Avec ses règles séculaires et ses professeurs impitoyables, avec ses codes vestimentaires en représentation ou en répétition, le monde de la danse classique fascine les profanes comme les initiés et inspire aussi bien le cinéma (on pense à Black Swan de Darren Aronofsky, avec Natalie Portman, sorti en 2011) que le théâtre. Les metteurs en scène d’opéra y ont trouvé un univers propre à accueillir des intrigues a priori destinées à un tout autre cadre, et c’est dans une école de ballet que Damiano Michieletto a ainsi situé sa production de la Cendrillon de Massenet conçue pour la Komische Oper de Berlin, ou que John Neumeier faisait du chantre de la Thrace un chorégraphe dans sa vision d’Orphée et Eurydice de Gluck, présentée en Europe et aux Etats-Unis.
Par ailleurs, on sait depuis au moins 1982 que Rigoletto peut être transposé loin de la Renaissance imaginée par Victor Hugo dans Le Roi s’amuse : cette année-là, Jonathan Miller dépouillait l’œuvre des barboteuses Henri II et du bonnet à grelots pour situer l’opéra dans le monde de la mafia, le duc de Mantoue devenant un « parrain » de Little Italy dans les années 1950. Pour le dernier spectacle de la saison de l’Opéra national de Lorraine, Richard Brunel fait se rencontrer les petits rats et le bouffon hugolien, imaginant une transposition tout à fait efficace et convaincante.
D’abord fait d’une alternance de danses en coulisses et de scènes sur le plateau, le premier tableau de Rigoletto se prête particulièrement bien à ce traitement. Comme dans Adrienne Lecouvreur ou à la fin du premier acte de Lulu, l’action se déroule donc dans un théâtre, dans un espace intermédiaire entre la scène et les loges des artistes, espace où s’affairent habilleuses, accessoiristes, régie et personnel technique. Des écrans de contrôle permettent de suivre les différents numéros du spectacle de ballet qui se déroule simultanément. On comprend donc que le Duc est vraisemblablement chorégraphe, qu’il couche régulièrement avec ses danseuses, la Ceprano ayant alors ses faveurs ; son conflit avec Monterone vient de ce qu’il a engrossé et abandonné la fille de ce dernier. Le Duc est entouré d’une petite « cour » de flatteurs et subordonnés, dont se détache Rigoletto. Très loin de l’image traditionnelle de l’amuseur bossu, le personnage est ici le canard boiteux au milieu de ce lac des cygnes, un cynique, un moqueur dont l’infirmité se borne à l’usage d’une canne. Peut-être a‑t‑il lui-même été chorégraphe avant son accident (au deuxième acte, on le verra superviser les exercices d’assouplissement des danseurs), avant d’être supplanté par le Duc ; toujours est-il qu’il habite dans le théâtre même et qu’il cache sa fille dans un petit logis transformé en sanctuaire à la mémoire de la mère morte. La mère en question est un fantôme présent tout au long du spectacle : danseuse – quelle belle idée d’avoir confié ce personnage à Agnès Letestu, étoile qui a fait ses adieux à l’Opéra de Paris en 2013 – elle est un peu comme la mère d’Antonia dans Les Contes d’Hoffmann, Gilda se révélant ballerine elle aussi, qui chausse ses pointes alors qu’elle chante « Caro nome » et dont la mort échappe au réalisme sordide grâce à une sorte de transfiguration poétique qui fait d’elle un double de la défunte.
On retiendra aussi deux moments visuellement frappants. Le premier rappelle une scène de L’infedelà delusa montée à Aix-en-Provence en 2008, où une petite maison placée au centre du décor devenait soudain le cadre d’une agitation extrême : ici, c’est la maison de Rigoletto qui est envahie par les fumigènes et par les courtisans munis de lampe-torche. Autre moment de grâce : la scène de l’orage, transformée en danse serpentine, Agnès Letestu revêtant pour l’occasion le costume de la Loïe Fuller.
C’est à Frédéric Chaslin qu’on doit l’orchestration pour orchestre réduit, la distanciation sociale imposant encore des fosses bien moins remplies qu’auparavant. De ces effectifs allégés, Alexander Joel tire parti pour créer des effets parfois saisissants, comme cette manière quasi imperceptible de faire surgir le son du silence, dans l’ouverture comme au début de l’acte III ; c’est peut-être aussi ce qui lui permet d’adopter des tempos d’une rapidité stupéfiante, au premier acte surtout, au risque de bousculer un peu les chanteurs ou de les inciter à aller encore plus vite que l’orchestre, par instants.
La distribution réunie à Nancy brille par son homogénéité ; si elle ne compte aucun nom illustre, elle n’en rassemble pas moins des titulaires non seulement crédibles mais aussi tout à fait à la hauteur des exigences verdiennes. On citera en premier lieu la très belle Gilda de Rocío Pérez, dont on avait jadis admiré les premiers pas à l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin. Avec sa silhouette d’adolescente, elle fait du personnage une jeune femme d’aujourd’hui et chante même sur les pointes à plusieurs reprises, exploit dont on croyait jusque-là capable la seule Barbara Hannigan (pour la Lulu de Warlikowski à Bruxelles). Vocalement, les suraigus attendus sont atteints haut la main, avec des notes comme suspendues et des nuances du plus bel effet, le reste de la tessiture n’en étant pas moins nourri et sonore. Belcantiste reconnu (il fera ses débuts au festival de Pesaro cet été dans Moïse et Pharaon), Alexey Tatarintsev a la puissance et l’aisance dans l’aigu que l’on attend d’un Duc de Mantoue, même si les couleurs sont peut-être davantage celles d’un Rossinien ; on souhaiterait parfois que l’émotion soit plus immédiatement sensible, surtout à partir de « Parmi veder le lagrime », mais le livret ne s’intéresse pas outre mesure au for intérieur du ténor, qui échappe à tout châtiment pour ses forfaits – la mise en scène tente d’y remédier in extremis, le porc étant finalement balancé par le doigt pointé de tous les personnages féminins, ultime scène muette alors que retentissent les derniers accords de la partition. Avec Juan Jesús Rodríguez, on est à cent lieues de l’image d’Epinal incarnée ces dernières décennies par un Leo Nucci. Grand et droit, chauve et tout de noir vêtu, son Rigoletto n’est infirme que par la genouillère et la canne, et s’il est appelé « bouffon » par les autres, cela ne tient qu’à son goût du sarcasme. Le baryton espagnol a les couleurs attendues d’un baryton Verdi, la voix a les dimensions du rôle et l’acteur sait se montrer émouvant dans les nombreuses occasions où cela s’avère nécessaire.
Tous les petits rôles sont finement caractérisés, si brèves que soient leurs interventions respectives (Samuel Namotte en Ceprano, Jue Zhang en comtesse Ceprano, Inna Jeskova en Page, Aline Martin en Giovanna), mais l’on réservera une mention particulière au timbre prenant du Marullo de Francesco Salvadori. Particulièrement déchaînée dans le numéro de séduction qu’elle joue pendant « La donna è mobile » et qui se poursuit lors du quatuor, sa compatriote Francesca Ascioti réussit à dépasser le stéréotype de la gourgandine pour composer un Maddalena originale, jouant de ses ressources dans le grave tant pour les « Ah ah rido ben di cuore » que pour les suppliques qu’elle adresse ensuite à son frère, le stupéfiant Önay Köse, colosse à la voix de stentor qui ne fait qu’une bouchée de Sparafucile, et qu’on se réjouit d’avance d’entendre la saison prochaine en Jorg de Stiffelio à l’Opéra du Rhin.