Vidéo accessible : https://www.operlive.de/lear/
Qu’est-ce qu’une tragédie ? C’est la réunion dans un lieu en général fermé de personnages qui s’entredéchirent jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Quel choix pour la représentation ? Soit concevoir le théâtre comme une représentation des lieux indiqués par les didascalies du texte, une antichambre, une lande, une salle du trône, soit faire du théâtre une représentation de la situation, indépendamment des indications didascaliques du livret. En somme le choix entre voir devant les yeux ou voir derrière les yeux.
La tragédie shakespearienne est en général le récit d’une chute, à travers des scènes et des lieux successifs qui chacun marquent un degré de plus vers la déchéance. Elle n’a rien de la concentration de la tragédie classique française toute entière dans la parole. La tragédie classique française est un huis-clos, pas la tragédie shakespearienne. Mais c’est le même processus, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Simon Stone, dans la même œuvre à Salzbourg, dans le cadre écrasant et suggestif de la Felsenreitschule, avait opté pour l’espace.
Marthaler opte pour la clôture.
Il fait de ces personnages de tragédie des archétypes qu’on enferme dans un Musée d’histoire naturelle, au même titre que des insectes.
Il reprend (mais dans un sens différent) l’idée de Hans Neuenfels en 2000 à Salzbourg dans Cosi fan tutte, dont il faisait une expérience entomologique : « mettons les couples sous verre entre eux et regardons ».
Marthaler nous dit, en quelque sorte : « mettons toute une famille ensemble devant un héritage et regardons ce qui se passe ».
Voilà le point de départ de la mise en scène très dérangeante de Lear, qui refuse tout naturalisme, toute ressemblance avec une situation réelle. Des rats de laboratoire sont enfermés et qu’ils se débrouillent.
Ainsi le décor d’Anna Viebrock est-il un Musée, plus ou moins calqué sur une salle du Naturkundenmuseum de Bâle (Le Musée d’histoire naturelle), mais avec un balcon, une tribune accessible par ascenseur, un ajout qui représente ce lieu d’où les gens de pouvoir aiment se montrer au peuple, comme si on y voulait montrer l’arène (la salle) et un lieu extérieur d’où on peut regarder les bêtes sauvages se dévorer.
L’analyse de Marthaler part du constat que le titre n’est pas Le Roi Lear, mais Lear, le simple nom, sans la fonction et donc que cette affaire est peut-être plus « privée » que publique. C’est une effrayante affaire de famille. Rien de plus naturel que de réunir en un seul lieu les membres de la famille ; d’ailleurs comme souvent chez Marthaler, pratiquement tous les personnages sont en scène et les personnages secondaires (comme le Fou) la traversent témoins presque muets, comme un chœur à l’intérieur de l’arène.
Mais dans un lieu aussi « immuable » qu’un Musée, Marthaler ne cesse de faire bouger les choses, comme si on déménageait ou on réorganisait sans cesse : ici des armures de chevalier poussées sur un chariot ne cessent de traverser l’espace pour en sortir aussitôt, de plus en plus désarticulées, là des caisses pour transporter objets précieux ou instrument de musique (on reconnaît une caisse à harpe),
là arrive un meuble avec des bocaux, où l’on prépare les insectes morts et exposés qui passionnent tant Lear. Et puis, de bas en haut et de haut en bas, un ascenseur qui monte quelquefois chargé, quelquefois automatiquement comme un jour de Shabbat. C’est un monde étrange, presque aseptisé, qui semble avoir une vie intérieure et palpiter au rythme des événements et du délitement des personnages. Ordonné au départ avec ses vitrines d’insectes et de membres de la famille de Lear, visités par un groupe de touristes, la salle prend vie dès que les touristes ont disparu et se met à bouger comme un ballet d’objets qui sortent de leur cadre comme autant de personnages de La nuit au Musée, le film de Shawn Levy (2006).
Une nuit d’un musée de cauchemar, où chaque personnage en vitrine va intervenir, de manière très contrôlée, quand paradoxalement la musique se déchaine. Chacun est dans son rôle, dans son costume hideux, souvent de ces couleurs vives destinées à effrayer les éventuels prédateurs : Lear est reconnaissable par son blazer couvert de médailles, Gloster (Georg Nigl) en costume clair qui n’est pas sans rappeler l’Eschenbach de Mort à Venise de Visconti.
C’est la concentration dramatique accélère les rythmes puisque point n’est besoin de changer le décor : la bascule vers la catastrophe et la prise de pouvoir des filles du roi est immédiate, pendant que Cordelia (qui ressemble à Lady Di) s’efface.
La mise en scène montre un roi n’est pas en-devenir, il n’est pas ce vieillard spectral qu’on voit quelquefois. Pourtant en abdiquant à l’improviste, il crée le désordre.
L’attribution de l’héritage selon le discours « amoureux » le plus convaincant non seulement provoque les stances les plus artificielles, mais génère la catastrophe, laissant libre cours à toutes les hypocrisies.
Marthaler y voit l’indice de la folie du roi, préexistante à sa déchéance. Son culte des insectes sélectionnés, tués et naturalisés, culte précis, minutieux et obsessionnel, en est aussi un autre indice. Voilà un monde dérangé dès le départ, si déglingué qu’on l’a fixé tel que dans un Musée. Une sorte de Musée des horreurs, où personne ne se rachète et où l’on arrive difficilement même à distinguer les bons des mauvais. Dans cet espace clos, chacun peut être pire que l’autre.
Shakespeare associe souvent les désordres de la nature aux situations comme si les crises des individus provoquaient des catastrophes naturelles. Lear en particulier privilégie l’espace, la lande, le vent, les falaises qui sont cadres de cette lente descente aux enfers.
Au lieu d’une nature ouverte, Marthaler j fait judicieusement du théâtre le lieu dédié à la nature (c’est un musée d’histoire naturelle) mais le lieu d’une nature contrainte, sous verre, presque fossilisée, digne du Musée de la Specola de Florence, une nature elle-aussi arrêtée. Mais la nature est dans la musique, qui reflète les tempêtes, le vent, comme si tout se passait sous les crânes des personnages. Ce qui est à ressentir est en même temps à entendre.
Enfin, il répond avec une sorte d’humour à la question de la représentation de la nature au théâtre, représentation d’une nature de carton-pâte. La nature shakespearienne est irreprésentable, parce qu’elle est métaphore des situations et des êtres et c’est au spectateur de la construire, non au théâtre de la montrer.
L’espace contraint étouffe et fait éclater les conflits : nous sommes dans un huis-clos sartrien où l’enfer, c’est les autres mais aussi soi. Chaque personnage, chaque objet, chaque insecte est un petit bout d’enfer dans sa danse macabre. Marthaler tire la quintessence de la monstruosité, comme on nous montre des musées de la torture, il nous montre le Musée des horreurs humaines, et c’est magistral.
À cette collection de monstres entre quatre murs correspond une distribution de monstres sacrés de la scène, pour beaucoup des chanteurs particulièrement engagés dans le jeu et dans leur rôle : Christian Gerhaher bien sûr, mais Georg Nigl aussi, et bien entendu les trois femmes, Angela Denoke, Ausrine Stundyté, et Hanna Elisabeth Müller. Réunir des bêtes de scène convient à une telle arène. Les fauves dans la cage et sans dompteur.
Le Fou (Graham Valentine) reclus dans un coin ou errant, spectral, partout dans l’espace, en haut ou en bas devient une sorte de personnage essentiel, image de ce monde qui s’auto-détruit, avec son élocution étrange et absente. Il attire le regard à chacun de ses passages. Il est de ces errants familiers des mises en scène de Marthaler qui donnent une couleur au travail d’ensemble car la question de la folie est le centre de l’intrigue.
Autre personnage éblouissant, l’Edgar d’Andrew Watts, un de ces personnages sur le fil du rasoir, notamment dans sa manière de prononcer le texte, avec un sens théâtral accompli, donnant aux mots une couleur qui bouleverse, à en faire de la pure poésie. Au contraire Edmund (Matthias Klink) le frère (et le méchant) est coupant et froid, quelquefois à la limite du cri, mais impressionnant par la force de l’interprétation (son warum Bastard secoue)
Les personnages plus secondaires sont aussi parfaitement tenus, que ce soit Kent (Brenden Gunnell) ou Albany (Ivan Ludlow), Cornwall (Jamez McCorkle) ou l’épisodique roi de France (Edwin Crossley-Mercer) qui forment une sorte de bestiaire qui accompagne les héros et héroïnes de ce combat animalier.
Gloster, c’est Georg Nigl, maître dans l’art de la transformation, acteur et chanteur de premier plan, quelque part un double de Lear qu’il suit pas à pas et à qui Regan et son époux Cornwall vont arracher les yeux parce qu’ils en ont trop vu. Lui aussi il ère de manière fantomatique aux côtés du roi déchu, puis devenu à son tour ruine, il est guidé par son fils Edgar, formant une sorte de couple déchirant. Grandiose interprétation.
À la fois caractérisées par leurs habits et leurs allures, les deux sœurs Goneril et Regan ressemblent à ces femmes-dictateur qu’on a pu voir dans l’histoire récente, Il y a quelque chose d’Imelda Marcos dans le look d’Ausrine Stundyté (Regan). Les costumes de Dorothee Curio aux couleurs criardes, la chevelure rousse de Regan, ont une fonction de repoussoir, par leur seule apparence.
Elles puent le mal. D’ailleurs, l’un des premiers gestes qu’on les voit faire dès qu’elles ont le pouvoir c’est de badigeonner la scène de parfum, d’une manière maladive, pour effacer la puanteur comme Lady Macbeth essaie d’effacer la tache de sang.
« Un abattoir », avait dit Heiner Müller de la pièce de Shakespeare : elles essaient d’en diluer, d’en effacer l’odeur de sang et de putréfaction. Ce sont presque des icônes maléfiques, l’une petite et brune, l’autre grande et rousse, opposées physiquement mais semblables, avec une force et une personnalité hors normes.
On connaît la stupéfiante puissance vocale d’Ausrine Stundyté, ici particulièrement contrôlée dans un rôle qui demande qu’on perçoive à vue la monstruosité ; on avait presque oublié le côté acéré de Angela Denoke, dont la voix accuse (un peu) des ans l’outrage, mais qui rend encore la performance plus terrible, plus glaciale, à la limite du supportable, elle est exceptionnelle.
Face à elles, Hanna-Elisabeth Müller est coiffée à la Lady Di, collier de perles et costume plus neutre que les deux harpies. La voix a forci, s’est élargie aussi, – accusant à l’aigu quelques sons métalliques, qui ici ne gênent pas trop, mais aussi une douceur éthérée qui étreint : trois sopranos, trois voix remarquables et trois timbres très différents qui rendent le combat des voix tout à fait singulier, d’une incroyable tension.
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La performance de Christian Gerhaher est enfin sans égale.
Il a su libérer le rôle du fantôme de Fischer-Dieskau, sculpteur maniériste du mot, pour le livrer ici au spectateur dans une simplicité sans ornement. Il dit le texte, avec le soin et la clarté habituelles mais avec un naturel qui stupéfie. Ce n’est pas un naturel théâtral, c’est à dire contrefait. Il reste simple et accessible et semble afficher une souveraine indifférence, un peu lointaine, et terriblement agaçante par son "étrangeté". Il rend ce Lear d’autant plus ambigu, voire dangereux parce qu’il fait un Lear qui ne se rend pas compte de la situation, qui se livre à la soif de ses filles, sans distinguer le vrai du faux, l’artificiel du naturel. Il est naturel dans son erreur, dans un ton si égal qui est en-lui même l’indice d’une folie douce.
Le nœud de l’affaire est en effet la folie de Lear, qui commence au moment même où il décide de laisser son royaume aussi brutalement : aucun sens politique, aucune préparation, et où il décide de juger à qui il le donne en écoutant chanter ses louanges, dans un exercice en soi absurde. Cette absurdité, débitée avec un ton si naturel, est évidemment là encore – on pense au Dodon du Coq d’or – une manifestation d’un absurde qui n’est pas loin de Ionesco. Et que dire de la manière dont la chute est marquée, gardant son blazer bleu marine et ses décorations excessives, comme un capitaine de film américain, et finissant sans pantalon et en sandales. Image qui montre la déchéance et en même temps le rapport brouillé au réel, qui le rend encore plus pathétique. Immense interprétation, qui laisse éperdu d’admiration.
La pandémie a obligé à séparer l’immense orchestre nécessaire en deux, laissant avec le chœur les cuivres et percussions dans une salle de répétition, et en fosse le reste de l’orchestre. Soyons honnête, les équilibres sont respectés, même si on préfèrerait entendre tout l’orchestre en direct.
L’excellence de l’orchestre n’est d’ailleurs plus à souligner, mais il faut saluer la performance exceptionnelle de Jukka-Pekka Saraste, pour la première fois dans la fosse munichoise, qui réussit de manière extraordinaire à garder intacte la tension du début à la fin, sans jamais tomber dans la monotonie, soignant les contrastes, les oppositions de dynamique, le dosage des volumes avec une attention et une précision rares. Jamais le plateau n’est couvert, jamais les voix ne sont perdues, il réussit à faire de cette musique une sorte de tempête sous des cranes malades : il fait de cette musique si énorme, une sorte de musique intérieure, qui est témoignage d’un monde à la dérive, où rien ne fonctionne plus. Dans ce cadre blanc apparemment ordonné du décor, la musique est perturbation cosmique : c’est, malgré les conditions difficiles, une des plus belles interprétations de l’œuvre qui m’ait été donnée d’entendre.
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