Une notation très personnelle pour commencer : j’ai vu le premier opéra de ma vie à Caracalla, Aida en 1965 : difficile de ne pas y penser à chaque fois qu’on assiste à un spectacle de l’été romain… je ne résiste pas à un autre souvenir, « Roma » de Fellini sous les étoiles et les restes de voûte de la Basilique de Maxence, Rome dans Rome en quelque sorte. Comment ne pas aimer ces douces soirées entre le Palatin, les pins parasols, et plus prosaïque, les bruits de la ville, des ambulances et des oiseaux excités par Verdi…
Le dispositif inauguré la saison dernière a été reconduit, avec sa fosse immense de soixante mètres de large, et son écran immense qui pendant les entractes présente des vues aériennes de la ville éternelle à faire rêver.
À dire vrai, Il Trovatore convient bien à un tel espace, à cause de son côté épique, de grosse machine musicale haletante et peu intimiste. Il Trovatore est en effet un peu particulier dans la production verdienne : au bout de trois minutes commence une succession ininterrompue d’airs, d’ensembles de chœurs tous plus réussis, plus célèbres les uns que les autres, ne laissant jamais au spectateur le temps de souffler. Verdi réessaiera avec La Forza del Destino, sans y réussir comme ces coups de maître à répétition que sont les airs de Trovatore. Je dis souvent que c’est un Verdi haletant, c’est le seul qualificatif possible pour un opéra où l’on ne reprend jamais son souffle, tant la pulsion et le rythme sont continus, tant les scènes se succèdent quasiment sans pauses, emportant le spectateur comme dans un long tunnel éblouissant de musique jusqu’à l’accord final. Il ne devrait pas y avoir d’entracte à Il Trovatore, C’est l’hyperloop((projet futuriste de train à très grande vitesse conçu par Elon Musk qui consiste à déplacer des capsules ‑de passagers comme de fret- sur des coussins d'air le long d'une voie faite d'un tube à basse pression.)) de l’opéra dans son tube et par ses « tubes », tant ses airs et ensembles sont fameux.
Dans ces conditions, la question de la mise en scène est évidemment secondaire : d’ailleurs, quel concept appliquer à une histoire impossible orchestrée par une gitane assoiffée de vengeance dans un univers exclusivement nocturne, où les personnages sont emportés par la pulsion musicale plutôt que par leur caractère, assez fruste en réalité. Pas de psychologie ici : le soprano est aimé du ténor et du baryton, ennemis jurés, tandis que tire les ficelles la gitane vengeresse qui a élevé le ténor aux seules fins qu’il soit l’instrument de sa revanche (C’est Mime et Siegfried chez Verdi). Bien sûr, un metteur en scène politiquement correct pourrait s’arrêter sur cette image de bohémienne, avec les clichés qui vont avec. Mais à quoi bon ? Dans Il Trovatore, ce qui nous intéresse, ce sont ces airs enfilés comme des perles qui font sauter nos cœurs, et pas les tribulations psychologiques des âmes. Des personnages tout d’une pièce, la nuit universelle, Verdi, et basta. Le spectateur revendique le droit de se laisser livrer à l’ivresse musicale, sans réfléchir ni penser. Le paradis de l’opéra en quelque sorte, celui où il n’y a ni bien, ni mal, ni connaissance, ni pensée, mais seulement du plaisir, à en perdre haleine. Voilà Il Trovatore.
Dans ces conditions, on ne demande pas grand-chose au metteur en scène Lorenzo Mariani, et fort justement, il ne fait pas grand-chose, juste aménager ce vaste espace d’un minimum d’objets, tables, tabourets qu’on bouge à chaque scène, juste faire porter à chaque personnage un grand chandelier dans la nuit, comme signal, sous la lumière intense d’un écran géant qui projette soit un ciel d’orage, nuages noirs inquiétants, soit des flammes de l’Enfer ou de la passion. C’est tout. Vu l’éloignement , impossible pour le spectateur de repérer les expressions des visages, juste quelques indications des costumes, tous noirs à bandes rouges pour Azucena comme pour Manrico, à bandes blanches pour Luna, et sombre pour Leonora, tous éclairés de reflets au rythme des éclairages colorés, et puis quelques mouvements des chœurs et quelques gestes grandiloquents…
Le seul problème, c’est que la scène très vaste demande pour le déplacement des tables et leur organisation dans l'espace, à chaque fois différente, un temps qui nécessite des pauses qui cassent un peu l’action : on préfèrerait moins de tables et donc moins de pauses qui sont autant d'arrêts et d'attente, qui font retomber le soufflé, alors qu’on aimerait que la braise continue de brûler. En revanche, il y a de belles images, de beaux éclairages spectaculaires et ça suffit.
On comprend bien que pour Trovatore il suffit du quatuor formé des meilleures voix du monde pour que ça fonctionne (on attribue la phrase à Toscanini), et pourrait-on rajouter, un chef qui fasse de l’orchestre l’écrin de ces voix déchaînées et non pas un orchestre qui se regarde de manière narcissique au miroir de sa beauté. Ici plus qu’ailleurs, l’orchestre est fonctionnel, il définit les voix et les caractères, il est dans l’action, il ne la commente pas.
La distribution réunie est à la hauteur sans être étincelante, et tous les rôles de complément sont bien tenus, Marianna Mappa (Inès), Domingo Pellicola (Ruiz) Leo Paul Chiarot (Vecchio zingaro) et Michael Alfonsi (Un messo).
Marco Spotti est un Ferrando correct mais qui accuse un peu de fatigue dans son air d’entrée dont on pouvait attendre plus de clarté. C’est une basse de qualité qu’on voit dans bien des distributions. Il est ici un peu en-deçà de l’attendu. Peut-être la sonorisation n’aide-t-elle pas, bien qu’elle soit mieux calibrée que la saison dernière me semble-t-il.
Chistopher Maltman est une surprise dans Il conte di Luna. On est plus habitué à le voir dans des rôles comme Don Giovanni, Œdipe, Oreste de Iphigénie en Tauride ou Wozzeck, mais c’est un des Rigoletto les plus demandés, et il a quelques rôles italiens dans son répertoire (on l’a vu à Berlin et à Vienne, on va le voir au Liceu cet automne).
On y reconnaît d’emblée la voix puissante et expressive, qui réussit très bien Il Balen del suo sorriso monologue intérieur où Luna s’attendrit, mais dans les parties plus héroïques, demandant du rythme et de la dynamique, il n’arrive pas à entrer complètement dans les lois du chant verdien, notamment par la respiration. Il se trouve contraint de reprendre son souffle là où l’on est habitué à entendre mieux « lier » les barytons-Verdi traditionnels dans un chant continu, plein de rubati qu’il a des difficultés à gérer ici. Le chant est évidemment celui d’un grand chanteur, mais à l’évidence ce n’est pas un « baryton-verdi » typique. Il reste que la prestation est très honorable, elle ne dépare pas, mais il n’explose pas comme dans d’autres rôles.
La Leonora de Roberta Mantegna, qui fut naguère du programme « Fabbrica » de l’Opéra de Rome, est désormais appelée dans les grandes scènes internationales pour ses qualités de soprano lirico-spinto et sa capacité à produire un chant sans failles et bien contrôlé. Nous l’avions entendue à Parme dans la Léonore du Trouvère en version française que l’Opéra de Paris dans son aveuglement s’obstine à ne pas programmer alors qu’elle fut écrite en 1857 expressément pour Paris. Dans une Léonore où le phrasé et la diction sont si importantes, et dans une mise en scène statufiée comme celle de Robert Wilson, elle était relativement convaincante. Dans une version italienne en plein air, qui exige engagement épopée et puissance dramatique, nous n’y sommes pas tout à fait, le chant est très appliqué, très juste, il y a des moments séduisants, comme d’amor sul’ali rosee mais il manque l’engagement scénique et la brûlure de la passion (notamment dans le miserere qui manque d’ampleur) pour faire une grande Leonore qui nous fasse vibrer et ressentir la flamme verdienne.
Fabio Sartori est un Manrico en revanche exceptionnel. Certes ce n’est pas un acteur, mais vu les circonstances et le cadre, ce n’est pas (trop) gênant. Ce qui est au rendez-vous au contraire, c’est la voix, c’est la parfaite diction, c’est ce timbre clair qui convient à ce très jeune homme qu’est Manrico (il a seize ou dix-sept ans), qui rend celui de Jonas Kaufmann inadapté au rôle car trop sombre. Sans être un timbre solaire à la Meli ou Alagna, il a la puissance et la vaillance (son di quella pira est exemplaire, même sans l’aigu inutile). On l’avait aussi constaté dans I Masnadieri à la Scala, c’est un des grands ténors verdiens aujourd’hui et ce pourrait être le Manrico du moment, qui coche toutes les cases.
La surprise du jour c’est l’Azucena de Clémentine Margaine, qui immédiatement s’impose par sa puissance dramatique et sa présence scénique dans ce rôle qu’elle chante pour la première fois. Dès son air d’entrée Stride la vampa, elle est impressionnante de sûreté, avec une voix très homogène du grave à l’aigu. Quelque chose change immédiatement dès qu’elle est en scène et nous sommes dans une autre dimension. Avec le Manrico de Fabio Sartori, elle est de plain-pied dans Verdi qui allie raffinement, nuances, couleur et puissance dramatique. Peut-être (pinaillons) l’aigu pourrait-il être un tantinet plus large et mieux tenu, mais le souffle ça se cultive et dès maintenant elle est une Azucena avec laquelle on va pouvoir compter, qui a une assise exceptionnelle dans les graves et le registre central. Le duo final (partie IV, sc.III) avec Manrico est sublime de délicatesse et d’intériorité. Elle remporte un triomphe auprès du public et c’est pleinement mérité. C’est l’étoile de ce soir d’été.
Le chœur de l’Opera di Roma , en respectant les distances, et avec la sonorisation, sous la direction de l’excellent Roberto Gabbiani, affiche la vaillance voulue, notamment à son entrée all’opra all’opra spectaculaire, impressionnant.
Il est évidemment toujours difficile de juger d’un orchestre sonorisé, on préfèrerait pour juger des équilibres un son direct. Nous avions remarqué dans la production de Salzbourg (Alvis Hermanis, avec Netrebko) combien Daniele Gatti faisait percevoir la profondeur de cette musique et ses raffinements ; et nous savons combien il défend (par exemple dans sa dernière Traviata) un Verdi dont on respecte à la lettre l’écriture, sans la pervertir d’une tradition qui détourne des véritables intentions. Il Trovatore n’est ni Rigoletto ni Traviata où la peinture d’un caractère domine et dont l’écriture verdienne éclaire les contours.
Il Trovatore est un opéra un peu plus choral, où il faut tenir ensemble quatre voix, avec une unité de rythme et de respiration, et une sorte de pulsation permanente. Il faut tenir ce rythme dans la diachronie, la durée, et donc faire écrin et soutien aux chanteurs, sans jamais lâcher un instant de cette pulsion indispensable à rendre la couleur de l’ensemble et puis, il faut aussi être suffisamment limpide, suffisamment raffiné pour n’être pas dans le dzim-boum-boum qui fait de Verdi un vériste qu’il n’est pas. Daniele Gatti offre d’abord un accompagnement rythmique phénoménal, ne lâchant jamais la pression tout en ménageant sans cesse le chant ; il propose une musique qui est flux continu jamais au premier plan mais toujours en soutien, qui accompagne et en même temps détermine. Toujours présent, jamais en protagoniste, voilà le Gatti du jour, faisant de l’accompagnement musical une partie du tout, gardant à l’orchestre une clarté étonnante, qui laisse entendre les pupitres (la flûte…), qui laisse respirer mais qui fait en même temps au sens propre symphonie pour voix et orchestre. C’est un exercice délicat et sur le fil du rasoir, parce qu’il est facile de tomber dans un excès ou l’autre, et qui en même temps laisse entendre un Verdi sans fioritures. Il suffit d’entendre les accords de la scène III de la quatrième partie, qui commence par Madre non dormi qui ne sont pas assénés dramatiquement, mais au contraire sans excès, presque doucement, comme un drame qui se réveillerait dans une nuit fatale entre deux êtres qui s’aiment. C’est souverain pour faire comprendre la scène qui s’ouvre, qui est scène des derniers aveux, de la dernière rencontre avant la mort. D’ailleurs tout l’accompagnement de cette scène est d’une rare délicatesse avec des cordes d’une incroyable finesse…
Voilà où l’on entend une véritable lecture. Gatti n’est jamais appuyé, et toujours juste, toujours dans la respiration du drame… C’est une direction exceptionnelle faite de subtilité et de théâtralité, et surtout d’intelligence, qui tient compte de la partition et du contexte.
Une très belle soirée, qui fait redécouvrir comme il est difficile de réussir Verdi pleinement, et surtout comme il est facile de l’écrabouiller sous l’effet et l’exagération, d’autant plus dans cette œuvre impossible. Gatti réussit à tenir ces équilibres, avec une distribution de très bon niveau soucieuse de répondre aux sollicitations du chef, et surtout soucieuse de défendre un Verdi jamais histrionique et toujours d’une sensibilité et d’un reffinement marqués. Viva Verdi.