Johann Strauss fils (1825–1899)
Der Zigeunerbaron (1885)
Opérette en trois actes
Livret d'Ignaz Schnitzer d'après la nouvelle Saffi de Mór Jókai
Nouveaux dialogues de Tobias Kratzer
Création le 24 octobre 1885, Theater an der Wien (Vienne).

Direction musicale : Stefan Soltesz
Mise en scène : Tobias Kratzer
Décors et costumes : Rainer Sellmaier
Vidéo : Manuel Braun
Dramaturgie : Ulrich Lenz
Chœurs : David Cavelius
Lumières : Bernd Purkrabek
Comte Peter Homonay : Dominik Köninger
Sándor Barinkay : Thomas Blondelle
Kálmán Zsupán, un riche éleveur de porcs : Philipp Meierhöfer
Arsena, sa fille : Alma Sadé :
Mirabella, sa préceptrice : Helene Schneiderman
Ottokar, son fils : Julian Habermann
Saffi : Mirka Wagner
Czipra : Katharina von Bülow
 Chœur de la Komische Oper Berlin
 Orchester der Komischen Oper Berlin.
Berlin, Komische Oper, 6. juin 2021, 19h

C’était peut-être la production berlinoise la plus attendue, parce que la Première en janvier dernier avait été reportée sine die à cause de la pandémie. Barrie Kosky a décidé de rouvrir la salle par cette première de Der Zigeunerbaron dans la mise en scène de Tobias Kratzer qui a attendu plusieurs mois.
On voyait la joie de la réouverture sur les visages du personnel toujours si disponible de ce théâtre et bien entendu sur ceux des spectateurs : la Komische Oper es tun établissement particulier où règne une ambiance chaleureuse. On s’y sent immédiatement bien.
La production de Tobias Kratzer a été conçue (car il s’agit bien d’un concept) en fonction des conditions pandémiques, et les amateurs d’opérettes straussiennes avec grand orchestre et grand choeur, mais aussi de grand spectacle en seront pour leurs frais.  C’est une version plus intimiste et presque „cabaret“ qui a été proposée, et Tobias Kratzer est bien loin des vidéos étourdissantes du
Faust parisien. Nous allons expliquer pourquoi.
 

Tsiganes : Barinkay (Thomas Blondelle), Saffi (Mirka Wagner) Czipra (Katharina von Bülow)

Barrie Kosky a pris la parole en cette première qui était réouverture de la Komische Oper après des mois de fermeture en expliquant que la production était prête fin janvier et qu’elle est représentée début juin, ce qui en fait l’opérette la plus répétée de l’histoire de l’opérette,  chauffant ainsi la salle par une plaisanterie que d’aucuns ont jugé la meilleure de la soirée tant la production de Tobias Kratzer a été considérée comme frustrante sous ce rapport…
Même si l'opérette n'est plus un genre prisé en France, hélas, Der Zigeunerbaron est l’une des opérettes de Johann Strauss les plus populaires, l’œuvre est pleine de d’airs et de valses très connus, mais l’œuvre est peu à l’affiche ces dernières années (à Genève en 2017 quand même). Moi-même ne l’ai vue qu’une fois, en 1979 (!) dans une version scénique très « traditionnelle » de la Volksoper de Vienne.
Aujourd’hui, l’histoire fait problème parce qu’elle stigmatise les Tsiganes, victimes du nazisme et encore aujourd’hui cibles de toutes les idées reçues qui circulent sur les « voleurs de poules » (et pas seulement) qu’on entend contre les Roms en occident. Difficile de supporter sur une scène une communauté pointée du doigt ainsi. L’héroïne Saffi (une tsigane) chante son air d’entrée dont voici les paroles qui semblent intégrer tous les clichés sur les tsiganes qu’on entend chez les « braves gens » de Georges Brassens (« Non les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux »).
So elend und so treu ist keiner                          Nul n'est sur terra aussi malheureux
auf Enten wie der Zigeuner.                              et aussi fidèle que le tsigane.
0 habet acht. habet acht                                    0 prenez garde. prenez garde
vor den Kindern der Nacht !                              aux enfants de la nuit !
Wo Zigeuner ihr nur hört,                                Là où vous entendes des bohémiens.
wo Zigeunerinnen sind :                                    là où il y a des bohémicnnes
Mann, gib acht auf dein Pfent.                         homme, fais attention à ton cheval.
Weib, gib acht auf dein Kind !                          femme, fais attention à ton enfant !
Dschingrah, Dschingrah,                                  Dschingrah, Dschingrah,
die Zigeuner sind da !                                         les tziganes sont là !
Flieh', wie du k:uiiist,                                         Fuis comme tu peux
und fürchte den Zigeuner,                                 et redoute le tzigane
wo er erscheint,                                                   Où qu’il apparaisse,
ist er ein grimmer Feind !                                  c'est un féroce ennemi.
Trian trian davar !                                                Trian trian davar !
Flieh', wie du kannst,                                          Fuis comme tu peux
und fürchte den Zigeuner,                                 et redoute le tzigane !
wo er erscheint, da, heijah,                                Où qu'il apparaisse, heijah,
kommt er als Feind, heijah !                               il vient en ennemi, heijah !
C’est la focale de laquelle va partir Tobias Kratzer pour raconter cette histoire faussement légère.
On connaît les lois de l’opérette : jolis costumes de préférence « folkloriques », ballets, chœurs, orchestre, dialogues quelquefois ironiques et souvent comiques et surtout du « spectacle ».
Mais il y aussi une autre loi : l’opérette est un genre « populaire », qui doit aussi avoir une élasticité suffisante pour voyager, aller dans tous les lieux ou se plier à toutes les situations, et être adaptée en conséquence : mise en scène légère, petit orchestre, sans chœur etc… ou l'inverse !
Cette plasticité du genre, Kratzer va l’utiliser en cette période de Covid pour donner une version redimensionnée de l’œuvre, adaptée aux conditions sanitaires, pas de chœur (dissimulé dans les coulisses) orchestre hors de la fosse et sur scène où il dispose de plus d’espace. Pour lui qui est un spécialiste du « Grand Opéra » et du grand spectacle (voir son Faust parisien ou son Tannhäuser à Bayreuth) c’est un exercice particulièrement intéressant, mais contraignant.
Pourtant, ne nous laissons pas tromper par le metteur en scène. Le concept né du Covid sert le concept voulu pour l’œuvre. Kratzer n’avait probablement aucune envie de proposer une opérette viennoise traditionnelle à grand spectacle.
En effet, l’opérette viennoise traditionnelle s’appuie sur le cliché paradoxal dont les tsiganes sont l’objet : d’un côté ce sont les « voleurs » de poules, ceux dont on se méfie, de l’autre ce sont les violoneux des restaurants ou cabarets de Budapest ou de Vienne, en habit folklorique qui amusent le touriste. Aussi le texte de présentation du spectacle est-il très clair :
„Le terme "tsigane" a des connotations racistes et stigmatisantes, notamment en raison de son utilisation sous le national-socialisme, et ne devrait plus apparaître dans l'usage actuel sans classification ni commentaire.
Le livret de l'opérette Der "Zigeuner "baron de Johann Strauss Fils de 1885 utilise le terme d'une manière typique de l'époque, en partie comme une auto-désignation d'un groupe ethnique, en partie de manière péjorative, en partie comme une description neutre."

D'où le titre choisi par Kratzer qui isole le mot "Zigeuner" entre guillemets.
Pour mieux saisir la question centrale des tsiganes, non seulement il faut rappeler qu’ils furent l’objet de la barbarie nazie et massacrés dans les camps, d’autre part qu’il y a environ 700000 tsiganes ou roms (c’est les mêmes) en Hongrie, mais des milliers aussi aussi en Roumanie (l'intrigue se passe dans le Banat hongrois, aujourd'hui située en Roumanie) et dans d’autres pays d’Europe centrale.  On les considère comme des parias alors qu’ils sont chez eux en Europe et depuis plus de mille ans. Déjà avant l’arrivée d’Orban au pouvoir en Hongrie, ils vivaient pour beaucoup dans des quartiers à la périphérie des villes, squattant des maisons en ruines ou abandonnées, avec des programmes financés par l’Europe pour leur inclusion dans la simple vie urbaine ordinaire et surtout à l’école. On peut imaginer ce que c’est devenu depuis Orban. Et de l’autre côté de cette réalité, le folklore continue dans les restaurants touristiques.
Le Baron tsigane, opérette de 1885 célèbre musicalement l’union de la valse viennoise et du folklore hongrois, à l’heure où depuis 1867, l’Empire est devenu « Austro-hongrois » (on dit « K.u.K. ») ((Wiki : KuK (écrit k. u. k., k. und k., ou, plus rarement, k. & k.) est l'acronyme de l'expression kaiserlich und königlich, impérial et royal en allemand. Ces qualificatifs étaient employés par le gouvernement austro-hongrois, à l'époque de 1867 à 1918 où l'empire d'Autriche et le royaume de Hongrie étaient réunis en union réelle au sein d'une même entité politique)) avec une double Monarchie, voilà pour la face visible.
Pour la face invisible, l’opérette raconte la reconquête par Sandor Barinkay un propriétaire terrien hongrois revenu d’exil, de ses terres occupées par des « bohémiens » et revendiquées par Zsupán, un éleveur de porcs qui lorgne lui aussi sur ces terres abandonnées qui contiendraient un trésor abandonné par les parents de Barinkay.
Ainsi l’éleveur de Porcs promet à Barinkay sa fille Arsena, pourtant amoureuse du jeune Ottokar, pourvu qu’il renonce à ses propriétés. Mais Barinkay tombe de son côté amoureux de Saffi, une bohémienne, et il devient en quelque sorte le chef du groupe de bohémiens, le « baron » tsigane qu’il préfère aux gens « de bien » que sont la famille de Zsupán.
Mais la guerre éclate et tous les hommes partent … Au retour des combats, tout finira bien, Arsena épousera son Ottokar, Barinkay épousera Saffi (qui n’est pas bohémienne mais en réalité une princesse) tout en retrouvant la propriété de ses terres. Quant aux tsiganes, héroïques à la guerre, ils ont démontré qu’ils sont de vrais citoyens de l’Empire et pas des parias…
On peut dire que tout est bien qui finit bien, que Barinkay est passé par-dessus les clichés et épouse une Bohémienne, mais le livret rend Saffi « épousable » puisqu’on révèle qu’elle est en réalité une princesse confiée à Czipra la tsigane (qui n’est donc pas sa mère). La mésalliance n'est plus du côté où l'on croit…
Alors Kratzer donne une version avec dialogues nouveaux, et va proposer point par point un travail à l’opposé de l’attendu :
  • Là où l’opérette aime les costumes folkloriques, et le thème « Tsiganes » peut exciter les imaginations, créer de beaux costumes avec de belles couleurs et beaucoup de frou-frou folklorique, Kratzer impose l’image peut-être frustrante pour certains de costumes « ordinaires » aussi bien de la bourgeoisie représentée par Zsupán, que des Bohémiens : autrement dit, on ne peut les identifier comme « tsiganes ». Les seuls « costumes » qui tranchent ce sont ceux des soldats… Manière élégante de souligner que tout est « humanité » sans discours ni signes « visibles » de diversité.
  • Là où l’opérette aime les changements d’espace et de décors, Kratzer et son décorateur Rainer Sellmaier font du proscenium l’espace unique de jeu, avec seulement quelques accessoires.
  • En réaménageant l’espace, le seul décor construit sont trois arceaux qui abritent l’orchestre en fond de scène, trois arceaux dans le style baroquisant de ceux de la Komische Oper, pendant que la scène est reliée à la salle par quelques marches. Le but est évident, faire de la salle à effectif réduit, une sorte de grand salon où l’on va assister à une opérette un peu « privée », comme dans les salons des palais, comme les opéras de Haydn chez les Esterházy – tiens, une famille hongroise …- .

Le comte Homonay (Dominik Köninger) Sandor Barinkay (Thomas Blondelle)

Cette idée d’une opérette « de salon » dans une ambiance plus intime, convient non seulement aux circonstances mais aussi au propos : il s’agit non de créer un monde rêvé mais de rapprocher fortement ce qui se passe sur scène et dans notre monde. Kratzer opte résolument pour la rupture du quatrième mur : d’ailleurs le comte Homonay (Dominik Köninger), est en scène à l’ouverture de la salle et pendant l’entrée du public.
Alors évidemment, tout le rapport scène-salle est transformé, y compris le rapport sonore : les acteurs-chanteurs sont au premier plan et l’orchestre au second, avec un son notoirement plus étouffé. Là encore, l’équipe dramaturgique ne peut l’ignorer, et même si l’on est surpris au départ, on finit par s’habituer à ce son qui alors fait penser à ces orchestres allégés qu’on pourrait entendre dans un salon, chez un privé, dans un cabaret ou un restaurant. L’orchestre est d’ailleurs traité comme un personnage de l’opérette : quand l’armée recrute, les musiciens et le chef revêtent casques et uniformes, et disparaissent pendant le temps de guerre/attente, donnant d’ailleurs lieu à l’une des scènes les plus réussies de toute la soirée.
En effet, la seule vraie péripétie de l’œuvre, c’est le départ à la guerre de Barinkay, de son « beau père » Zsupán, du jeune Ottokar et des tsiganes, ce qui laisse à l’arrière les femmes, aussi bien les tsiganes que la famille de Zsupán l’éleveur de porcs.
La simple humanité : fumer ensemble une cigarette. Trois musiciens, Dominik Köninger (Le Comte Homonay) Czipra (Katharina von Bülow), Mirabella (Helene Schneiderman), Arsena (Alma Sadé)

Tout l’orchestre est lui aussi parti, il ne reste que trois musiciens. Les femmes, a priori adversaires, mais unies dans l’attente, et Homonay resté à l'arrière, finissent par échanger une cigarette, vivant la même situation avec les mêmes ressources… image très émouvante de la véritable humanité, qui abolit les haines, les clichés et le rejet d’autrui.
Il ne se passe rien sur la scène que cette pantomime, sans discours, mais c’est évidemment la scène centrale, qui fait basculer les personnages, qui ici comme par hasard sont essentiellement  les femmes, puisque tous les hommes sont partis.
C’est cette « modestie » des moyens, cette réduction du propos à quelques gestes, qui frappe ici et qui a dû décevoir ceux qui s’attendaient à en avoir plein les yeux.
De même l’humour de Tobias Kratzer souvent dévastateur, se trouve ici concentré sur de petits gestes, des échanges entre les personnages, devenus par force essentiels par la disposition scénique, par l’absence de chœur. Pour justifier le chœur en coulisses, on a placé un gramophone au milieu de la scène comme si on passait un disque, mais surtout comme si c’était de la musique du passé, de ces disques primitifs qui grésillaient : c’est là encore une manière de rendre l’ambiance d’un espace privé et d’un rapport éloigné de la tradition, renvoyée à un passé oubliable.
Enfin, avant de passer au discours politique, les clichés se construisent et se transmettent souvent dans la sphère privée, mais c’est aussi dans la sphère privée à l’inverse que renaissent les traces d’humanité, les mariages mixtes par exemple, comme ici Barinkay et Saffi.
L’humour de Kratzer se concentre sur une vidéo désopilante qui illustre l’air de Zsupán où le personnage se présente à travers son métier, où peu à peu l’objet du métier (le porc) devient objet du désir presque fusionnel : le personnage négatif pendant toute la première partie, est identifié l'objet de son désir : il devient porc, c’est un porc. C’est sans doute le moment le plus drôle et incisif de la soirée, notamment grâce à la performance filmique de Philipp Meierhöfer.
Philipp Meierhöfer (Kálmán Zsupán) au milieu des tentes tsiganes

Nous l’avons évoqué : dans un travail aussi « simplifié » les personnages prennent le pas sur la machinerie, avec un travail d’acteur indispensable. En effaçant les différences entre Tsiganes et non Tsiganes, Tobias Kratzer montre de la manière la plus simple qui soit l’idiotie des idées préconçues et des clichés : il n’a pas besoin de longs discours sur les valeurs, il montre l’égalité : impossible de voir la différence entre Mirabella et Arsena (les bourgeoises), Saffi et Czipra (les Tsiganes) et la confusion qui se crée au départ est bienvenue, impossible de pointer les identités, ces lubies des imbéciles. Il efface la « tsiganerie » et du même coup montre la vanité des clichés
D’ailleurs, entre la famille hongroise bourgeoise qui élève les porcs, et les tsiganes, il n’y a aucune prééminence, tout le monde est installé là depuis des siècles appliquant le concept de « Terre-patrie » cher à Edgar Morin et Kratzer le montre, sans jamais le souligner, comme une humanité commune qu’on ne saurait distinguer : les oppositions sont dans les têtes. Tout le monde est chez soi et l’autre me ressemble…
C’est donc par les personnages que vont se lire les oppositions et les caractères. Il y a d’abord le comte Homonay, l’image du soldat à la morale ancienne, qui suit l’ordre ancien, et qui devra à la fin reconnaître qu’il y a un ordre nouveau. Il semble toujours dépassé, notamment par l’allant et le dynamisme de Barinkay qu’il est sensé accompagner dans la reconquête de son domaine.
Barinkay  est celui qui revient d’exil, qui a voyagé et circulé, plus curieux et ouvert que les autres personnages, et donc plus enclin à comprendre les tsiganes mais un peu radical aussi : lorsque Saffi trouve le trésor, il refuse de continuer leur relation amoureuse. Elle serait pervertie par cette nouvelle fortune. Aimerait-il aussi Saffi parce qu'elle était « pauvre » et donc avec l’assurance qu’il la dominerait ? Ou bien la pauvreté est-elle garante de la bonté, dans une sorte de rousseauisme idéal ?
Nous sommes au XIXe, et le monde d’Homonay n’est plus (c’est un peu la problématique du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et du film de Visconti Le Guépard ). Mirabella et Arsena la préceptrice et l’élève sont les femmes issues de la bourgeoisie et Ottokar le fils de Mirabella amoureux d’Arsena est affublé d’un détecteur de métaux : il cherche le trésor pour gagner la légitimité dans l’esprit du père d’Arsena. Comme les tsiganes, Zsupán s’est plus ou moins installé sur les terres de Barinkay sans plus de légitimité sinon la conviction que « l’argent fait tout », typique de la bourgeoisie parvenue. Quant aux Tsiganes, le seul signe qui les indique sont des tentes de camping, qui ressemblent tant aux tentes de réfugiés de Syrie ou d’ailleurs qui ont essaimé dans Paris. Signe de misère et d’exclusion, signe aussi de nos refus d'accueillir l'autre.
L’arrivée de Barinkay est donc un révélateur de toutes les petitesses qui traversent la société, mais sur un fond géopolitique particulier : dans un empire qui est une mosaïque de peuples, l’identité hongroise spécifique vient d’être reconnue par l’Empire. Kratzer fait donc de l’opérette le lieu de ces basculements : Homonay, vieille aristocratie, Ksupán, nouvelle bourgeoisie campagnarde, Barinkay, l’aventurier qui ne se sent lié par rien et revient au pays, plein de l’usage des diversités du monde, et les Tsiganes, tout autant chez eux que les hongrois, qui occupent tout comme Ksupán le terrain de Barinkay…
Dans ce paysage complexe, les relations amoureuses sont aussi transgressives : Ksupán veut bien donner sa fille à Barinkay pour garder la terre, mais la fille est amoureuse d’Ottokar, le fils de la gouvernante, une petite mésalliance. Quant à Barinkay, il s’intéresse aux Tsiganes et tombe amoureux de Saffi, ce qui est aussi une « mésalliance » aux yeux de la société… L’amour transgresse les identités et les classes : c’est vrai depuis toujours. L’amour se joue des « races » et des classes sociales, que ce soit entre Ottokar et Arsena qu’entre Saffi et Barinkay…
Kratzer a donc à la fois simplifié le livret, tout en en gardant la moelle, parce que chaque personnage masculin est un « type » donné, le comte Homonay un peu « scogneugneu », le baron un peu « perché », Ksupán le bourgeois obtus et grippe-sou, Ottokar le jeune timide et amoureux et au contraire les personnages féminins seraient presque interchangeables, plus ouverts, plus disponibles, moins soumis aux contingences, en somme plus humains.
Le soldat, seul identifiable… Dominik Köninger (Le comte Homonay)

Au milieu de cet écheveau, quelquefois original et quelquefois attendu, il y a la guerre, qui est vue par le livret originel de manière sarcastique et ici comme l’élément de résolution : la guerre met les hommes à égalité devant la mort, égalité qui se lit aussi par l’uniforme, qui comme son nom l’indique, uniformise. Très subtilement Kratzer fait de la guerre le moment qui fait basculer la situation, les personnages et aussi la musique puisque l’orchestre est lui aussi enrôlé et disparaît momentanément.
Alors, il fait de la guerre une double lecture, d’un côté les femmes restées à l’arrière s’unissent et sympathisent, de l’autre les hommes reviennent transformés : ils ont fait l’expérience commune de la guerre qui efface les différences et les classes sociales. Il y a un avant et un après, et la guerre accélère et facilite les résolutions. C’est une morale évidemment discutable (elle est celle du livret original) qui affirmerait que la guerre est solution des conflits privés et publics, mais en même temps elle applique le vieil adage allemand « Durch Schäden wird man klug » (c’est dans les crises qu’on devient intelligent), l’expérience douloureuse débloque les choses.
Tous en sortent transformés, même si Zsuprán essaie brièvement de se vanter, Ottokar oblige à reconnaître dans les Tsiganes les héros qui ont sauvé la patrie et donc par-delà les préventions et les clichés, les voilà inclus dans la communauté.
Quant à Homonay, qui voulait à toutes forces au départ revenir au monde ancien, le voilà contrait d’accepter le « multiculturalisme » d’un Empire qui, historiquement, est à peine commencé qu’il est déjà finissant.
Dans ce refus de Kratzer de célébrer avec une joie folle le multiculturalisme final, il y aussi un pessimisme qui ne dit pas son nom et qui se sent tout au long de la représentation. Était-ce l’œuvre idoine pour une idée aussi sérieuse ? C’est toute la question.
Dans ce travail de Tobias Kratzer, il y a comme un exercice de style. Il prend les attentes du public à revers, d’autant plus qu’il affronte l’opérette viennoise, voire hongroise, riche de clichés folkloriques sur une Hongrie souriante et pittoresque comme chez Emmerich Kalmán dans Princesse Czardas ou Die Zigeunerprimas, voire Gräfin Maritza qui emprunte beaucoup au Zigeunerbaron dont par exemple le personnage de Zsupán…
L’abandon des fanfreluches de l’opérette traditionnelle est évidemment la marque principale de cette mise en scène. Kratzer respecte la musique, respecte aussi l’œuvre, wo viele Sprengmeister Öl ins Feuer gießen, , où bien des boutefeux attisent les haines, sacralisent les frontières et la clôture, au nom de fariboles sur l’identité, les peurs, les exilés, les migrations : voilà une œuvre dont le héros revient d’exil et où le rideau s’ouvre sur une société cloisonnée, et se ferme sur une société qui enfin fait société. La seule question est de se demander s’il faut une guerre pour cela… et l’autre question est celle de l’opérette, du sourire, de la plaisanterie et de la distance sarcastique.
Tobias Kratzer est souvent drôle, amusant, voire cinglant, et ici, il ne l’est pas comme on l’attendrait dans un genre où le « Witz » (la drôlerie) est roi. Il n’en avait peut-être pas envie… Kratzer n’a pas voulu de légèreté, il n’a voulu qu’un léger sourire.
L’opérette viennoise « contrainte » devenue opérette de salon devient « presque » une comédie dramatique : public réduit, pandémie, intimisme, ça incite au sourire mais pas au fou-rire, sans parler de la concentration à 100 minutes de la durée sans entractes, comme un bloc qui ne laisse pas de temps pour se vautrer dans la valse et la chanson…
On pourra discuter à l’infini de ce choix pour une œuvre qui est l’un des chefs d’œuvre du genre : c’est intelligent, c’est bien adapté aux circonstances, mais il ne faut pas s’attendre aux fous-rires de opérettes berlinoises à la Oscar Straus ou Paul Abraham, on sourit quand Homonay mange sa Zigeunerschnitzel, et on rit quand Zsupán mange son porc sous tous les modes possibles, mais là on rit devant une vidéo.
On l’a souligné, tout repose sur les interactions entre les personnages et la disponibilité des acteurs, et comme souvent à la Komische Oper, c’est l’homogénéité et la qualité de la troupe qu’il faut souligner, parce que tous ou presque font partie de l’ensemble de la Komische Oper, cette « famille » si souvent célébrée par Barrie Kosky.
Les caractères masculins sont plus affirmés, parce que plus contrastés que les caractères féminins, volontairement moins abrupts, comme si les personnages féminins portaient cette humanité que les hommes ne portent pas au moins au début de l’œuvre.
Dans l’opérette traditionnelle, c’est Zsupán, l’éleveur de porcs qui préfère les joies du porc à celles de la lecture qui est le personnage comique central, baryton de caractère qui doit faire crouler de rire la salle. Philipp Meïerhöfer est privé de son air fétiche, interprété sur la vidéo avec orchestre enregistré. Ce ne peut être un hasard car Kratzer veut sans doute aussi redimensionner le personnage (interprété dans une production berlinoise à grand spectacle il y a quelques décennies par le mythique Ivan Rebroff) et du coup le rôle est réduit, et Meierhöfer ne peut être le personnage truculent et central qu’il devrait être. Le jeune Julian Habermann (Ottokar) a le profil et la voix d’un Nemorino, timide, mais très lyrique. Au centre de l’intrigue, Homonay (Dominik Jöninger), nostalgique des temps anciens, engoncé dans son uniforme, mangeant sa Zigeunerschnitzel (escalope au paprika) pendant qu’il écoute de la musique au gramophone, n’arrive pas toujours à s’affirmer. Il est vrai que Thomas Blondelle (Barinkay), de la troupe de la Deutsche Oper (il est un magnifique Loge dans l'actuel Rheingold signé Herheim), est mis en relief par la mise en scène où il est particulièrement engagé, vu comme un personnage en rupture, qui vient un peu « casser la baraque ». Vocalement, il est remarquable, avec un chant engagé, agressif, et un beau timbre de ténor, c’est sans aucun doute le triomphateur de la soirée et Kratzer a déplacé vers lui tous les enjeux.
Du côté féminin, Katharina von Bülow (Czipra) et surtout Alma Sadé (Arsena) s’en tirent avec tous les honneurs, mais Helene Schneiderman s’impose comme souvent par une certaine élégance et une vraie émotion. Quant à Mirka Wagner, elle est Saffi, avec une voix large, des aigus puissants, peut-être un peu trop pour l’opérette, mais la performance est bien réussie dans l’ensemble.
Reste la question de l’orchestre : Stefan Soltesz est un excellent chef, qui plus est spécialiste de ce répertoire, et il dirige l’ensemble avec un vrai rythme, de la finesse, et une familarité évidente. Sa présence en fond de scène avec l’orchestre au grand complet est d’autant plus frustrante que le son qui nous parvient est presque celui d’un « petit » orchestre tsigane… Est-ce voulu ainsi ? Si c’est le cas, pourquoi ne pas avoir choisi une version « réduite » de la partition pour petit orchestre ?
C’est vrai que l’un des caractères de l’œuvre est l’orchestre important et le chœur, réduits ou au fond de scène ou aux coulisses… Option exigée par la pandémie, mais en même temps immensément frustrante musicalement. Il eût peut-être fallu appliquer la cure d’amaigrissement à l’orchestre et au chœur, pour en faire vraiment une œuvre de salon. L’orchestre en fond de scène donne un son étouffé, mais le voir dans son ensemble fait un peu grincer. Il reste que là encore, la chose ne peut qu’être assumée par l’équipe de production et la direction de la Komische Oper. Il fallait donner à ce « Zigeuner »Baron le goût du mélancolique, du lointain, et de ce point de vue, c’est une option justifiable, même si elle n’est pas tout à fait accomplie.
Mais la question de la frustration n’est-elle pas partie intégrante du projet, ainsi historiquement témoin d’une période d’immense frustration pour les spectacles : conçue pour un public réduit et avec un concept épuré, cette production est une pierre miliaire de notre période de pandémie et le basculement qu’on sent dans l’œuvre avant/après la guerre doit évidemment être rapproché de notre situation avant/après pandémie. L’opérette, c’est quelquefois du sérieux. 
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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