André Messager (1853–1929)
Passionnément (1926)
Opérette en trois actes de Maurice Hennequin et Albert Willemetz 
Création le 16 janvier 1926 au Théâtre de la Michodière, Paris

Véronique Gens : Ketty Stevenson
Etienne Dupuis : Robert Perceval
Nicole Car : Julia
Eric Huchet : William Stevenson
Chantal Santon-Jeffery : Hélène Le Barrois
Armando Noguera : Harris
Münchner Rundfunkorchester
Direction musicale : Stefan Blunier
1 CD Palazzetto Bru-Zane

Enregistré du 11 au 13 décembre 2020 au Prinzregententheater de Munich

Toujours plus adepte de l’opérette française, le Palazzetto Bru Zane élargit sa mission de défense et illustration de notre répertoire et enchaîne les titres d’Offenbach, de Reynaldo Hahn et de Messager. Après Les P’tites Michu en 2019, c’est le tour de Passionnément, avant-dernière œuvre lyrique du compositeur, entre L’Amour masqué et Coup de roulis. Typiquement PBZ, la distribution peut surprendre mais se révèle dans l’ensemble convaincante et séduisante.


En 1984, Leonard Bernstein avait eu l’une des plus mauvaises idées de l’histoire du disque : enregistrer West Side Story avec une équipe de chanteurs qui n’étaient guère équipés pour cela, ni linguistiquement ni stylistiquement : Kiri Te Kanawa à peu près aussi crédible en jeune Portoricaine que José Carreras en fils d’immigré polonais, les seules à tirer leur épingle du jeu étant Marilyn Horne et Tatiana Troyanos. Le film du making of souligne d’ailleurs cruellement les difficultés auxquels les interprètes se heurtèrent, le malheureux Carreras ne parvenant pas à articuler en rythme et avec le swing nécessaire, le compositeur s’évertuant à expliquer que « I Feel Pretty » devait être interprété lentement…
On pouvait redouter que ce genre de situation ne se reproduire en apprenant que le Palazzetto Bru Zane avait, pour des raisons liées à la pandémie, confié Passionnément de Messager à l’équipe initialement prévue pour Déjanire de Saint-Saëns (l’Orchestre de la radio de Munich dirigé par Stefan Blunier, Véronique Gens et Chantal Santon-Jeffery prévues dans le rôle des rivales se disputant le cœur d’Hercule), auxquels s’adjoignaient Nicole Car et Etienne Dupuis, déjà réquisitionnés pour l’enregistrement des mélodies pour orchestre de Massenet en remplacement de la Psyché d’Ambroise Thomas à la quelle ils devaient participer. Passer du drame mythologique 1900 à l’opérette des Années folles, voilà qui n’allait peut-être pas de soi.
Si l’on était sans inquiétude quant au versant français (madame Gens a montré de quoi elle était capable dans Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn, et madame Santon-Jeffery était aussi dans Maître Peronilla d’Offenbach), on pouvait se demander ce qu’allait donner le couple Dupuis-Car. Confier le personnage de la soubrette Julia à Nicole Car, était-ce bien raisonnable ? Nul n’aurait jamais demandé à Denise Grey, créatrice du rôle en 1926, de chanter La Traviata, mais Denise Grey avait une insolence qui devait faire merveille dans un air comme « L’Amour est un oiseau rebelle » (aucun rapport avec Carmen). Quant à Etienne Dupuis, si le PBZ avait déjà fait appel à lui dans Thérèse de Massenet ou dans La Reine de Chypre, il restait à découvrir de quoi il pouvait être capable dans un répertoire plus léger.
Car même si la musique en est d’un grand raffinement – André Messager aurait-il jamais pu être vulgaire ? – Passionnément reste une « comédie musicale ». Et même si l’on comprend fort bien qu’il soit préférable de faire entièrement l’impasse sur le texte parlé pour ne retenir que les passages orchestraux et les morceaux chantés pour aboutir à une seule galette de 77 minutes, est-il possible dans ces conditions de respecter l’esprit de l’œuvre ?
D’autant que, contrairement à ce qui est la plupart du temps le cas avec les enregistrements de la collection « Opéra français », il ne s’agit pas ici d’un inédit au disque. Dans les décennies qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale, la radiodiffusion française n’a pas cessé de donner Passionnément en concert, presque chaque année entre 1946 et 1959, puis encore quatre fois entre 1964 et 1971, la dernière version étant celle qui fut commercialisée sous le label Musidisc. Evidemment, il est permis de penser que les chanteurs de ces lectures radiophoniques n’ont pas toujours les voix les plus délicieuses pour les oreilles – l’incontournable Lina Dachary devient parfois un peu éprouvante à écouter. Mais il y avait là d’irremplaçables équipes de chanteurs-acteurs, peut-être plus acteurs que chanteurs, mais il en allait ainsi depuis la création de l’œuvre à la Michodière.
Le PBZ se devait donc de proposer autre chose. Avec Eric Huchet, cela dit, on renoue tout à fait avec la prestation de l’inoubliable Koval, abonné aux rôles « à accent » depuis Pas sur la bouche en 1925. Le ténor arrive à respecter la contrainte du pseudo accent américain sans se prendre les pieds dans le tapis, sans en faire trop malgré un personnage inévitablement caricatural. Etienne Dupuis se révèle parfaitement à sa place dans le rôle charmeur de Robert Perceval, le timbre du baryton canadien se faisant délicieusement caressant dans le tube de la partition, la valse « Passionnément », avec une clarté et un art des allègements fort bienvenus.
Restent les trois dames, où la répartition des couleurs vocales peut au premier abord étonner l’auditeur. Rien de surprenant dans le choix de Chantal Santon-Jeffery pour incarner Hélène Le Barrois : grande habituée du baroque français, la soprano possède une belle virtuosité qui n’est guère sollicitée ici, mais on goûtera le mordant de sa diction et la personnalité qu’elle sait mettre dans son chant. La vraie surprise, on l’a laissé entendre plus haut, c’est Nicole Car en Julia. Son timbre chaud se justifie dans le sens où il met en valeur la friponnerie des fameux couplets où le personnage explique qu’elle « cherche un bel oiseau qui chante » ; on regrettera seulement que l’articulation ne soit pas toujours aussi parfaitement limpide qu’on en rêverait, le français étant sa langue non pas maternelle mais conjugale. Véronique Gens, enfin, confère au contraire à Ketty Stevenson une grande pudeur, une distinction incontestable, qui nous éloigne – tant mieux, peut-être – de la pièce de boulevard qu’est au fond Passionnément : point de caleçonnade possible avec la Tragédienne de Christophe Rousset, à qui le PBZ a confié la résurrection de Dante de Godard ou de Cinq-mars de Gounod.
Le Münchner Rundufnkorchester, enfin, a lui aussi été formé au répertoire hexagonal depuis quelques années, grâce à ses coopérations avec le Centre de musique romantique française. Le chef suisse Stefan Blunier respecte la délicatesse de la musique de Messager sans la brusquer, mais sans négliger l’apport des rythmes anglo-saxons arrivés en Europe depuis quelques années.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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