Voilà une œuvre dont on ne sait même pas si elle nous est parvenue complète, tant le livret (en quatre actes) se termine en queue de poisson sans vrai dénouement. Peut-être manque-t-il un cinquième acte résolutif qu’on découvrira un jour enfoui au fond d’une bibliothèque tenue par un vieil archiviste aux allures de Fafner.
Quatre ou cinq actes nous donnent la mesure de l’ambition affichée par cet opéra, qui tranche avec l’œuvre lyrique de Haydn par ses dimensions, par l’importance accordée au chœur et par la reprise d’un thème, Orphée et Eurydice, qui a tant marqué la fin du XVIIIe à cause de l’œuvre de Gluck, dans ses deux versions, l’italienne (avec ses variations) et la française.
On a souvent reproché à Haydn la faiblesse de ses livrets, souvent sans armature dramaturgique, qui ont peut-être empêché à ses opéras de faire la carrière qu’ils auraient mérité par leur qualité musicale. Mais ils sont tous composés pour un espace privé, le palais Esterházy, sans véritable ambition de carrière théâtrale. Tous, à l’exception de L’Anima del Filosofo ossia Orfeo ed Euridice composé pour le King’s Theatre de Londres, mais jamais représenté à cause d’une décision du roi George III qui soutenait le Pantheon Theatre comme seule institution autorisée à représenter des opéras en italien. Malgré l’insistance de l’impresario, le King’s Theatre a dû renoncer.
Il reste que Haydn avait prévu visiblement grand, avec des effets scéniques importants (tempête, orages etc..) et deux parties très différentes, la première plus « théâtrale » qui raconte les motifs et les circonstances de la mort d’Euridice, et la seconde qu’on pourrait intituler Orfeo contre les éléments (au sens large), où le personnage isolé reste en seul « dialogue » avec le chœur, élément essentiel de la seconde partie.
Le livret de Carlo Francesco Badini (qui, auteur de Le Pazzie d’Orlando, est à l’origine du livret de Orlando Paladino signé Nunziano Porta) inspiré des Métamorphoses d’Ovide, n’a pas la concentration de celui de Gluck, ouvert sur la lamentation d’Orphée qui vient de perdre Eurydice. En effet, on y trouve d’autres personnages, dont Genio, qui prend la place de l’Amour chez Gluck, et aussi Cleonte, le père d’Euridice qui déclenche l’intrigue. Une intrigue plus circonstanciée, et qui n’a rien de la simplicité hiératique de la tradition gluckiste.
Euridice est promise par son père Cleonte au Prince Arideo. Mais, amoureuse d’Orfeo, elle fuit dans la forêt profonde et en affronte les dangers, malgré les avertissements. Elle est prise par des sauvages qui s’apprêtent à la sacrifier. Orfeo est appelé à l’aide par les compagnons d’Euridice et son chant charme les sauvages qui la libèrent.
Cleonte mis au courant de cette heureuse issue, accorde la main d’Euridice à Orfeo car le destin a changé ses plans. (Acte I)
Orfeo et Euridice vivent leur Idylle d’une manière bucolique, mais averti par un étrange bruit Orfeo s’éloigne pour voir ce qui se passe et laisse Euridice seule tandis qu’un compagnon d’Arideo intervient pour l’enlever et récupérer la promise. Elle s’enfuit, mais est mordue par un serpent dans sa fuite, elle meurt non sans avoir chanté le plus bel air de la partition « Dov’è– Del mio core il voto estremo ». Arideo jure néanmoins de se venger de Cleonte, parjure.
À son retour, Orfeo trouve le cadavre de l’aimée tandis que Cleonte se saisit de l’épée que la déesse de la justice lui a donnée pour poursuivre Arideo. (Acte II)
Entre plainte d’Orfeo ravagé de chagrin et inquiétudes de Cleonte qui le croit pris de délire, finalement Orfeo décide d’en appeler à la Sybille pour aller rechercher Euridice aux Enfers. On lui envoie un Génie (Genio) qui va l’y guider. Orfeo décide de cesser ses plaintes et de trouver consolation dans la philosophie : lorsqu’il réussira à maîtriser son désir et sa passion, alors il pourra revoir Euridice. (Acte III)
Furies et âmes en peine entourent Orphée, conduit par Charon sur l’autre rive. Devant Pluton, Orfeo plaide sa cause, et en appelle à la pitié du Dieu, qui lui accorde le retour à la vie d’Euridice. Le Génie lui en rappelle la condition : se maîtriser et ne pas la regarder dans les yeux.
Mais il ne peut se retenir de la regarder : elle disparaît, et Genio avec elle.
Orfeo est inconsolable de la perte définitive de l’aimée et se promet de renoncer à l’amour et à toutes les joies de la vie. Alors les Bacchantes lui offrent un breuvage enchanté, en réalité un poison qui l’emporte vers la mort. Les Bacchantes s’empressent de fuir vers l’île de la Joie, mais une tempête terrible les en empêche. (Acte IV).
On peut constater que la trame est assez éloignée du mythe originel, mais rappelle certains aspects de Zauberflöte de Mozart, notamment l’idée de la tempérance, du contrôle de soi et des passions, mais aussi des épreuves à traverser pour mériter l’amour, et bien sûr la flûte enchantée qui a sur les choses et les gens les effets de la voix d’Orfeo. Étrangement d’ailleurs, les deux œuvres datent de la même année, 1791, qui est également, l’année de création à Paris de Lodoiska de Cherubini, une pièce à sauvetage où une jeune fille est enlevée et prisonnière d’un méchant, le plus grand triomphe parisien sous la révolution. Personne ne s’est copié, évidemment, mais la situation musicale portait à l’évidence vers de nouvelles formes et de nouveaux horizons.
On y trouve aussi à l’inverse notamment dans les deux premiers actes la survivance des opéras baroques inspirés de l’Arioste, forêts enchantées et dangereuses, morts accidentelles et l’entreprise d’Orfeo devient une sorte d’entreprise voisine d’un Orlando ou d’un Ruggero, qui n’hésitent pas à affronter mille morts. D’une certaine manière, on allie la mythologie antique et des topoi de la mythologie des romans de chevalerie de l’Arioste ou du Tasse, comme on allie les thèmes du spectacle lyrique qui courent tout le XVIIIe et la nouveauté de la réforme gluckiste. Comme si on se trouvait là devant un chant du cygne syncrétique de tout ce qui a construit l’opéra jusqu’alors, au moment d’un basculement vers autre chose, sur le fil du rasoir musical.
La musique lorgne en effet elle-aussi vers autre chose. On y entend un passé proche, Gluck bien sûr, avec une utilisation des chœurs qui laisse présager de ce qu’en feront Cherubini ou Spontini, mais aussi Mozart avec, par exemple dans la construction de l’ouverture, de discrètes allusions à celle de Don Giovanni. Et puis on y entend aussi de futurs échos beethovéniens. Une musique qui est carrefour parce qu’elle est reflet des dernières tendances (Mozart notamment, et le dernier Mozart, celui de Clemenza di Tito et de Zauberflöte, musiques contemporaines) et annonciatrice des prochaines manières de construire l’opéra, celles que Rossini fera aussi siennes, lui qui connaissait et admirait Beethoven mais qui possédait son Haydn sur le bout de la note.
Il y a en outre un fil auquel on ne pense pas toujours, tant ces compositeurs sont aujourd’hui négligés, c’est le fil Gluck, Haydn, Cherubini, Spontini qui aboutira aussi à Berlioz. Spontini à cheval entre Berlin et Paris, et Cherubini parisien dès la révolution française et qui y deviendra une sorte de référence au classicisme, dans lequel Beethoven puisera notamment pour son Fidelio.
Dans cette musique de Haydn, si merveilleusement orchestrée, aux couleurs variées, qui allie l’élégie et le lyrisme mais aussi le drame, la magie noire, le « glauque », on trouve enfin quelque chose de presque weberien (dans les chœurs de la deuxième partie). Notre habitude est de considérer le fil Mozart Beethoven Rossini à l’opéra, et de considérer Haydn comme le pas de côté alors que cette musique étonnante, magnifique, nous rappelle combien il est aussi central dans l’évolution musicale de l’opéra (et non pas seulement de la symphonie, comme on le dit communément) entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe, une période à la production riche et particulièrement intéressante pour comprendre les évolutions de l’art lyrique au XIXe, par exemple le Bel canto.
Bien évidemment, notre regard rétrospectif sur la frise chronologique considère un compositeur souvent par rapport à ce qui va suivre (le bel canto aujourd’hui est lu à l’aune de Verdi voire de Puccini chez certains chanteurs qui confondent chant et braillement), mais jusqu’à Meyerbeer inclus, la plupart, en Italie comme en Allemagne, regardent vers Rossini, Beethoven, Haydn, Mozart : c’est une tradition qui va trouver son virage avec Verdi.
On comprend alors la pertinence de ce choix artistique dans ce festival dédié aux « Passions de l’âme » : présenter cet Orfeo ed Euridice « couleur Haydn » c’est montrer à la fois la force et l’originalité de Gluck, dramaturgiquement plus fort, plus concentré, plus « dorique », mais aussi voir en Haydn, dans cet Haydn-là, une sorte de synthèse qui s’appuie sur toute une tradition de l’opéra baroque, et en même temps une vraie conscience des temps présents, aussi bien en musique, assez novatrice, qu’en philosophie : les questions des Lumières, du contrôle des passions, de la confiance dans l’humanité sont abordées ici même en les effleurant, mais elles sont bien présentes, et d’ailleurs le librettiste, Carlo Francesco Badini fut un traducteur de Blaise Pascal ((Pascal que l’école dite « de la République » ignore aujourd’hui, par peur et par ignorance, alors que Pascal est déterminant pour lire notre monde. )). Le titre « L’anima del Filosofo » n’aurait pas lieu d’être si cet Orfeo ed Euridice ne prenait place dans une relecture illuministe des grands mythes. C’est la vertu du Festival de Salzbourg-Pentecôte d’emmener le public vers d’autres horizons, dans une démarche intellectuellement approfondie qui fait son originalité, grâce évidemment à l’emprise artistique de Cecilia Bartoli.
Musicalement, il faut d’abord saluer la performance des Musiciens du Prince-Monaco sous l’impulsion de leur chef, Gianluca Capuano, philosophe de formation qui ne dirige jamais sans puiser non seulement dans les méandres et les chemins qui aboutissent à la partition qu’il a en main, mais aussi dans les contextes intellectuels qui sous-tendent la création musicale au moins pour les grandes œuvres, jamais loin des idées qui traversent l’époque. Alors évidemment « L’anima del filosofo » est un titre qui rencontre l’âme philosophique de Capuano dont on entend à chaque fois confirmation des qualités éminentes de son approche, respect singulier de la partition, attention toute particulière à l’édition, à la mise en lumière des différents niveaux de lecture, par une transparence qui frappe, et par un jeu permanent de variations de couleur, de tempo, sans jamais négliger une colonne vertébrale qui puisse donner unité à l’ensemble.
Dans ce Haydn (c’était la première fois que j’entendais Haydn par cet ensemble et ce chef) l’approche permettait de méditer sur les complexités et les diversités dont nous évoquions rapidement les données ci-dessus. Haydn est un suprême orchestrateur, et il s’essaie ici à un exercice nouveau, travailler pour un public plus large, lui donner ce qu’il estime être à la mode et en même temps donner du neuf. Le traitement des chœurs est ici particulièrement novateur. Sans aller trop loin, il s’essaie à une manière de « grand-opéra » et en ce sens, cette œuvre est emblématique d’un point d’orgue. C’est d’autant plus un grand privilège d’entendre cette musique qu’elle ne fut pas entendue à l’époque et qu’elle est révélatrice d’un regard étonnant, à la fois attentif au passé et ouvert sur la nouveauté, loin de l’idée d’un Haydn enfermé dans son palais Esterházy à l’abri des bruits du monde.
L’interprétation de Capuano nous fait entendre le bruit du monde et nous fait toucher une modernité du compositeur.
Il est aidé en cela par un orchestre qui, à chaque fois qu’on l’entend, stupéfie par les sons extraordinairement maîtrisés qu’il produit, un son à la fois charnu, plein, des instruments solistes (les bois stupéfiants) d’un raffinement et d’une maîtrise technique inouïs (la harpe soliste de Marta Graziolino !), et un engagement clair au service du projet. Ils ne donnent jamais l’impression de routine, tant le son est à chaque fois coloré différemment : et en cette édition 2023, entre Gluck, Monteverdi, Haydn, Les Musiciens du Prince-Monaco font entendre trois univers, trois types de rendu sonore différents, et trois magies. Ils allient une technicité rare, et aussi une suavité singulière qu’on n’entend pas toujours dans les formations sur instruments d’époque, donnant à entendre toutes les possibilités de l’instrument en matière de nuances, de « je ne sais quoi et de presque rien » avec des sons à peine audibles, et pourtant présents, et donnant l’idée d’une richesse harmonique et sonore qu’on n’entend pas toujours avec un orchestre sur instruments modernes. Cette plasticité permet toutes les ruptures, toutes les anacoluthes, toutes les longues séquences sonores, toutes les variations rythmiques, comme une machine hyper-huilée qui répond à toutes sortes de sollicitations.
De fait, ce que peut faire Capuano avec cet orchestre, il ne peut le répéter avec d’autres phalanges, car il y a ici entre le chef et les musiciens une relation de correspondance profonde, de confiance réciproque, de cette relation qui est plus celle de la musique de chambre que d’une relation chef-orchestre. Il y a là ce qu’Abbado appelait « faire de la musique ensemble » et c’est miraculeux. Miraculeux aussi Davide Pozzi au pianoforte : le continuo (outre Davide Pozzi, Marco Frezzato au violoncelle) est toujours passionnant à écouter avec cet orchestre, avec aussi bien sa présence permanente que ses chemins particuliers, ses jeux d’écho, et sa virtuosité.
L’ensemble musical, par sa respiration, sa dynamique, son rythme serré et sa rigueur rend ce moment unique, parce qu’il plonge l’auditeur dans un abîme de réseaux, d’échos musicaux et théoriques, tout en n’abdiquant jamais le simple plaisir de l’audition, le plaisir rare du salon de musique.
Dans un opéra où le chœur est si important, Capuano, qui a une carrière de chef de chœur est évidemment à son affaire, ayant réuni à la fois des éléments du Bachchor de Salzbourg, mais aussi et surtout son chœur au nom prédestiné « Il Canto di Orfeo » qu’il a fondé en 2005 placés ici sous la direction de Jacopo Facchini. La prestation chorale tant dans les moments vigoureux que ceux plus retenus, quelquefois inquiétants, réussit ce qui est assez rare, à dessiner d’elle-même un univers qui renvoie aussi bien à Gluck qu’à une couleur Wéberienne à la Freischütz. Dessiner un univers, c’est ce qu’on demande aux solistes en récital, et ici c’est le chœur, véritable protagoniste de la seconde partie, qui réussit la performance au point de rendre frustrants les derniers moments, tant on attendrait encore plus de musique, une suite, une conclusion. Formidable travail.
Cecilia Bartoli a réuni autour d’elle un petit groupe de solistes qui peut étonner, mais qui est symptomatique d’un Festival qui privilégie le travail dans une ambiance chaleureuse et amicale, où la Diva réussit à avoir prise non seulement sur le public mais aussi sur toute une ambiance. Pas un concert, pas une représentation sans standing ovation, ce qui n’est pas si fréquent à Salzbourg, et encore plus dans ce répertoire.
Ce sont deux membres du chœur Il Canto di Orfeo, Pier Marco Viñas Mazzoleni, basse, qui chante la courte partie de Plutone avec noblesse et retenue, et le ténor Massimo Lombardi qui chante la partie soliste du chœur. Tous deux ainsi exposés montrent en même temps une qualité qui évidemment rejaillit sur l’ensemble des choristes.
Melissa Petit était Genio, le Génie (le rôle qu’Amore a chez Gluck), qu’on avait entendue dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno il y a deux ans. On est frappé de l’assurance que cette voix a prise en deux ans. Elle avait quelque hésitation, quelque fragilité il y a deux ans dans le rôle de Bellezza, mais aujourd’hui, la voix est sûre, homogène, monte à l’aigu sans problème et triomphe dans son air du troisième acte « Al tuo seno fortunato », avec une voix fraîche, sans affèterie, décidée, où s’impose rapidement le personnage, même dans une version de concert. Belle prestation, triomphe mérité.
Thomas Hampson est un Cleonte noble, au style impeccable, au phrasé modèle. Certes, si le timbre garde une ineffable douceur, la voix n’a plus les possibilités d’antan, mais cela ne gêne pas pour un rôle où c’est le père noble, généreux et raisonnable qui doit être incarné. En effet, au lieu de s’obstiner à marier sa fille à Arideo, il cède à l’expression et aux manifestations de l’amour, quitte à rompre sa promesse avec le prétendant initial.
Dans bien des œuvres de la comédie moyenne, on aurait pu voir un père obstiné et allant contre la volonté de sa fille (c’est un schéma habituel des comédies), mais là, on a un père raisonnable et qui prend acte d’une réalité, sans aveuglement. Là encore, on sent derrière toute la culture illuministe, avec la primauté donnée à la force du sentiment dans sa vérité.
Il y a chez toujours Hampson, tout en gardant un vrai style, un naturel dans l’expression qui jamais ne donne dans un maniérisme inutile, mais qui fait adhérer de plain-pied au personnage et au rôle. Même dans cette représentation de concert, où la performance vocale cède le pas à la transmission d’un message (avec une diction modèle qui est typique de l’école américaine), par sa simplicité, il provoque l’émotion. Hampson a toujours eu un potentiel de sympathie en scène qu’il continue de porter, auquel le public est très sensible. C’est un caractère du public germanique et autrichien d’être toujours ouvert et disponible pour les gloires du chant au crépuscule de leur carrière, avec une indulgence qui n'est jamais coupable, mais généreuse, affectueuse, parce qu’elle juge l’être à l’aune de l’avoir été.
Dans cette œuvre, le rôle essentiel est celui d’Orfeo, même si celui d’Euridice est bien plus développé que chez Gluck, où l’opéra est une sorte de monologue d’Orfeo entrecoupé. C’est le parcours d’Orfeo, de chevalier sauveur à amant trop en proie à la passion qui perd une seconde fois l’aimée et devient inconsolable. Il faut donc un Orfeo qui tienne la distance, et sur qui va porter bonne part de la performance musicale. C’est Rolando Villazón.
Cecilia Bartoli n’ignore évidemment rien des difficultés vocales de Rolando Villazón, mais elle veut donner à son festival de Pentecôte aussi le sens d’un agrégat d’amis, pour offrir au public l’idée de quelque chose de familier sinon de familial, en tous cas de très personnel. Rolando Villazón fait partie de la famille, et a déjà la saison dernière mis en scène un Barbiere di Siviglia loufoque et un peu hors normes. Il revient cette année dans le rôle principal de la représentation.
Ce qui est commun à tous ces chanteurs, c’est un vrai sens du texte, articulé, dit avec soin et parfaitement compréhensible à la partie italophone du public. Villazón veille à être entendu et compris (on a remarqué le même effort dans son Loge berlinois). Là où les difficultés se font jour, c’est dans les cadences, les agilités où bien des sons n’ont pas la propreté ni la netteté voulues, c’est aussi dans une voix qui n’est pas toujours homogène et donc problématique dans ce répertoire. L’aigu reste pour cette représentation néanmoins assez large, et le dernier un si bémol (au diapason 430 un peu plus accessible) passe avec aisance la rampe. Mais il reste des problèmes techniques non indifférents.
J’avoue avoir envers Rolando Villazón une certaine indulgence, compte tenu des difficultés qu’il a rencontrées au milieu d’une carrière qui avait commencé sur des chapeaux de roues, à Salzbourg notamment, dans une Traviata légendaire (Willy Decker) qu’il partageait avec Netrebko. Il n’a jamais renoncé à travailler autour de la scène, s’essayant à la mise en scène, se frottant à un répertoire apparemment plus accessible à une voix qui avait été détruite par les excès et la maladie. Je sais que beaucoup ont fortement critiqué son dernier Loge berlinois, qui est néanmoins un vrai personnage, et que certains ont été sévères pour son Orfeo ici, mais personnellement, je reste plus tolérant.
En fait son caractère fantasque et sa personnalité exubérante ont immédiatement prise sur le public et à y bien réfléchir, l’œuvre reproche à Orfeo d’être déraisonnable, de céder à la passion plus qu’à la raison : Villazón par son sourire, ses gestes, sa familiarité, sait communiquer une passion déraisonnable car – et je le dis avec sympathie- son atout, son génie, c’est sa folie. Alors, cet Orfeo hors normes, tout en pas de côté et petits gestes convient à celui qui refuse la raison philosophique et le paie cher. En ce sens par ses attitudes un peu à la déglingue, il est cohérent avec la morale de l’histoire, à l’opposé de l’Orphée de Gluck tout en retenue, à l’opposé de la figure hiératique d’un Orphée qui n’est que voix, il est un véritable Orphée baroque, dans tous les sens du terme et notamment au sens propre, une perle toute faite d’imperfections…
Et puis il y a Cecilia Bartoli, last but not least, qui porte cette œuvre depuis presque une trentaine d’années (elle a été Euridice, mais aussi Genio) et il semble qu’elle lui tienne fort à cœur. Cecilia Bartoli est une chanteuse à tête : tout dans sa démarche artistique le montre, notamment à un moment de sa carrière où la manière dont elle chante, y compris des rôles aussi éprouvés que les rôles rossiniens, doit se plier aux possibilités actuelles de sa voix – encore immenses, mais plus intérieures et (un peu) moins pyrotechniques.
On est toujours frappé, c’est l’apanage des grandes, par la clarté du discours dont aucun mot n’est mangé, où tout est clair, tout est limpide, lisible, audible, compréhensible. Et cela s’accompagne par un soin extraordinaire à donner une couleur et un poids à chaque mot, garantissant une expressivité qui va droit au spectateur. Ainsi la cadence ou l’agilité n’est jamais un exercice gratuit, mais un moment où l’âme, où l’intériorité doit s’exprimer, un au-delà de la parole qui ne se ne suffit plus, mais où le sens passe par la pure expression vocale, une histoire sans parole qui nous parle et dit tant de choses. Il y a dans ce chant une épaisseur qui va au-delà de la performance et qui se fait simplement vie.
Si dans les deux premiers actes Euridice a plusieurs airs (n’oublions pas qu’elle est pleine de vie et amoureuse) le sommet est son air du deuxième acte « Dov’è » – « Del mio core il voto estremo », où elle meurt seule, piquée par le serpent. La question de la solitude est centrale ici, et l’air n’est pas une lamentation, mais un adieu progressif à la vie qui s’en va, laissant à la voix la seule force déclinante d’un reste de souffle. C’est le sommet de la partition, un chant tout appuyé sur le souffle, un moment exceptionnel de suspension où se visualise la force du mythe, un adieu à la vie auquel est refusé la présence de l’aimé, une sorte de mort d’amour, à peine murmurée, à peine exhalée, – là encore on pourrait en appeler à Jankelevitch et à cet espace entre le « je ne sais quoi » et le « presque rien » dans lequel se glisse, souveraine, déchirante, unique, une Cecilia Bartoli d’une intensité inouïe, qui arrive à exprimer un souffle de vie qui en arriverait presque à rejoindre… Mahler dans les dernières mesures de sa IXe symphonie, avec ses notes émergées d’un silence qui peu à peu s’y noient. Un souffle de vie, de musique qui s’échappe, et qui à la fois accepte et refuse la mort. Il y a un art suprême, au-delà de l’expression, qui est pure abstraction. Unique.
Comme on le voit, cette œuvre peu connue, peu jouée, même en version concertante réussit à imposer sa singularité parce qu’elle ouvre sur une foule de questions et de réflexions qui interrogent une période qu’on croit connue et qui n’en finit pas de nous frapper par ses interactions avec les agitations philosophiques et esthétiques des temps. Une singularité qui s’affiche aussi par la nature de l’opéra auquel Haydn pensait, pour un vrai théâtre, un public plus large, un certain spectaculaire, et qui non seulement ne verra pas le jour de son vivant, mais qui en plus est sa dernière œuvre, alors qu’il lui reste 18 ans à vivre…
Et la performance salzbourgeoise est une réussite, surprenante par certains choix de distribution, mais convaincante au total vu l’accueil du public debout et surtout les méditations qu’elle induit… Nous aurait-elle communiqué quelque chose de l’anima del filosofo ? (l’âme du philosophe).