Dès 1975, Pina Bausch et son Tanztheater de Wuppertal offrait de l’œuvre de Gluck une version « opéra dansé », encore au répertoire de l’Opéra de Paris où elle est entrée en 2005, sinon, cette version de 1774 de l’opéra (à la fin heureuse), se conclut sur un assez long ballet triomphal. Je me souviens ainsi de la mise en scène de René Clair à l’Opéra de Paris en 1973, où en fond de scène trônait Orphée (inoubliable Nicolaï Gedda) tandis qu’au premier plan se déroulait le ballet très épuré chorégraphié par Balanchine avec Michael Denard, Jean Guizerix, Wilfride Piollet, Ghislaine Thesmar en un final d’un peu moins d’une demi-heure…
Choses vues…
John Neumeier casse l’ordonnancement traditionnel de l’opéra (ici appelé Ballet-opéra et non plus opéra dansé comme chez Pina Bausch) qui met au centre la question de la danse en faisant ici d’Orphée, habituellement la voix, le chant, le poète… un maître de ballet, un chorégraphe. Faisant ainsi de la question du corps dans sa concrétude l’élément central d’un opéra sur le chant… la force de ce spectacle, c’est qu’il pose la question du mythe, ‑la vie, la mort, l’amour- en la rendant à la fois moderne, lisible, finissant dans une sorte d’abstraction sous l’image si forte de L’île des Morts de Böcklin. En passant par le corps, il généralise le mythe d’Orphée en en faisant la figure éternelle de l’artiste, au-delà du genre artistique.
On passe du concret d’un ballet en répétition à une vision complètement abstraite et formellement magique qui oscille entre ressenti d’Orphée et fantasmes de chorégraphe donnant une force singulière à l’ensemble de l’œuvre qui n’a jamais semblé aussi vivante. L’opéra de Gluck dans toutes ses versions a toujours été un opéra hybride, avec des chorégraphies et dans la version française un ballet plus long encore, mais Neumeier casse la dramaturgie traditionnelle opéra-et-puis-ballet en tissant les scènes entre ballet et chant, passant indifféremment et avec une fluidité époustouflante de l’un à l’autre. Cela se construit tout naturellement, réussissant même à faire danser Maxim Mironov qui chante Orphée, mais sans insistance, dans une sorte de prolongation naturelle du geste actorial qui se transformerait en danse, plus réussi que ce qu’avait tenté Preljocaj dans Atys à Genève.
Neumeier est ici le démiurge-in-assoluto, au sens où il signe chorégraphie, mise en scène, décors, costumes et lumières, en une totalité qui fait du spectacle une sorte de corps unique d’une incroyable légèreté et poésie.
À partir du mythe, il nous raconte une autre histoire, plus contemporaine, en imaginant des « antécédents » que l’opéra de Gluck n’aborde pas puisqu’il s’ouvre sur la déploration de la mort d’Eurydice. Neumeier a besoin d’installer son histoire, son cadre, profitant de l’ouverture : nous sommes dans une salle de répétition de ballet, avec miroirs, barre, et Orphée en est le chorégraphe, qui avec son assistante (« L’Amour » dans l’opéra de Gluck) attend Eurydice sa compagne et visiblement vedette de la compagnie en retard, mais celle-ci fantasque et excessive arrive : elle le gifle et s’en va.
Alors tout va très vite, elle va vers une voiture apparue sur scène, bruit d’accident, son corps est sans vie, c’est fini.
Et tout peut commencer.
Tout peut commencer dans une histoire où réalité et mythe vont se croiser sans cesse dans un espace sans cesse changeant, composé de structures élémentaires, des cloisons qui déterminent une chambre, un grand miroir, sur praticables qui bougent, et qui sont les refuges d’Orphée-chorégraphe pendant que sur scène se danse la musique de Gluck.
Seul point fixe, en avant-scène à jardin, un banc et un arbre, à l’évidence inspiré d’un dessin des « Amoureux » de Peynet, lieu de recueillement, de méditation solitaire, lieu essentiel des monologues d’Orphée, désormais seul.
Cet élément fixe du décor constitue une sorte de base universelle, un donné mythique, et ici légèrement ironique, l’amour d’Orphée et d’Eurydice. Dans la réalité de Neumeier, le couple a une relation plutôt orageuse, qui en même temps justifie la tension de la scène de remontée des Enfers, énième scène de ménage et Neumeier évite de suivre le mythe : il laisse au contraire Eurydice rejoindre les Enfers en la revêtant du voile de l’ombre, telle qu’on la voit dans le tableau de Böcklin « L’île des morts » et elle s’éloignera en passant devant ce banc à la Peynet, pendant qu’Orphée va transfigurer sa peine en création chorégraphique, laissant aux magnifiques Edvin Revazov et Anna Laudere, superbes de vigueur et de fraîcheur, le soin de conclure ce final cathartique.
Tout est donc aller et retour entre une peine inconsolable, et cette figure d’Orphée qui à la fin est inventeur du chant lyrique, de la danse, mais aussi de la peinture à travers le tableau de Böcklin qui apparaît comme création même d’Orphée créant la représentation des Enfers Neumeier rejoint l’idée d’Apollinaire d’un Orphée créateur de tout.
Alors, le spectateur est complètement fasciné par la poésie et la vigueur de ces tableaux, où se mêlent les danseurs en répétitions, mais aussi les ombres, les furies, et Cerbère représenté par trois superbes danseurs en collant noir à paillettes (Aleix Martinez, Artem Prokopchuk et Ricardo Urbina) qui arrivent à exprimer l’idée de poursuite du chien gardien des Enfers, avec une sorte d’agressivité obsessionnelle une et diverse, jouant sur cette trinité de corps et en même temps une sorte d’ironie faisant de cet Enfer une visible fantaisie : nous sommes de plain-pied dans le spectacle qui se crée, dans le vrai et le faux.
Très habilement, il alterne des tableaux étonnamment classiques, en effleurant les habitudes de la danse académique, sans jamais ne travailler que sur des mouvements vifs, rapides, au rythme haletant, qui sont variations à partir de positions ou de figures de départ familières, les costumes aérés, vaporeux, aux couleurs diverses, renforcent l’impression d’irréalité, de monde intermédiaire, de limbes sorties de l’esprit d’Orphée, comme si, tout en se lamentant, il construisait peu à peu ce qui deviendrait sa création. Ainsi le couple qui est double chorégraphique de Orphée/Eurydice n’est jamais leur ombre projetée d’une réalité, mais au contraire sans cesse la vision d’une création future en train de se construire, une image de vigueur unie, ferme, fraiche, c’est-à-dire à peu près le contraire de ce que projetait le vrai couple Orphée-Eurydice du début. Sans le savoir ou peut-être en le sachant, Orphée projette sa peine en danse future qui serait Idylle, et pour cela, il a besoin – pardonnez ma crudité- d’enterrer définitivement Eurydice, emportée définitivement par des ombres noires.
C’est ce jeu qui est fascinant, qui stupéfie parce que d’une œuvre hiératique et souvent statique, Neumeier fait une œuvre qui est mouvement et tourbillons, au point que la musique apparaît complètement transformée, comme si elle renaissait sans cesse à la vie. En faisant de la mort une sorte de figure artistique, Neumeier bouleverse le mythe en le rendant hymne irréductible à la vie.
Alors ce parcours cathartique passé par l’Enfer et les Champs Élysées se termine dans la réalité d’un quotidien renouvelé, plus fort, plus vital et peut-être plus juste. Il fallait cela pour faire d’Orphée le Créateur absolu, la puissance transfiguratrice du réel.
Certes l’Orphée réel passe par des moments noirs, au bord du suicide (il prend une écharpe pour s’étrangler) mais son assistante « L’Amour », ne lui dit pas à la manière d’Éluard, la force de l’Amour, mais celle du deuil comme force de projection et de vie nouvelle. SI Eurydice revit, elle revivra en corps abstrait et corps spectacle devenant par la même son Eurydice modelée et idéale, celle qu’on aimera à jamais.
Et Neumeier montre aussi cette vie par un ballet final aux couleurs un peu vives, qui n’ont plus rien à voir avec les ombres évanescentes, mais inscrivent en quelque sorte dans une expression presque outrancière de la « joie » retrouvée, qui est la marque finale de l’œuvre de Gluck.
L’Orphée de Gluck se lamente et sa perte inconsolable est bientôt résolue par la force de l’amour. Mais chez Gluck, il subit tous les événements, même les plus heureux.
L’Orphée que voit Neumeier est l’Orphée de la légende, qui fait de sa peine une source d’énergie créative, celui que des milliers de grecs ont adoré dans leurs cérémonies « orphiques » qui étaient en même temps des promesses d’un Au-delà rassurant. Neumeier en quelque sorte rétablit la vérité de l’Orphée antique.
Alors il faut d’abord souligner l’extraordinaire prestation de l’Hamburg-Ballet, que Neumeier porte à un tel degré de maîtrise que le spectateur se laisse conduire par les formes, les mouvements, sans jamais un seul accroc, avec une unité et une simplicité apparentes qui stupéfient, jamais une rupture, jamais un moment en creux, mais toujours l’expression d’une vie intense, qui bouleverse, avec au milieu le couple Revazov/Laudere, le couple qui a créé la production, sur qui repose l’expression d’une force vitale sur laquelle le temps n’aurait pas de prise : force et légèreté aérienne, vision transfigurée du couple réel détruit et problématique. C’est l’art qui dit la force du vrai, pas la réalité.
Il fait aussi souligner les belles prestations vocales des trois protagonistes, à commencer par la très agréable Lucia Martin-Cartón, en Amour-assistante d’Orphée, un peu androgyne (mais l’Amour a‑t‑il un sexe ?), au beau phrasé, à la voix fraîche, presque adolescente, directe et sans maniérismes. La belle Eurydice d’Andriana Chuchman ensuite, qui a créé le rôle dans cette mise en scène, très contrôlée quand elle chante et jolie actrice qui fait l’insupportable dans ses scènes de ménage. Toutes deux ont un beau phrasé français (avec un petit plus pour Lucia Martin-Cartón) mais Andriana Chuchman est très expressive dans la scène de la remontée des Enfers, avec une voix charnue de beau soprano, vraiment soucieuse des couleurs et des nuances.
Enfin Maxim Mironov. On sait que la version française de 1774 est écrite pour un haute-contre et non pour un castrat (le castrat n’est pas très prisé dans l’opéra en français…) et on a fait appel à Maxim Mironov, ténor rossinien aux aigus stratosphériques. On est d’abord frappé par sa clarté en français, on entend et comprend chaque mot. Ensuite, il chante de manière très appliquée, très soucieuse de rendre les nuances, toujours avec un phrasé impeccable, mais surtout, alors qu’en général c’est un très bon chanteur mais aux dons d’acteur limités, il réussit ici, pour cette unique représentation à entrer totalement dans le personnage, y compris par des gestes élégants quand il joue au chorégraphe, y compris quand il esquisse des pas de danse. Il est entré dans le propos de Neumeier en travaillant fortement sur l’expression des émotions, sur la sensibilité, sur des gestes esquissés toujours un peu timides et délicats, offrant une prestation en tous points remarquable et remportant un succès immense et mérité.
En fosse, le chef Kazuki Yamada, à peine reconduit dans ses fonctions de directeur musical du Philharmonique de Monte-Carlo, dirige la Camerata de Salzbourg (le deuxième orchestre local après celui du Mozarteum, avec vigueur, beaucoup de rythme et de vivacité, dans le difficile exercice de chef d’orchestre de ballet (qui est on le sait, une vraie spécialité). L’orchestre manque peut-être quelquefois d’un peu de transparence, mais l’accompagnement de la fosse reste vraiment très présent, sans scories, et garantit à l’ensemble, chanteurs et danseurs, une vraie sécurité.
Au total, dans un Grosse Festspielhaus plein – avec pas mal de jeunes, en tous cas plus qu’à l’accoutumée- le public visiblement ému a accueilli la production avec une vigueur marquée, un petit quart d’heure d’ovation dont dix minutes debout, hurlant un enthousiasme tout à fait mérité et qu’on ne peut que partager. Ce Gluck revisité mérite d’être vu et revu, et c’est d’autant plus émouvant que Neumeier va quitter le Hamburg Ballet. Après le passage d’un tel génie, l’avenir pose question, mais le spectacle nous a montré qu’il faut garder confiance irréductible dans l’art.