La matière littéraire de Maeterlinck se dissout entièrement dans un mystère qui tient à la fois d'une ellipse narrative qui ménage des zones d'ombres propices à la rêverie. L'entreprise de Julien Chavaz et Nicole Morel consiste précisément à investir ces espaces entre chien et loup et projeter un continuum de scènes où le jeu de l'acteur, sa diction et sa présence en scène, se trouvent en confrontation directe avec des enjeux d'une poétique attachée à la pure résonance. D'où l'intérêt de ces micros HF qui captent la parole dès l'instant où elle passe la lisière des lèvres, avec un phrasé lent et étudié qui sépare les sonorités de l'intérêt de l'incarnation.
Ce jeu dans le jeu rejoint la question du symbole dans le symbole, avec un lieu et des personnages sans attache explicites avec une quelconque réalité tangible. De la même manière, les corps sont à la frontière entre l'humain et l'animal ; on distingue tout juste les habitants d'Allemonde des personnages qui y font une intrusion. Les uns moulés dans des costumes en lycra ou néoprène couleur glauque, les autres dans des tenues plus explicitement psychédéliques. Le résultat donne cette heure et demie en milieu subaquatique, mi-roi des aulnes mi-Nibelung chasseur de nixes, évoluant sur la margelle d'une piscine circulaire abandonnée, entourée de rideaux en caoutchouc jaune humide, avec un plongeoir sur le côté. Les éclairages de Eloi Gianini créent une profondeur de champ en jouant sur les contrastes entre tons agressifs acidulés et ombres bleutées, dessinant une avant-scène façon piste de danse avec Florent Lattuga en DJ-set à l'arrière, aux commandes de ses claviers électroniques.
La combinaison du musical et du visuel s'opère dans un appareil sonore que le compositeur Nicholas Stücklin a conçu avec des allusions à Jóhann Jóhannsson et Angelo Badalamenti (qui signe la plupart des bandes-sons des films de David Lynch et notamment les thèmes obsédants de Twin Peaks). Un zeste de chiptune (musique électronique minimaliste) complète ce rideau bruitiste qui fait brillamment référence à l'harmonie enveloppante de Debussy, quitte à oser des citations littérales comme les notes répétées qui ouvrent la scène de la Tour ou la ligne ornée de la scène de la Fontaine.
Les voix peuvent laisser libre cours à un jeu et une présence tour à tour tonitruante, exagérée ou bien menue et chuchotée. Ce jeu de disproportion qui agite le plateau forme un kaléidoscope et prisme déformant à travers lequel on voit surgir un Arkel vociférant et grimé en diable d'épopée Ramakien, un Golaud-femme et potelé qui débite doctement "Je-crois-que-je-me-suis-perdu" et une Mélisande adulescente et acidulée lançant des "Ne me touchez pas" entre murmures et mélismes hystériques. Un grand mystère plane sur cette intrigue où le ni queue ni tête sert d'unique et dérisoire boussole. Il semble impossible de dénouer les fils, quand il ne s'agit pas purement et simplement de les mêler avec un plaisir non dissimulé. Cet Allemonde est rythmé par le tic-tac d'un métronome et des esquisses de musique raga pour tenter de noyer l'ennui qui monte irrésistiblement. Même la fameuse lecture de la lettre a droit à son traitement de faveur avec la voix de Geneviève sortant d'un haut-parleur et le petit Yniold, grand dadais barbu scotché aux acides ou pris d'une peur panique sur les épaules de Golaud, qui finira sous les traits du Médecin apportant à Mélisande un baigneur de celluloïd en guise de progéniture.
Julien Chavaz dissout avec brio les références en émulsionnant les mots et leur musicalité, comme la boucle lancinante du Saint Michel, Saint Daniel, Saint Raphaël ou bien, fait basculer l'atmosphère au détour d'une couleur envahissante, comme la scène des souterrains, noyée d'un rouge incarnat duquel surgissent des bribes de texte, comme étouffé et luttant pour exister encore. Ce vaste et irrémédiable ralenti envahit toute la conclusion de l'ouvrage, depuis le meurtre de Pelléas – étrange chose gluante et lancinante, quasi déstructurée – jusqu'à l'agonie de Mélisande où le texte finit par disparaître complètement, ne laissant percevoir qu'un souffle ou une déglutition.
Ce théâtre comme expérience sensorielle totale exige des interprètes, un engagement sans réserve. C'est le cas évidemment pour Kiyan Khoshoie, Arkel halluciné et déjanté qui propulse l'action à grands jets de mots et de gestes, à mille lieues du vieillard décati et impuissant. Golaud passe (littéralement) à la trappe de ce portrait-charge, si bien que Charlotte Dumatheray joue sur le registre du docte et du péremptoire pour imposer le personnage du demi-frère meurtrier. Aurélien Patouillard campe un Yniold d'une naïveté extrêmement touchante et dérisoire, tandis que Vincent Casagrande et Sarah Defrise plient volontiers leurs voix d'artistes lyriques à deux rôles-titres exagérément "parlés", faisant de la question du contre-emploi de registre, une étonnante et une très forte marque stylistique.