés au spectateur (au moins ceux des fauteuils d’orchestre), ils semblent être quelquefois des voix réelles, identifiables, et d’autres fois des éléments d’un au-delà rêvé qui se mêle à la magie du spectacle en une fabuleuse fusion.
Fusionnel le chœur Il Canto di Orfeo, dirigé par Jacopo Facchini (et fondé par Gianluca Capuano) impeccable de phrasé et de diction, rompu à ce répertoire, toujours présent, jamais envahissant qui renforce cette impression de réel/irréel que ne cesse d’offrir le spectacle avec une vivacité qui ne se dément jamais. Sans jeu de mot, ce chœur mérite son nom tant il s’affirme avec l’orchestre comme un maître de style et de couleur.
Enfin Gianluca Capuano à la tête de son orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco signe totalement la représentation parce qu’il a à l’évidence participé au travail de mise en scène et a construit totalement tout le spectacle, c’est lui qui donne cohérence à l’ensemble de ce que j’ai appelé plus haut « L’Orfeo de Monteverdi, pour orchestre, chœur, solistes et marionnettes ». Il est frappant de constater une fois encore, dans ce répertoire qui fut son répertoire de prédilection avant que sa carrière ne se développe, combien il soigne les rythmes, les couleurs, donnant à cette musique une vie qui se love dans chaque note. Rarement j’ai pu entendre un Orfeo aussi aérien, aussi plein de sève, aussi vital. Ce n’est pas une question de tempo, c’est une question de lisibilité, de timbres, de modulations des instruments, déjà l’ouverture qui quelquefois apparaît pesante et solennelle, avec des notes appuyées et lourdingues comme si on se trouvait dans une Symphonie pour les soupers du Roy de Delalande, est ici affirmée, mais jamais pesante, toujours vive avec une discrète note d’intimité comme si le son s’adaptait à l’échelle de ce théâtre de marionnettes en nous installant dans une sorte de convivialité, dans une familiarité à notre hauteur : les cuivres, nombreux, ont frappé par leur brillance, mais sans jamais être débordants et donc dérangeants (tout comme les cornets). La fresque est tellement coloriste, que l’on reste stupéfait en découvrant une musique d’une incroyable modernité, aux sons d’une nouveauté qu’on ne penserait pas issue d’un orchestre sur instruments d’époque tellement le jeu est maîtrisé, précis, tellement le son produit est chaud, net, sans jamais une scorie. Une musique historiquement informée, mais pleinement installée dans notre aujourd’hui, rendant à cette œuvre comme sa fraîcheur des origines. Chaque pupitre avait son rôle dans la dramaturgie, avec les vents et les théorbes qui disaient l’histoire et de drame, et les cordes qui accompagnaient les voix comme un tapis sonore, discret, présent. Il y a dans l’orchestre une dramaturgie, une mise en espace du son que j’avoue ne jamais avoir entendue avec cette présence et, on peut le dire, cette jeunesse.
Le résultat, un enthousiasme du public, debout, assez inhabituel dans ce répertoire qui impose quelquefois la componction et une impression qui nous poursuit longtemps après d’avoir eu le privilège d’assister à un moment exceptionnel.
Qu’un tel spectacle n’ait été pour l’instant seulement conçu pour cette seule matinée salzbourgeoise est évidemment impensable. Ce spectacle dans sa forme, avec ces solistes, cet orchestre et ce chœur doit être montré là où c’est possible, mais peut-être en mettant à disposition du public des jumelles pour que les marionnettes puissent être vues de meilleure manière, notamment pour les rangs plus lointains. Enfin aimerait que Capuano se remette à nous offrir plus souvent Monteverdi, tant il en fait une redécouverte.