Après avoir dû se contenter d’une Force du destin réduite à une version de concert plus ou moins abrégée, selon les soirs, couvre-feu oblige, le Capitole de Toulouse peut enfin présenter, pour conclure sa saison, un spectacle dont la mise en scène a pu être répétée dès la réouverture des théâtres. Cinq représentations d’Elektra comme prévu et aux dates prévues, même en jauge réduite, voilà qui devrait permettre au public toulousain de reprendre le chemin de leur opéra.
Fidèle à des choix esthétiques devenus rapidement clairs, Christophe Ghristi a confié le premier fruit de la collaboration Strauss-Hoffmansthal à Michel Fau, choix pour le moins étonnant. Passer en quelques années de Ciboulette (à l’Opéra-Comique en 2013) à la tragédie des Atrides, pourquoi pas, mais les précédentes incursions du metteur en scène dans le domaine lyrique se caractérisaient par une profusion de couleurs que l’on avait a priori un peu de mal à concilier avec cette cour du palais de Mycènes dans laquelle croupit Electre. A Bordeaux en 2015, Dardanus de Rameau avait ainsi été repeint dans les plus vives nuances, mais sans s’affranchir du style perruques poudrées et robes à panier qui a longtemps prévalu pour ce répertoire. A Toulouse en 2019, Michel Fau faisait ses premiers pas straussiens avec Ariane à Naxos, où l’outrance de certains costumes faisait mouche, au moins dans la première partie, et au risque que le lustige l’emporte définitivement sur le traurige. Le livret d’Elektra semble devoir exclure tout élément comique, à l’exclusion peut-être du personnage d’Egisthe (de fait, cette production ne se prive pas de ridiculiser l’amant de Clytemnestre, devenu ici une sorte de Néron à la Peter Ustinov). Quelle allait donc être l’approche « fauesque » de cette œuvre ?
Même avec une orchestration réduite, dont on nous précise qu’elle est « de la main du compositeur », l’orchestre d’Elektra prend encore trop de place pour tenir dans la fosse du Capitole. D’où l’idée de le placer sur le plateau, comme c’était le cas à Lyon en 2017, lorsque Serge Dorny avait fait venir la mise en scène de Ruth Berghaus. C’est la sans doute le seul point commun entre la production toulousaine et le spectacle signé jadis par la grande-prêtresse du Regietheater, car Michel Fau nous renvoie à un tout autre univers, et même à une époque bien antérieure. Michel Fau, sans doute, aime les divas d’autrefois, leur maquillage excessif, les gestes emphatiques, leur hiératisme assumé, et c’est tout cela qu’il nous montre dans sa vision d’Elektra. On ne se plaindra certes pas qu’il n’ait pas souhaité transposer l’œuvre de Strauss sur un parking ou dans un bidonville, parmi les mafieux ou les junkies, mais le retour de bâton est assez radical.
La présence de l’orchestre sur le plateau limite tout le jeu théâtral à l’avant-scène, un rideau séparant les chanteurs des instrumentistes. Orné d’un pêle-mêle de corps nus sur fond d’or, dans un style expressionniste rappelant à la fois Lovis Corinth et Egon Schiele, ce rideau est l’œuvre de l’artiste français Phil Meyer, tout comme la sculpture brisée qui constitue l’essentiel du décor. Comme d’autres en ont déjà eu l’idée (Harry Kupfer à Vienne, par exemple), il s’agit d’une statue d’Agamemnon en partie effondrée, seuls les pieds du roi étant encore sur leur socle. L’avant-scène du Théatre du Capitole est donc finalement très encombrée, entre ce piédestal, le corps de la statue, et les quelques dalles soulevées parmi lesquelles Elektra fait son apparition. On ne s’étonnera donc pas que le spectacle s’avère somme toute assez statique, ce qui fait sans doute l’affaire des chanteurs, déjà bien assez occupés à satisfaire les exigences de la partition. La palme de l’immobilité revient à Oreste, dont les déplacements se cantonnent à l’intérieur d’une zone d’un mètre carré pendant tout le temps qu’il chante. Les figures les plus mobiles sont les servantes, dont les corps se collent et s’entremêlent sans cesse. Même la danse finale d’Elektra se limite à quelques mouvements à peine perceptibles, seul le chant devant transmettre la démence du personnage.
Heureusement, le chant s’y emploie fort bien, et Ricarda Merbeth, régulièrement invitée à Toulouse, puis à Paris, par Nicolas Joël, se présente enfin au public du Capitole dans un rôle qu’elle vient d'aborder à Milan, elle que l'on avait pu entendre en Chrysothémis en 2005 à Angers et Nantes. Curieusement, Christian Lacroix l’a habillée en mariée ou en communiante, coiffée d’une couronne de fleurs, princesse tout de blanc vêtue plutôt que souillon en guenilles. Vocalement, la performance est remarquable, notamment pour son articulation mordante du texte d’Hoffmansthal.
Très applaudie car généreuse en matière de décibels, Johanna Rusanen est néanmoins une Chrysothémis déconcertante, non pas tant par son costume bleu et or de Vierge de procession, mais par la véhémence de son émission et par la stridence de ses aigus, qui cadrent mal avec un personnage dont la douceur conformiste devrait davantage contraster avec la fureur de sa sœur. L’actrice n’est pas non plus très convaincante. Tout le contraire de Violeta Urmana, admirable Clytemnestre, aux cheveux aussi rouges que sa robe (comme la danseuse Anita Berber portraiturée par Otto Dix) : aucun histrionisme dans sa composition, l’ex-mezzo devenue soprano – et redevenue mezzo pour l’occasion ? – pouvant compter sur la splendeur de ses moyens vocaux pour composer une reine tourmentée.
Matthias Goerne, pour en terminer avec les rôles principaux, prête à Oreste une voix marmoréenne qui conviendrait parfaitement aux paroles sentencieuses de Jochanaan. On le voit tuer sa mère de manière assez discrète, et il revient in extremis, les mains enduites de vermillon.
Parmi les rôles secondaires, plus encore que la Confidente coiffée comme Emilie Flöge de Sarah Kuffner ou la Porteuse de traîne de Yael Raanan-Vandor, on remarque de fort belles voix dans le groupe des servantes : magnifique timbre graves des dames issues du pupitre d’alti du Chœur du Capitole, notamment, sans oublier Svetlana Lifar et Grace Durham. Lauréate de la fondation Royaumont qu’on entendra beaucoup ici et là la saison prochaine, Axelle Fanyo ne trouve peut-être pas avec la Quatrième Servante le rôle le plus à même de la mettre en valeur ; son aînée Marie-Laure Garnier fait en revanche une intervention remarquée en Cinquième Servante.
Dirigé par le chef allemand Frank Beermann, l’orchestre du Capitole traduit avec brio l’opulence straussienne, même avec moins de cent instrumentistes. Si les premières mesures n’ont pas toute la fulgurance qu’on pourrait attendre, la conduite du discours convainc et c’est sans le moindre répit que le spectateur est mené au terme de cet acte unique.