Powder her face op.14,
Opéra de Thomas Adès (né en 1971) sur un livret de Philip Henshler,
Créé au festival de musique de Cheltenham en 1995.
 
Direction musicale : Jérôme Kuhn
Mise en scène : Julien Chavaz

Scénographie et vidéos Anneliese Neudecker
Lumières : Eloi Gianini
Costumes : Séverine Besson
Maquillages, perruques : Sanne Oostervinck
Sophie Marilley : la duchesse
Timur : l’électricien
Alison Scherzer : la femme de chambre
Graeme Danby : le gérant de l’hôtel
Orchestre de chambre fribourgeois
Production : NOF – Nouvel Opéra Fribourg
coproduction : Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Théâtre du Crochetan Monthey, Stadttheater Schaffhausen

12 juin 2021 au Théâtre de l'Athénée – Louis Jouvet à Paris

Thomas Adès a fait son entrée sur la scène musicale avec Powder her face, opéra écrit en 1995 pour quatre solistes et un effectif de chambre qui prend pour thème le destin de Margaret Campbell, duchesse d'Argyll rendue célèbre pour son retentissant divorce dans la très morale Angleterre des années 1960. Au-delà des faux airs de piquante comédie sur fond de frasques sexuelles, l'ouvrage témoigne d'une longue et intime descente aux enfers d'une "Dirty Duchess" vouée aux gémonies d'une société hypocrite. Réunis par les contraintes liées à la crise sanitaire, Powder her face rejoint Pelléas et Mélisande au Théâtre de l'Athénée – Louis Jouvet, admirablement mis en scène par Julien Chavaz. L'actuel directeur du Nouvel Opéra Fribourg donne à voir à travers ces deux productions, une palette scénographique très diversifiée et très personnelle complétée par un plateau vocal de haut vol dominé par la mezzo-soprano Sophie Marilley et un Orchestre de chambre fribourgeois remarquablement servi par la battue vif-argent de Jérôme Kuhn.

Timur (l’électricien), Alison Scherzer (la femme de chambre), Sophie Marilley (la duchesse) 

Ce Powder her face à l'Athénée est une aubaine pour ceux qui n'auraient pas vu les représentations de Powder her face au Théâtre Graslin, il y a désormais une vingtaine d'années. L'ouvrage n'a pas les dimensions d'un opéra "classique", ce qui contraint à le programmer dans des circonstances et un espace spécifiques. Les premiers commentateurs ont beaucoup brodé sur la trivialité de l'intrigue et une inénarrable et spéculative scène de fellation musicale qui, au-delà du très littéral bouche à l'oreille, aura surtout servi à faire oublier les qualités réelles de la partition de Thomas Adès. Les ouvrages ultérieurs, que ce soit The Tempest (2004) ou The Exterminating Angel (2016) ne parviennent pas à ce niveau de concentration rythmique et thématique.
L'enjeu de cette production n'est pas de focaliser sur le sexuel et le médiatique du scandale de la duchesse aux 88 amants, mais bien plutôt d'en dessiner les contours en déplaçant le point de vue du côté de la souffrance intime d'une dégradation sociale et personnelle. Huit scènes et un épilogue retracent la destinée de la "Dirty Duchess", Margaret Whigham (1912–1993), épouse de Ian Douglas Campbell, duc d’Argyll, dont elle divorça en 1963 à la suite d'un scandale sexuel retentissant. La trame est saisie à rebours, le rideau se levant sur une scène parodique entre deux employés d'hôtel se déroulant en 1990, puis l'intrigue fait un bond en arrière et nous suivons les péripéties de la duchesse à partir de 1934.
À l'opposé du très bigarré The Importance of Being Earnest monté à l'Athénée en 2019, Julien Chavaz opte pour un Powder her face tout en nuances et en retenue. La scénographie d'Anneliese Neudecker et les lumières d'Eloi Gianini découpent un espace unique construit autour de tonalités discrètes, voire très sombres et en parfait contraste avec la sensualité du sujet. Quelques panneaux pivotants suffisent à marquer l'intrigue chronologiquement, avec un sempiternel lit défait comme présence obsédante au centre de la scène. Julien Chavaz met en scène des personnages à la présence éphèmère et brouillonne, qui la plupart du temps ne font que passer et environnent la haute figure austère et blessée de la Duchesse. La solitude du personnage principal est rehaussée par l'absence de réelle relation ou dialogue avec cet entourage à la fois dérisoire et malsain. Pour preuve, ce haut miroir coulissant qui rythme la narration, tel un symbole fatal et cru dans lequel elle lit son vrai visage… loin du souriant et astucieux trucage qui transforme la scène de la fellation en tour de magie avec nuage de fumée. La réalité cède à l'hallucination quand, à la toute fin de l'ouvrage, les trois personnages deviennent littéralement cette "Dirty Duchess" avec robe noire et triple rangée de perles – image tragicomique qu'un ultime et fugitif tango rend plus dérisoire encore…
Timur (l’électricien), Sophie Marilley (la duchesse)

L'énergique ténor américain Timur Bekbosunov ("Timur") et la voluptueuse soprano colorature Alison Scherzer composent un irrésistible duo de petites mains et témoins virtuoses – lui en électricien, elle en femme de chambre… personnages formant l'indispensable décor de chambre d'hôtel et dont la discrétion et l'empressement à servir vont de pair avec la vulgarité lubrique et l'opportunisme mal placé.  Les deux voix brillent par leur agilité rythmique ("What happened then, your Grace ?") et la rigueur impitoyable dans les changements de registres comme dans l'air de la servante "Fancy being rich". Moins bien loti par la partition que ses deux comparses, la basse Graeme Danby profite du "Order. Silence. Justice. Order. Silence. Madam" pour imposer une voix à la personnalité très forte. La Duchesse trouve en Sophie Marilley une interprète capable de jouer sur une ampleur mélodramatique en usant d'un timbre mezzosoprano et un phrasé d'une netteté expressive remarquables pour souligner les rêves et les désillusions du personnage. L'Orchestre de chambre fribourgeois occupe la fosse de l'Athénée, brillamment porté à ébullition par Jérôme Kuhn qui en fait ressortir toute une gamme de fracas miniatures et cordes suaves. L'élégance et la précision sont au rendez-vous pour servir sur mesure ce rare et précieux Powder her face
Alison Scherzer :(la femme de chambre), Sophie Marilley (la duchesse)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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