Ni Madame Chrysanthème de Pierre Loti, ni surtout le livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa ne dissimulent la question de l'altérité et du rapport colonial entre occident et orient. Le lecteur attentif y décèle sans difficulté une dénonciation et une volonté de Puccini de donner à ce fait divers les dimensions d'un drame universel qui dépasse largement la question du japonisme et du patriarcat. Pinkerton est décrit très explicitement sous les traits d'une hâbleur fantoche qui finit par tout perdre, victime de ses prétentions. L'épouse japonaise n'est pas ce bibelot adolescent qu'il pensait soumis et docile. Elle lui voue cet amour véritable et sincère qu'il ne découvrira qu'à la tout fin de l'ouvrage, mais il sera trop tard.
Au-delà du suicide de Cio-Cio San qui rejoint dans la série des morts tragiques celui de Floria Tosca, il est difficile de ne pas considérer la double méprise qui affecte cette adolescente japonaise fantasmant un Occident américain de la même façon que Pinkerton fantasme un Japon de porcelaine et de geishas. Mariano Pensotti contourne cette dimension en alourdissant sa scénographie d'un récit – imaginaire – qui met en abyme le destin de Butterfly et celui d'une metteuse en scène, Maiko Nakamura, dont le récit est projeté en surtitres tout au long de la soirée. Cette fiction parallèle raconte le destin tragique de Maiko, sorte de double contemporain de Butterfly dans la mesure où elle s'est mariée à un occidental et a quitté le Japon pour venir travailler dans la mise en scène en Europe. Elle s'aperçoit rapidement qu'elle est perçue en occident avec un certain nombre d'a priori qui l'enferment dans une vision fausse et décalée. Contrainte de devoir mettre en scène des dizaines de Madame Butterfly dans des versions "traditionnelles" qui font le succès de l'œuvre auprès du public européen, elle finit par sombrer dans une lente dépression. Déchirée entre une identité européenne et japonaise, elle réalise durant les répétitions de cette Madame Butterfly strasbourgeoise qu'elle ne fait plus qu'un avec ce personnage, ce qui la mènera au suicide.
L'identité visuelle du spectacle bute ostensiblement sur cet évitement précautionneux qui conduit Mariano Pensotti à faire allusion à la carte postale coloniale tout en la dénonçant, en usant de codes assez épais et facilement perceptibles. Les décors de Mariana Tirantte montrent, en guise de cerisiers, deux souches d'arbre à l'avant-scène, coupées brutalement et trônant dans un décor abstrait où le blanc et noir promettent leur lot de symboles dichotomiques. Le nid d'amour est cette très anguleuse et très noire demeure qui accueille le jeune couple. Le toit en forte pente dessine une pointe que l'on retrouvera inversée au dernier acte, allusion au couteau du suicide, tandis qu'au second acte, on brodera sur un intérieur littéralement découpé en panneaux translucides sur lesquels figurent le feuillage des arbres et des espoirs disparus. Les panneaux se relèvent l'un après l'autre, comme on effeuillerait littéralement la vérité – vérité nue qui révèle le jeune garçon, fruit des amours de Cio-Cio San et Pinkerton.
Point de cerisiers, point de kimono et d'uniformes… mais des costumes noirs et blancs très casual et trendy (signés également de Mariana Tirantte) qui transforment l'arrivée de Butterfly en défilé de fashion week et ne distinguent pas vraiment les occidentaux et les autochtones. Le blanc (couleur du deuil au Japon) réunit dans une même couleur et une même tenue, les deux épouses à la toute fin. Kate comme double de Cio-Cio San, l'idée méritait sans doute mieux que l'amalgame décolonisation et charge mentale ici à l'œuvre. Plus intéressante, la question de la volonté (et l'impossibilité) de changer de culture, qui ira pour la jeune femme japonaise, jusqu'à changer de religion. La mise en scène de Pensotti fait référence à l'occidentalisation du Japon d'après-guerre (l'intrigue se déroule à… Nagasaki), mais en gommant volontairement toute référence à la tradition, elle fait d'emblée du personnage central une figure occidentalisée – nonobstant le discret yellow face, cible embarrassante des récents débats d'opinion. Le couteau avec lequel son père s'était donné la mort servira à son propre suicide, ultime et tragique symbole de l'assignation à un destin comme point de conclusion en forme d'échec.
Le plateau vaut principalement par les interventions de Tassis Christoyannis, dont le Sharpless a tous les atours et la noblesse d'un personnage de premier plan. Il est la caution morale et le seul regard véritablement lucide, capable de discerner la faute morale de Pinkerton la faute morale et l'aveuglement de Cio-Cio San. Leonardo Capalbo compose un Pinkerton aux confins de la dureté de ligne et de timbre, avec des imprécisions dans le changement de registres. Face à lui, la Butterfly de Brigitta Kele affiche une robuste endurance malgré une couleur trop uniforme qui crée une distance avec la chair et la vitalité du personnage. Les contrastes à fleur de notes ne parviennent pas à rendre l'émotion du rôle, avec un Un bel dì, vedremo très horizontal et une dernière scène sans urgence et sans théâtre. On soulignera ici la belle prestation de Marie Karall, qui offre à Suzuki une belle couleur blessée et sensible. De la même manière, Eugénie Joneau donne de Kate Pinkerton un profil austère et touchant, dont on regrette la fugacité de l'intervention. Face au bonze anecdotique de Nika Guliashvili, ou le Yamadori effacé de Damien Gastl, le Goro virulent et venimeux de Loïck Félix dessine de belle manière le personnage de l'entremetteur. Le soutien aux abonnés absents de Giuliano Carella à la tête de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg ne permet pas à l'action de décoller au-delà d'une ligne expressive très moyenne. La matière et le sang manquent cruellement ici, si bien que sans la densité des cordes ni la rutilance des vents, il est difficile de se frayer un chemin vers la dimension et la puissance du drame.